Qu’ils cessent de nous gonfler avec la crise !
Crise, ce mot n’a cessé d’être employé depuis le siècle précédent, essentiellement pour désigner des phénomènes globaux dans les deux champs déterminants que sont le politique et surtout l’économique. Ce qui sert de paradigme à la crise, ce sont les événements ayant commencé en 1929, avec le krach boursier, puis la grande dépression qui dura plus d’une décennie aux Etats-Unis, s’étendit au monde, favorisant à un degré non évaluable la montée d’extrémismes politiques. Beaucoup d’historiens expliquent l’avènement du nazisme à partir de la crise économique et ses millions de chômeurs que comptait l’Allemagne en 1932. Il se pourrait bien que le ressort ayant poussé le nazisme vers le pouvoir soit plus profond, combinant plusieurs facteurs, avec une industrie, une économie et une technique jouant un rôle incitateur. Et deux processus, la montée en puissance des tendances impérialistes, nationalistes, dominatrices, héritées de la frustration consécutive au traité de Versailles, lesquelles furent combinées aux impératifs économiques. C’est ce qui explique aussi l’extension de la sphère d’influence japonaise, déjà initiée à la fin du 19ème siècle, puis accentuée après l’attaque de Pearl Harbor. Le Japon avait décidé qu’il devait disposer d’un gigantesque réservoir de matière première. Le projet d’une sphère de coprospérité asiatique naquit dès 1936 avec l’idée de regrouper les pays sous influence impériale nipponne et de s’opposer à l’hégémonisme occidental incarné un peu par la France en Indochine et beaucoup par les Etats-Unis dans le pacifique. En fait, depuis 1900, on a assisté à un déchaînement de la puissance, technique, industrielle, économique, militaire et ce processus s’est soldé par la crise de 1929 et les tensions paroxystiques achevées en 1945 par la reddition de l’Allemagne et la capitulation du Japon après le largage de deux engins nucléaires.
La crise est employée pour signaler ce qui se présente comme un dérapage, un processus économique ou social susceptible de dérailler et de prendre un tournant non souhaité, s’écartant du cours régulier de l’histoire et du développement. Bien que cette notion soit difficile à cerner et mesurer, on peut parler d’un cours régulier du développement des sociétés et de phases non régulières qu’on désigne alors comme critiques. Décréter qu’une société ou un de ses secteurs est en crise suppose des critères permettant d’identifier la situation comme critique mais aussi de comprendre les ressorts ayant engendré cette situation. La crise est considérée le plus souvent comme une situation instable. La physique statistique a su formaliser ce type de configuration, avec les évolutions possibles calculées comme bifurcations. Un système critique peut évoluer vers deux directions. On retrouve ainsi le sens étymologique grec du mot crise qui signifie faculté de distinguer deux choix possibles et de décider lequel adopter ; krisis se traduit par décision. Mais en Chine, l’idéogramme désignant la crise est plus riche de sens, combinant les idées de danger et d’opportunité. Ce qui au bout du compte, rejoint la signification grecque en l’englobant et la dépassant. Sans doute pourra-t-on penser que dans le cas de la signification chinoise, la faculté de décision repose sur la compréhension des opportunités liées à une situation et des dangers qu’on peut supposer liés à de mauvais choix ou à une passivité.
Néanmoins, cet univers de signification suppose qu’une situation puisse être relativement claire, accessible à la faculté d’évaluation, et que le système décisionnel, individu ou groupe, soit doté des leviers opérationnels adéquats. Ces conditions ne sont pas forcément réunies si l’on considère le monde industriel contemporain, avec ses interconnections militaires, politiques et économiques. C’était déjà le cas en 1929 et ça l’est encore plus en 2011. Depuis des siècles, le monde est parcouru par des instabilités sociales, économiques, géopolitiques. Sans doute est-ce une utopie, voire une illusion, que de croire à un développement régulier et équilibré des sociétés humaines. A l’instar du climat qu’il est illusoire de vouloir contrôler et dont l’idée d’un dérèglement s’avère trompeuse étant donné qu’un climat ne peut être réglé compte tenu des lois physiques. Par contre, un développement régulier des sociétés n’est pas inconcevable mais cela suppose que tous les individus puissent coopérer de concert et refuser de prendre des parts et positions abusives dans la société. Mais si tel était le cas, le développement serait-il aussi dynamique que celui qu’on observe depuis la révolution industrielle et qui a fourni un contexte favorable à une existence inédite et inventive permettant à l’homme d’accomplir un dessein de dépassement ? Il se peut bien alors que les crises soient incontournables, liées aux excès et aux déficiences de régulation d’un système dont la maîtrise complète soit devenue hors de portée. Des tensions se produisent alors et la crise se déclenche lorsque les contradictions accumulées du système ne peuvent plus être contenues. Cela ressemble à l’histoire du tas de sable qui finit par s’écrouler ou du barrage dont les forces hydrauliques sont supérieures à la résistance du béton. C’est ce qui se passe lors des crises économiques au cours desquelles les valeurs (bourse, parités monétaires, crédit) sont parvenues aux limites de l’élasticité. Il se produit des ruptures, des décrochages. Mais ce rétablissement vers un nouvel équilibre ne se fait pas toujours sous la gouverne d’un opérateur. Parfois, les autorités interviennent, d’autres fois non. Les crises politiques, sociales, géopolitiques, sont aussi le fait de tensions parvenues aux limites. Le monde est traversé par les contradictions et les crises en sont l’expression manifeste lorsque les équilibres se rompent.
