Qu’est-ce qu’une crise ?

Une crise est un phénomène qui devait se produire et qui vient à son heure bousculer l'organisation établie, un certain équilibre construit plutôt stable. On ne répare pas une crise : on y fait face soit en l'accompagnant par des réponses adéquates soit en la menant à son issue inévitable. On donne à tort le nom de crise à des phénomènes naturels ou par euphémisme pour désigner une guerre. Une guerre n'est pas une crise, c'est juste une guerre. Un choc n'est pas toujours suivi d'une crise. On comprend dès lors que la définition de la crise importe beaucoup dans le débat autour du concept de crise.
Une crise est une menace qui met en alerte notre instinct de survie. Elle ébranle notre zone de confort et nos certitudes.
Pour faire face à une crise, il faut avoir déjà intégré la notion de crise.
I - La définition célèbre de crise donnée par Antonio Gramsci est correcte
Ce penseur communiste italien, lui-même sujet à des crises (nerveuses) et qui a subi la crise du fascisme, a écrit ses cahiers durant ses longues années de réclusion comme prisonnier politique. Après sa mort, on a retenu cette définition célèbre : « La crise consiste justement dans le fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés » (Cahier 3, § 34, p. 283).
Cette citation n'est que la mise en mots de ce que l'Humanité sait depuis plus de trois mille ans : les mythes grecs d'Ouranos, de Cronos, de Zeus, de Déméter, notamment, exprimaient déjà par des images fortes et puissantes le phénomène de crise.
1er exemple : Chaos engendre cinq divinités primordiales : Gaïa (la Terre), Tartare, Eros, Erèbe (les Ténèbres), Nyx (la Nuit), Ouranos (le Ciel). Mais Ouranos couvre la Terre sans permettre à ses enfants de venir au dehors d’elle. Nous sommes don cbien dans le scénario décrit par Gramsci : l'ancien monde ne permet pas au nouveau monde de naître. La crise surgit et quelle crise ! Gaïa forge une faux et son fils Cronos castre son père (Les mythes grecs ne font pas dans la dentelle), lequel doit s'exiler. C'est la sortie de crise.
2ème exemple : la nouvelle génération a gagné et règne par Cronos. Celui-ci engendre des enfants (les futurs dieux olympiens) avec sa sœur Rhéa (oui, sa sœur ! Les mythes grecs sont ainsi) et que fait-il ? Comme son père Ouranos, il retient la naissance du monde nouveau. Il avale dès leur naissance les enfants qu'il a eus avec Rhéa. Mais il ne les croque pas, contrairement à la représentation donnée par Goya dans son tableau : "Uranus dévorant ses enfants". C'est pourquoi, Zeus - qui a réchappé à l'ngloutissement grâce à Gaïa - lui fait recracher plus tard ses frères et sœurs (Hestia, Déméter, Héra, Hadès, Poséidon). C'est la sortie de crise.
Mais la suite des mythes grecs met en scène bien d'autres crises encore.
II - La crise engendre des monstres, ajoute Gramsci
La seconde partie de la citation est souvent traduite par « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».
Des monstres sont en effet apparus lors des crises racontées par les mythes grecs. Typhon a pour fonction d’engendrer des monstres. Il s’accoupla avec Echidna : moitié femme et moitié serpent. Des monstres (terrestres) naissent de leur union : Cerbère, Chimère, Sphinx, Lion de Némée, Hydre de Lerne, Gorgones : trois sœurs dont Méduse. Des monstres marins aussi sont créés : Phorcys et Céto engendrent les Grées et les Phorcydes (dont la mère du cyclope Polyphème).
Après ce tour d'horizon, posons-nous la question "à quoi servent les monstres ?" Il semblerait que, dès l'Antiquité, ils aient eu pour fonction de régler des conflits et des situations sans issue pendant la période que Gramsci nomme "l'interrègne" : la période intermédiaire entre l'effacement du monde ancien et le règne du nouveau monde. Durant cet intervalle, le plus grand désordre règne et le monde est livré aux appétits des uns et des autres. Pour trouver des voies de sortie glorieuses, les héros jaillissent (lque es monstres mettent en valeur en éprouvant leur force, leur adresse et leur ruse !) : Persée, Hercule, Thésée, etc.
L'Histoire recèle d'exemples de héros surgis durant les interrègnes, Napoléon n'étant pas le moins illustre. Quand la société retrouve une organisation fonctionnelle et stable, les héros disparaissent, un système domine alors et les crises sont limitées ou cycliques et atténuées, en un un mot gérables.
III - La définition de crise de Gramsci doit être complétée par le concept de séparation
La crise n'est pas simplement une transition, une étape dans une succession de changements. Elle est avant tout une séparation.
Les exemples de la mythologie précités le confirment.
