Quand le fric monte à la tête
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Droite « décomplexée », environnement saccagé avec la complicité de la quasi-totalité des institutions (procès du naufrage de l’Erika transformé en coquille vide), corps d’immigrés clandestins à la dérive en Méditerranée... Tout cela à cause du (ou grâce au) fric ? Oui et non, évidemment. Mais s’il y a tant d’autres plaies encore sur notre Terre, bien des matins lumineux sont aussi du domaine du possible. « L’argent » - comme on dit vulgairement - existe depuis fort longtemps, et il faut bien « faire avec », les systèmes d’échanges locaux (SEL) ayant bien des inconvénients (cf. article : "Une dangereuse mystification par le marché").
Alors, pourquoi est-on de moins en moins capables de « garder le cap » vers les valeurs généralement les mieux partagées et nécessaires ? Dans l’océan des explications, on peut « creuser » un petit peu le rôle que joue l’enseignement du commerce dans notre société. Depuis la Seconde Guerre mondiale, celui-ci s’est développé nettement plus vite que les autres disciplines. Pourquoi ? Quels sont les groupes sociaux qui en ont le plus tiré parti ? Au détriment de quoi ? Dans le monde, des millions de jeunes sortent chaque année des écoles de commerce et leur comportement influence de larges domaines de notre société.
Remarque : cet article n’a aucune vocation à proposer un retour au troc, ou d’interdire la publicité. Il ne se veut surtout pas non plus un devoir de philo sur l’argent !
L’âge d’or des écoles de marketing
Officiellement, leur nombre exact actuel en France est d’une cinquantaine. Mais une simple recherche par moteur sur Internet fournit 449 lignes, ce qui ne signifie certes pas forcément autant d’établissements, mais indique déjà en partie l’étendue des effets culturels de cet enseignement.
Au sein des entreprises, la fonction commerciale, en tant qu’activité spécifique et distincte des tâches techniques de production, s’est développée à partir de la révolution industrielle. Les bas salaires ne permettant pas de garantir un débouché suffisant, nombre de patrons ont développé une politique commerciale de plus en plus agressive (crédit, publicité). Parallèlement, l’Ecole supérieure de commerce de Paris ouvre en 1819 à l’initiative de la Chambre de commerce et d’associations
Le système actuel des grandes écoles remonte aux années 1960, avec la généralisation du système de recrutement sur concours à l’issue des années de classes préparatoires.
Outre le fait que des années de classes préparatoires représentent un manque à gagner que seules les familles aisées peuvent supporter (des frais de scolarité de l’ordre de 8000 € par an pendant deux à trois ans) ; le niveau des bourses publiques est dérisoire en France (1335 € par an en 2006 avec deux enfants à charge et 24 000 € de revenu). S’ajoutent évidemment aux frais de scolarité le logement, les déplacements... D’où un sponsoring sélectif par les (très) grandes entreprises et les banques, « fidélisant » ainsi de futurs salariés-consommateurs de haut vol.
Familles aisées, banques et entreprises forment donc tous les ingrédients d’un vigoureux mais discret cocktail qui pousse l’étudiant à « gérer » sa vie sociale et personnelle comme sa carrière . (cf. les ouvrages de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ).
Réseaux de formation et séminaires
Sans entrer vraiment sur le plan de cette formation commerciale continue, deux choses sont remarquables. D’une part les actions de formations en interne dans le domaine commercial s’accompagnent souvent de gadgets-carottes assez navrants : remise de prix sur podium, voyages cadeaux « de rêve », citations dans la presse interne... D’autre part nombre de séminaires, sessions, colloques et autres rencontres sont largement construits (lieux, rythme, ambiance, intervenants...) selon des schémas dans lesquels l’économie est présentée comme une forme de pingrerie.
Le style « concours du meilleur vendeur » se généralise même à des institutions publiques (Education nationale par ex.)
