Qu’est-ce que moi ? Suis-je un être indépendant ? Et si ce ne serait plus qu’une illusion provenant des limites de mon horizon intellectuel
Écrit par le philosophe allemand Johann-Gottlieb Fichte, dans son ouvrage « La Destination de l’homme ». (1)
Dans le chapitre croyance, le philosophe allemand s’auto-analyse ; il cherche à sortir de sa propre « représentation », savoir ce qui a précédé à lui et ce qui doit lui survivre. Sauf qu’à la fin, à force de pérégriner, il se rend compte qu’il ne sait rien ni ne peut savoir. Mais les questions qu’il pose s’adressent à tout un chacun pour peu que chacun s’interroge sur soi, sur sa raison d’être et sur le sens de son existence. Ce qui n’est pas facile, pour cela l’être doit se transcender et aller vers lui-même. « Ce qui est réellement lui-même et comprendre qu’en fait il n’est pas réellement indépendant. Et par cette conscience de son état, il prend conscience de ce qui en ressort de son humanité. »
ESPRIT, tes paroles m'ont étrangement troublé ; mais du milieu de l'odieux isolement où tu m'as confiné, des profondeurs de l'horrible abîme où tu m'as précipité, je n'en aurai pas moins le courage de suivre ton conseil.
Et d'abord, m'interrogeant moi-même, je me demanderai d'où vient qu'il n'y a que trouble, que dégoût pour mon âme dans une doctrine dont mon intelligence est demeurée complètement satisfaite.
La réponse n'est pas douteuse. C'est que, dans cette contradiction, plein de poignantes angoisses, je réclame quelque chose que cette doctrine m'a refusée. Je veux, quoi qu'elle m'ait dit, qu'il y, ait au-delà de la représentation une chose qui, ayant précédé la représentation, doive lui survivre. Je veux qu'en face de la représentation se trouve une chose qu'elle n'a pas produite et ne saurait modifier. « La représentation sans objet n'est pour moi qu'une vaine, qu'une trompeuse image. » S'il était donc vrai qu'aucun objet n'existât au-delà de la représentation, s'il était vrai qu'en dehors de la science ne se trouvât pas en rapport avec la science une chose qui n'est pas la science, j'aurais été toute ma vie le jouet d'une décevante illusion. - Mais cela peut-il être ? Est-il réellement possible qu'au-delà de la représentation rien ne soit ?-Au point de vue du sens commun l'assertion n'est que risible. Il n'est personne qui osât l'émettre ou seulement la réfuter sérieusement. Et pourtant ce n'en est pas moins, pour l'intelligence éclairée qui en a sondé les fondements et les a trouvés inébranlables pour le raisonnement, une désolante, une anéantissante pensée.
D'un autre côté, que peut-il donc se trouver au-delà de la représentation ? En quoi peut consister cette chose dont l'existence m'intéresse si vivement ? Par quelle force agit-elle sur moi ? Surtout par quelle voie, pénétrant au dedans de moi, vient-elle s'appliquer pour ainsi dire si fortement à mon âme, en se mêlant à elle, qu'on ne peut plus ensuite les détacher l'une de l'autre sans déchirer mon âme elle-même par l'effort qui les séparerait ?
Si, rentrant en moi-même, je me recueille un seul instant, une voix intérieure s'élève aussitôt pour me dire : Ce n'est pas seulement savoir qu'est ta destination, c'est agir conformément à ce que tu sais. Ce n'est pas pour te contempler éternellement toi-même, pour couver stérilement pendant l'éternité tes propres impressions, que la vie de ce monde t'a été donnée, mais tout au contraire pour agir. « L'action, l'action seule constitue la dignité de ton être. »
C'est au-delà de la représentation, au-delà de la science, c'est dans un monde supérieur à la science, meilleur et plus élevé que le monde de la science, contenant en lui le but et la fin de toute science, que bien certainement m'appelle déjà cette voix intérieure ; car si je sais que j'agis lorsque j'agis, si je sais de plus comment j'agis, rien de tout cela n'est pourtant l'action, c'en est seulement la contemplation. Cette voix me révèle donc ce que je cherche ; elle m'enseigne une chose en dehors de la science, une chose qui par sa nature intime se trouve être indépendante de la science.
Cela est vrai, je le sais immédiatement, mais une fois livré, comme je le suis, à la spéculation, c'est à la spéculation seule qu'il appartient de dissiper les doutes qu'elle a élevés ; c'est à son tribunal que toute question doit être jugée. Je suis condamné à rechercher sans cesse le comment et le pourquoi de toutes choses. Ici donc il faut que je me demande d'où vient cette voix qui se fait entendre au dedans de moi, ce qu'elle est, de quel droit elle m'appelle au-delà de la représentation.
En moi se trouve l'instinct d'une activité libre, indépendante. Rien ne saurait m'être plus odieux que la pensée d'être par un autre ou à cause d'un autre. Je veux être par moi seul, à cause de moi seul. J'ai le sentiment d'une personnalité indépendante que je trouve au dedans de moi tout aussitôt que je me perçois ; il est indissolublement lié à ma conscience de moi-même.