Toutes les crises résultent de tensions opposées, de forces antagonistes, susceptibles de générer des déséquilibres soldés par des ruptures ou alors des rétablissements. Nul ne sait quand il faut laisser un système évoluer vers la rupture ou bien tenter de le restaurer en optant pour des décisions suivies de mesures spécifiques. L’exemple de la crise financière de 2008 illustre ce cas de figure où les décideurs publics interviennent pour éviter une rupture systémique. Les flux monétaires génèrent des tensions, des forces économiques. Les antagonismes et autres contradictions sociales, luttes pour les pouvoirs, défenses des revendications, engendrent également des forces pouvant aboutir à des crises. Qui parfois surprennent comme en 1968, dans une société française qu’on croyait installée sur l’autoroute du développement régulier à cinq points de croissance et un chômage quasiment absent. Il faut croire alors que la France était traversée par des contradictions non manifestes. Mais aussi étrange que cela puisse paraître, nul ne pensait que la société était en crise. La France ronronnait, elle s’ennuyait comme l’affirma un éditorialiste du Monde. Au bout du compte, les observateurs parlent de crise lorsque les tensions se manifestent et deviennent avérées, avec des expressions faites de mouvement erratiques, non contrôlés, bref, de fluctuations dont l’ampleur indique la gravité de la crise.
Les crises entrent dans deux catégories. Il existe des crises réelles, inhérentes au système, manifestes, et des crises qu’on dira idéelles, parce qu’elles se manifestent dans les esprits sous forme de contradiction entre le monde tel qu’il se développe et le monde tel qu’on juge nécessaire qu’il évolue. Les écologistes parlent par exemple de crise du climat parce que la fonte de quelques glaciers n’est pas conforme à leur idéal géophysique. Plus sérieuse est la crise du logement, qui ne se traduit pas par des révoltes mais par le constat avéré de millions de gens mal logés. Il se produit ainsi une contradiction entre l’occupation actuelle des logements disponibles et la nécessité de loger ou reloger des millions de familles. Quelques intellectuels parmi lesquels Edgar Morin finissent par voir de la crise dans tous les secteurs de l’existence et de la planète. Les crises de nature idéelle reposent sur une prise de conscience et sur l’émergence de contradictions. C’était le ressort du marxisme. Développer une conscience de classe des prolétaires afin qu’ils réalisent les contradictions entre les moyens de productions et la répartition des revenus. Même principe chez Morin. Une conscience de terre-patrie et de communauté de destin pour faire apparaître les contradictions avec le monde actuel et emprunter la voie des réformes. Marx suggérait la transformation du travailleur adossée au matérialisme dialectique alors que le réformisme est proposé au nom du matérialisme complexe.
Les crises peuvent se produire dans la conscience mais le plus souvent, elles arrivent comme le résultat de tensions propres au développement des sociétés traversées par des antagonismes et conflits de toutes origines et nature. L’homme est donc à la fois la source et la cible des crises. Il est lui-même un être destiné à subir et gérer des états critiques qui accompagnent son existence et se manifestent à des moments précis, souvent à l’occasion d’événements extérieurs. De plus, l’homme peut façonner de toutes pièces un état critique en jouant des contradictions. Nietzsche aurait vécu dans un état critique permanent, usant de son activité démonique intempestive dont il se servait comme d’un moteur psychique à deux temps. Pour d’autres, la crise se dessine différemment mais reste une production propre à un sujet qui, n’acceptant pas que le monde aille contre ses principes idéaux, trouvera alors de la crise partout où il se prend à juger le monde. Crise sanitaire, politique, climatique, de l’éducation. En fait, tout est en crise dès lors qu’on considère que rien ne fonctionne de manière « réglée et équilibrée ».
La crise s’avère constituer une opportunité pour ceux qui savent nous persuader de l’importance souvent surévaluée des crises, quitte à prétendre, en bon psychotiques qu’ils sont, gouverner le climat ou la voie ou la finance ou la famille ou la nation. Inutile de les désigner. Un seul mot de conclusion, qu’ils cessent de nous gonfler avec ces crises dont ils se servent en nous instrumentalisant.
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