L'enlèvement d'Hélène à Ménélas est vécu comme une violente séparation par tous les Grecs. Ils s'unissent tous contre Troie. C'est parce qu'il ne s'agit pas d'un simple enlèvement, d'une offense à l'union matrimoniale. Il s'agit d'un arrachage violent ressenti par tout le peuple grec. En l'occurrence, la crise est tellement forte qu'elle débouche sur une guerre sanglante : la Guerre de Troie.
L'existence humaine apporte aussi son lot d'exemples de séparations-crises :
- Crise de l'accouchement : la dépression puerpérale pour la femme. Pour ce qui est du bébé, il subit aussi certainement une crise d'éjection du ventre maternel mais on ne peut pas l'évaluer.
- Crise de la séparation mère-enfant : premier stade d'opposition (stade dit du miroir) qui se traduit par la prise de conscience que l'Autre est distinct de moi. Cette séparation offre à l'enfant son autonomie et coupe le cordon ombilical symbolique, évitant ainsi le phénomène de fusion affective mère-enfant, phénomène qui nuit à l'enfant dans son cheminement vers l'état adulte.
Ici, le mythe grec de Déméter et de sa fille Perséphone est une illustration parfaite. La fille de Déméter (qui s'appellera Perséphone ensuite) est enlevée par le puissant dieu des Enfers, Hadès, son oncle. Déméter, folle de douleur, quittera le séjour des dieux pour se réfugier sur la terre et, pour se venger, elle empêche les semences de germer. « La Terre sera affamée tant que je n'aurai pas retrouvé ma fille ». La crise naît d'une séparation douloureuse. Cet exemple montre qu'une demi solution est la pire des réponses. En effet, dans cette histoire, Zeus doit négocier avec Hadès et l'accord conclu ne résout pas complètement la crise : Perséphone devra rester aux Enfers la moitié de l'année (automne et hiver pendant lesquels sa mère déprime et ne laisse rien pousser). Au printemps et en été, elle vient sur terre et Déméter est heureuse : toute la nature renaît !
Si la solution donnée à Déméter est mauvaise, elle est utile aux hommes. En effet, ce mythe justifie le cycle des saisons et dissipe chez nos lointains ancêtres la peur liée à l'hiver (les gens redoutaient que le printemps ne revienne plus).
- Crise de l'adolescence : la séparation peut ici provoquer une rupture psychologique entre l'adolescent et les adultes. Mais le but de la gestion de crise est d'éviter la rupture et d'accompagner la séparation naturelle.
- Crise du sentiment amoureux : l'amour est un chamboule-tout. Il serait trop aventureux d'essayer d'expliquer par la philosophie les nombreuses crises que l'amour engendre.
- Crise de la rupture amoureuse : ici, la crise prend la forme d'une rupture plus que d'une simple séparation.
- Crise du deuil
IV - Notion de crise et normalité
Certaines crises, on le voit, sont naturelles. D'autres ne sont pas naturelles mais normales par rapport au système de référence : les crises économiques cycliques, les crises cycliques de la démocratie.
Séparation rime avec réparation
Quand la crise se traduit par une séparation (et non par une rupture définitive), la réparation est possible : réparation non pas pour remettre les choses comme avant mais pour tisser un nouveau lien, un lien d'amitié et de respect réciproque. C'est pourquoi, de façon générale, il y a lieu de distinguer les crises de rupture des crises de séparation. Car la réparation est un outil précieux pour le second cas. Il faut se garder de décider qu'une crise est synonyme de rupture quand des voies de réparation ("recréation" : mot plus adapté peut-être) sont possibles.
Quand la crise-séparation est correctement traitée, on évite une rupture. La séparation, au lieu d'aboutir à une rupture, opère un rapprochement. vivable voire productif
Sur un plan géopolitique, cette thèse peut aussi se vérifier. Un territoire peut faire sécession. La crise ainsi créée peut finir dans un bain de sang (Guerre de Sécession américaine) ou peut mieux tourner avec l'aide d'une diplomatie juste et désintéressée (celle de l'OTAN ne répond pas à cette définition...).
Beaucoup de crises, qui reviennent par cycles, ont été intégrées par l'Humanité comme étant normales grâce, au début, par l'adoption de récits mythologiques et de croyances.
L'enfant s'invente des mythes pour supporter les moments de crises difficiles. Ce comportement est normal. Le mythe est donc une solution vitale, comme un baume, un pansement temporaire. Le mythe est utile soit de façon transitoire soit pour un usage modéré, mais le perpétuer comme un recours permanent et en de trop nombreuses occasions altère le jugement et ne permet plus d'appréhender le réel avec lucidité. C'est alors aussi une méthode de fuite pour éluder les difficultés réelles. Les mythomanes vivent dans une réalité alternative : je citerai ici le cas de Donal Trump. Ne faisons pas un mauvais usage du mythe, n'en faisons pas non plus un usage exagéré : "rien de trop" disaient les Grecs.
Nous tous, nous vivons avec des mythes que nous avons créés ou adoptés et qui nous aident. Fort heureusement, comme l'enfant qui doute de l'existence du Père Noël, nous savons faire la différence entre la réalité et le mythe.
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