On a souvent pointé du doigt et dés lors qu’il a fallu trouver une raison, une cause aux maux de ces territoires, les écueils d’un urbanisme fonctionnel et déshumanisé, oubliant trop souvent, et contrairement à ce qu’il souhaitait, l’individu à la faveur de ses prolongations matérielles.
Le confort. Au début, c’est vrai qu’ils n’en manquaient pas ces territoires ! Véritable révolution du modernisme, les « cités », les « grands ensembles », appelez ça comme vous voudrez -crise sémantique sur la question oblige-, ont d’abord constitué des exemples quasi-prototypiques du « mieux vivre » au quotidien, tant tôt pour les classes ouvrières et urbaines, les néo-urbains, tant tôt pour les « blessés du logement » et de la guerre. Le confort. C’était bien d’abord, et puis très rapidement, tout a foutu le camp. Après avoir répondu, dans l’urgence, à la pénurie de logements, les « grands ensembles » ont périclité : Plus assez « modernes », plus assez dans « l’air du temps » ? A l’époque, nous sommes dans les années 70, la société bouge, les mentalités avec. L’individu, profitant du tournant culturel et identitaire de 68, devient le socle d’une société qui se livre tout entière ou presque, au grand « je », celui du désir particulier et de l’envie toute personnelle. L’individu appelle désormais l’individuel. Le logement n’y échappera pas. Branché sur un modèle américain parcourant le monde occidental, annihilant les océans, le « français » rêve désormais d’espaces et de campagnes, de jardin et d’entre-soi (en pavillon). Loin, très loin des grands ensembles, le logement connaît alors la révolution de l’individu et déploie ses formes aux frontières des villes, aidé par l’Etat et sa quête à la solvabilité des ménages.
Pourtant l’individualité a un prix, même avec l’assistance de l’Etat. Partent alors ceux qui le peuvent et ne restent plus que les autres. Des immigrés pour la plupart. Les derniers arrivés, ceux de l’Afrique du Nord, du Maghreb, mais aussi de l’Afrique Noire.
Conçus comme des appendices de la ville moderne et de son système routier, les « grands ensembles » paraissent physiquement vivre sur eux-mêmes, tournant le dos au monde et à ses respirations. Sans le savoir, l’urbanisme moderne a ainsi, au travers de l’organisation et des formes qu’il n’a cessé de prôner, créé les conditions, le terreau urbain favorable non seulement à l’incubation de la misère, mais également à sa reproduction et à son ancrage territorial. Dans les années 80, alors que les attributions de logements sociaux continuent de réunir au sein des ces isolats urbains, les populations les plus pauvres et les moins bien intégrées de la société, l’Etat se lance dans une politique de déconcentration industrielle. A la fin d’un modèle urbain, pressé par l’essor de l’individu, succède bientôt la fin du travail pour des populations peu mobiles, parce que peu intégrées, et largement tributaires des soubresauts de l’économie locale. Isolés, largement dépendants dans leur fonctionnement de l’outil automobile, les « grands ensembles » ont ainsi figé l’espace dans un temps urbain, économique et social aujourd’hui largement révolu. Les murs sont là et posent les limites entre deux mondes qui, foncièrement, ne se ressemblent pas (cf. stratification spatiale, stratification sociale et ségrégation face aux jeux du marché foncier).
Au-delà de la forme et de la question urbaine, c’est bien la République qui a déserté la ville. Par ses actions (économiques notamment), passées et présentes elle a conduit les grands ensembles au ghetto urbain. Par ses actions passées, ou plutôt ses inactions, elle s’est également condamnée. Aujourd’hui, les quartiers dits « difficiles », les ZUS (symptomatiques d’un mal français) regroupent près de 4 millions de personnes, soit 7% de la population du pays !
Marginalisées, ostracisées, les « banlieues » et ceux qui y vivent, des jeunes surtout -qui tiennent leur quartier et leurs parents d’une main de fer- renvoient à la République et au monde le regard qu’on leur porte. Un regard sublimé en retour, par la douleur, la violence et le mépris de tout. Elle a déserté les esprits, la République. Pire, elle a fini par revêtir en leur sein, le symbole d’un refus, celui d’intégration et d’accomplissement individuel, par le travail notamment, par la reconnaissance aussi.
Dans sa théorie du bouc émissaire, René Girard a montré comment un groupe d’individus débute son processus de socialisation par l’individualisation et la construction d’une « figure repoussoir » qu’il charge en substance de tous les maux, in fine de toutes les causes à ses maux. Dans le cas des « banlieues », le bouc émissaire paraît tout trouvé : Il sera la République et tout ce qui pourra se revendiquer, de près ou de loin de cette dernière. Laisser prospérer des communautés fermées (comme tend à le faire l’Etat), livrées à elles-mêmes, et se reconnaissant en tant que groupe au travers de ce qu’elles combattent, et de ce qui, légitimement, peut être vu comme « un mal », c’est prendre le risque de voir se multiplier les crises et les conflits semblables aux évènements tragiques d’octobre à novembre 2005.
La République a déserté la « banlieue » et les âmes de ceux qui y vivent. Elle l’a abandonné, alors on l’abandonne à son tour. Là bas, elle paraît impuissante au fond -sur les questions de société ou bien même d’éducation-, et trop spectaculaire en surface. La République et ce qu’on en voit, c’est d’abord la police : distante, « barbare », plus répressive qu’avant. La question des « banlieues », ce problème, on le traite d’abord par la mécanique de l’autorité légitime qu’on met en scène : La bonne République contre les méchants et leurs trafics. Ca y est l’amalgame est déjà fait. Toutes ces gesticulations pallient finalement à l’absence et à l’incapacité notoire des responsables politiques de prendre part au débat. Il faut bien dire que contrairement à un conflit social qui pourrait être surmonté par la médiation syndicale, la question des « banlieues » ne se résoudra que par des réformes profondes et certainement coûteuses.
Dans Le Monde Diplomatique de novembre 2005, Dominique Vidal souligne à la suite de la crise des banlieues, la quasi-absence d’espaces politico-associatifs organisés au sein de ces quartiers conduisant les jeunes à recourir aux formes d’expression les plus extrêmes. Sans fusibles républicains, la violence alors presque légitime, ne semble plus avoir de limites.
Pour ne plus déserter, la République doit semble-t-il réinvestir son image, aidée des médias mais aussi réinvestir les prolongations au travers desquelles elle intervient au sein des « banlieues » et imprégner de son essence les associations locales encore présentes et leurs réseaux. Le problème n’a jamais été l’immigration et les « banlieues », mais bien plutôt la manière dont la République, en désertant peu à peu la question, a fini par la traiter.