Généralisation et effets sociaux des normes commerciales *
La productivité est évidemment LA norme de référence. Sous la triple pression de la hiérarchie, du qu’en-dira-t-on et de la peur (de perdre son emploi, etc.), cette norme se propage dans la société et génère des normes comportementales dans tous les domaines. Que ce soit la « gestion du temps » (outils électroniques de plannings de rendez-vous, usage du téléphone portable en tout lieu et à tout moment...) ; les codes vestimentaires (archétypes masculins et féminins valorisant les rôles strictement attendus de chacun) ; le langage (les termes « profil », « partenaire », « gérer », « ressources humaines » sont maintenant banalisés)... Ainsi peu à peu depuis la Seconde Guerre mondiale, nombre d’activités ont été plus qu’influencées par ces normes de productivité. L’informatique évidemment n’a rien arrangé. Ce qui compte n’est plus le "pour quoi" ou "pour qui faire" mais "comment le mieux (?) faire".
* Un délire de compétition à tous les étages : les grandes écoles sont classées selon l’ excellence de la recherche en « nombre d’étoiles CNRS », en nombre de « partenaires » internationaux accrédités ou encore en « nombre de références documentaires ». Tout serait donc supposé être quantifiable ; la quantité l’emporte sur le contenu.
*L’achat des consciences devient pratique courante. La rémunération des hauts dirigeants sortis de ces grandes écoles les empêche le plus souvent de développer toute forme de contestation.
*Symétriquement, cette forme d’enseignement a conduit à une déculpabilisation de plus en plus marquée du consommateur-citoyen lorsqu’il effectue des achats conformes au standard moyen attendu.
*L’effet de démonstration a été particulièrement analysé par Thorstein Veblen à la fin du XIXe siècle ; il peut jouer dans nombre de domaines d’apparence (vètements, lieu d’habitat ou d’implantation (une grande école se vante d’être présente sur « cinq campus dans les plus grandes villes d’Europe »...). Avec la publicité nous sommes loin de la "réclame" qui lancait : "Achetez mon chocolat parce qu’il est bon !" ; elle dit : "Vous ne mangez pas de chocolat ? mais vous allez être moche, pénible, stressé, etc." On apprend évidemment dans ces belles écoles de commerce que la publicité ne crée pas des besoins ; elle ne fait "que" sublimer des désirs...
Apprendre le commerce équitable, un cataplasme ? Une marque de plus ? Depuis une dizaine d’années, les réseaux de commerce équitable deviennent assez nombreux (Artisans du monde, Equita, Max Havelaar, etc.). La formation à ces méthodes - très opposées en principe aux méthodes des institutions traditionnelles - est prise en charge le plus souvent par des associations à but non lucratif dans lesquelles bénévoles offrent un engagement personnel pèsent lourd.
Pourtant, leur foisonnement et parfois leur rivalité ont amené certains à les juger comme des marques d’un nouveau style, sans plus. La réalité est plus complexe.
Sur le terrain, un doux commerce ?
Les associations qui, soit vont régulièrement dans les pays en question (Equateur, Bolivie...), soit développent un réseau local de formateurs, de conseillers etc. (ce qui parait logique) sont à priori à créditer d’un certain respect des structures socioculturelles en place sans pour autant prêcher l’immobilisme ou le conservatisme sociopolitique.
Si des critiques ont pu être formulées à l’encontre de cette forme de commerce, force est de reconnaître qu’avec peu de moyens et beaucoup d’efforts, des associations comme Artisans du Monde ou Equilibre, par exemple, ont pu développer des liens parallèles forts avec d’autres types de structures que le commerce (petites écoles primaires françaises et sud-américaines, par exemple). Cette action, pour limitée qu’elle soit au niveau du volume de commerce mondial, remet au moins partiellement en cause les projets souvent prestigieux des grandes écoles de commerce « traditionnelles ». (Remarque : même si certaines écoles abordent un peu ce thème du commerce équitable, elles ne peuvent développer des programmes qui seraient dans l’incapacité de justifier des salaires mirobolants).
Au milieu du désert, une chaussure est un bienfait de Dieu.
[proverbe persan.]
Peut-on économiser sans être taxé de pingrerie ? Peut on « faire la fête » sans gaspiller ? Encore faut-il trouver ou retrouver le sens des richesses... mais sans tomber dans le « prechi-precha » ou l’intégrisme !
Tout est à faire...
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