« Il est vrai que, d'abord obscur, confus en moi, ce n'était qu'un aveugle instinct ; mais la pensée lui donne en quelque sorte des yeux. » Dès lors, devenu libre de marcher, il m'entraîne à lui, me contraignant à agir, et me forçant pour ainsi dire d'être indépendant. Je suis donc un être indépendant ? Mais qu'est-ce que moi ? Quel est cet être qui, dans la conscience, l'intuition, la pensée, se trouve toujours, tout à la fois le sujet et l'objet ? Qui, sous ces deux points de vue, est ce qu'il est absolument ? C'est absolument, en effet, c'est par moi-même qu'en moi se forme une notion ; c'est de même absolument, par moi-même, qu'à cette notion je fais correspondre une certaine modification de moi-même, indépendante de cette notion, en dehors de cette notion. Pourtant comment ce dernier fait est-il possible ? L'être ne peut se rattacher au néant d'aucune façon. De rien ne peut sortir quelque chose. Ma pensée objective ne saurait être immédiate. Mais un être qui se rattache nécessairement à un autre être aura nécessairement aussi sa raison dans cet autre être ; il ne peut être le premier anneau d'une chaîne, le premier terme d'une série quelconque. Je devrais donc le rattacher à un autre objet ; et cependant je ne puis le faire. Ma pensée, d'après sa nature, est donc absolument libre ; elle crée quelque chose de rien. Or, « afin que la modification de moi-même, afin que l'action que j'exécute m'apparaisse libre aussi, m'apparaisse spontanément produite par moi-même, je rattache cet acte à ma pensée. »
Quant à ma personnalité en tant que moi, c'est sans aucun doute comme il suit que je l'ai toujours connue. Je me suis attribué d'abord la faculté de former une notion en général, on de former telle notion en particulier, et de faire cela absolument parce que je formais une notion en général, parce que je me formais telle notion en particulier. Tout cela se faisait, à ce qu'il m'a paru, en vertu de ma toute-puissance intellectuelle. Mais cela ne m'a pas suffi. J'ai bientôt vu qu'outre tout cela j'étais doué aussi de la faculté de tirer en quelque sorte, au moyen d'un acte réel, de la notion intellectuelle la notion réalisée ; que j'avais ainsi, outre la faculté de me former de simples notions, une autre faculté d'une efficacité plus réelle ; que je possédais enfin une sorte de forcé vraiment créatrice. Il est en effet bien facile de concevoir que les notions qui précèdent l'acte ne sont pas des copies, des imitations, mais tout au contraire des types, des modèles devenant visibles au moyen de leur réalisation.
Or, remarquons-le, c'est là le point d'où s'est développée en moi la conscience de toute réalité. Ce point est précisément celui où j'ai rattaché à ma notion intellectuelle une force réelle, une activité réalisante. « Qu'il en soit donc tout ce qu'on voudra de la réalité du monde matériel : peu m'importe. La réalité, je l'ai, je la possède ; elle est en moi ; elle est inséparable de moi. »
Je conçois, mais je n'invente point, je ne crée point la force réalisante qui se trouve en moi. La conscience immédiate de mon instinct d'une personnalité indépendante est le fondement de la notion que j'en ai ; car cette notion n'est rien autre chose que ce sentiment de conscience immédiate revêtu des formes de la pensée.
Tout cela, même au tribunal de la spéculation, doit sans doute être jugé, pleinement fondé en droit, pleinement légitime.
Mais que dis-je ? Comment suis-je tenté de m'abuser ainsi moi-même ? Le procédé que j'ai employé dans les recherches qui précèdent, les conclusions auxquelles je suis arrivé ne sauraient supporter un instant d'examen sévère et consciencieux.
Il se fait en moi un effort vers ce qui est hors de moi ; voilà ce qui est vrai ; voilà même la seule chose qui le soit dans tout ce que je viens de dire. Or, comme c'est moi qui ai le sentiment de cet effort, comme ma conscience se trouve nécessairement resserrée dans les limites du moi, je ne puis avoir d'aucune façon le sentiment de ce qui est au-delà de ces limites ; et comme ce n'est donc qu'en moi, qu'en moi seul que je perçois cet effort, il résulte de là que cet effort me semble venir de moi, qu'il me paraît être le produit d'une activité qui m'appartient en propre. Mais il pourrait bien se faire qu'à mon insu cet effort fût produit en moi par « une force qui par sa nature serait invisible pour moi. » Dans ce cas, l'opinion où je suis d'être « une personnalité indépendante ne serait plus qu'une illusion d'optique provenant des limites trop étroites de mon horizon intellectuel. » Je n'ai à la vérité aucune raison de le croire, mais je n'en ai pas davantage de le nier. Il faut que je m'avoue à moi-même que là-dessus je ne sais rien et ne puis rien savoir.
Medjdoub Hamed
Herméneuticien en Economie mondiale,
Relations internationales et Guerres
Note :
1 « La Destination de l’homme », livre de Johann-Gottlieb Fichte, traduit en 1832
(pages 225 à 234)
https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k5401005b.r
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