Quand les « sans-dents » seront « sans-voix », Big Brother règnera sans partage
« Lorsqu'un arbre tombe dans une forêt et que personne ne l'entend, produit-il un son ? »
Cette vieille métaphore pose en fait la question de savoir s’il est important ou non que les arbres (ou l’univers) s'effondrent tout autour de nous, d’en être conscient ou non, et d’en comprendre la cause. Se voiler la face ou se boucher les oreilles ne supprime pas la réalité.
Depuis 13 000 ans, une extinction massive des espèces animales et végétales de l'holocène est provoquée par Sapiens, ses cheptels, ses animaux de compagnie et ses produits agricoles qui représentaient moins de 1 % de la biomasse de il y a 5 000 ans et en représentent plus de 95 % aujourd'hui.
A lui seul, le chat, introduit par les Européens dans des territoires insulaires où la faune ne connaissait pas les grands prédateurs, puis relâché ou abandonné pour devenir chat « haret », a fait de telles hécatombes, que la Nouvelle Calédonie, l’Australie, la Réunion et d’autres territoires plus petits ont lancé des programmes d’urgence pour tenter de sauver ce qui reste de la faune plus que décimée (c’est-à-dire divisée par dix) par ce gentil compagnon qui cache sous ses airs de sainte Nitouche une âme de tueur en série. Il en va de même pour toutes les variétés de plantes et d’animaux « invasifs » : à la différence des espèces « envahissantes qui ne font, comme les orties qu’occuper les espaces disponible, les « invasives » détruisent ou remplacent des pans entiers de la flore et la faune locales.
De la même façon que chaque million de tonnes supplémentaire d'humains, d’animaux élevés ou perdus et de fruits et légumes cultivés ou disséminés malencontreusement s'accompagne de la disparition d'une quantité équivalente d'autres espèces, chaque nouvelle conquête des langues dominantes se traduit par l’extinction d’un idiome sur la planète.
Toutes les deux semaines, le monde perd une langue.
Sur les 7 000 langues parlées sur la terre aujourd'hui, au moins la moitié auront disparu d'ici la fin du siècle. Dans un monde où l'anglais domine de plus en plus les échanges sur internet et les productions audiovisuelles, cette extinction n'est pas le fait du hasard. C’est le résultat de la destruction de toute forme de communication qui parasiterait le contrôle des puissances hégémoniques, coloniales ou commerciales, sur les populations assujetties. « Quand un griot disparait, c’est une bibliothèque qui brûle », dit-on, et les régimes inquisiteurs ne reculent pas devant les autodafés, matériels ou virtuels, réels ou symboliques. La bibliothèque du griot, c’est avant tout sa langue qui structure sa mémoire.
Comme il s’est avéré difficile de contrôler diverses populations et tribus minoritaires en raison de la barrière de la langue et de la culture, ces autres langues ont tout simplement été effacées soit par « simple » génocide, soit par absorption « reprogrammation » des locuteurs, pour imposer une homogénéité politique et administrative dans des états mosaïques. Si la langue anglo-américaine tient aujourd’hui la pole-position dans cette compétition planétaire, la langue française n’a pas toujours été et n’est toujours pas en reste dans son histoire centralisatrice initialisée par Richelieu puis confirmée par Napoléon et son histoire coloniale initialisée sous le Second Empire puis confirmée par la troisième République. La « francophonie » illustre l’intégration linguistique des peuples colonisés à travers par la virtuosité et le talent d’auteurs, chanteurs et comédiens qui ont oublié les langues parlées par leurs propres aïeux pour s’exprimer dans la nôtre. Il en va de même pour la langue espagnole. Mais aujourd’hui, plus besoin de hussards noirs de la République pour l’école laïque ni d’armée coloniale, ni de conquistadors : l’universalisation des « réseaux sociaux » est l’apothéose de cette domination culturelle dont aucun pouvoir « totalitaire » n’aurait osé rêver, et la disparition irrémédiable de connaissances et de cosmologies que des peuples autochtones ont accumulées et enrichies depuis des siècles dans leurs cultures par le véhicule de leurs langues constitue l’équivalent de ce qu’est une extinction massive pour la biodiversité.
Or, sur les 7 000 langues rescapées, l’éradication de fait des langues minoritaires, voulue ou constituant un dommage collatéral de la « mondialisation », réduit les échanges à l’utilisation de trente langues dominantes, et principalement l'anglais. Aussi, il n’est pas surprenant d’apprendre qu’une langue « meurt » toutes les deux semaines.
Même si, pendant les deux guerres mondiales, l’armée américaine a eu recours aux Choctaws, aux Cherokees, aux Navajos et aux Comanches comme « code talkers » pour déjouer les décodeurs ennemis en utilisant leurs langues comme cryptages, Trump les dénigre en les surnommant « Pocahontas » et les descendants de ces héros nationaux, scolarisés aujourd’hui dans des écoles anglophones, finissent par abandonner toute référence à leur propre langue. Le pouvoir globalisé dominant avait trop bien compris à travers les expériences des deux guerres comment un pouvoir puissant pouvait être mis en échec par une toute petite minorité. Comment contrôler ceux qui communiquent dans une langue que l’on ne comprend pas ? Les « sans-dents » ont toujours su que cette limitation linguistique du pouvoir affaiblissait ce dernier. De nouvelles langues, argots et jargons apparaissent et disparaissent sans cesse, autrefois le « louchebem » aux halles pour déjouer les agents du fisc, aujourd’hui dans les prisons, les ghettos et les cours de récréations. Les jumeaux sont connus pour créer souvent leur propre langue. Dans tous les cas, le but est d’échapper à la surveillance de ceux qui ont le pouvoir et de préserver la liberté de pensée.
Les cultures dominantes créent des circuits commerciaux et des institutions indifférents à la diversité, et savent que les cultures minoritaires échappent aux moyens modernes de contrôle politique parce qu’elles sont en dehors de ces structures économiques et politiques. Alors, mal armées pour s’approprier ces structures, elles sont « radicalement (?) marginalisées ou éradiquées.
Il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau. À lui seul, l’Empire Romain a été responsable de la mort d’au moins mille langues. Mais aujourd’hui, la diffusion des technologies de communication accélère le processus par une absence de production culturelle et médiatique dans des langues minoritaires. Il suffit de sélectionner le chapitre « langues » d’un DVD pour s’en convaincre. Le but, c’est que les « sans-dents » soient « sans-voix ».
On n’entend pas ceux qui sont réduits au silence, et la plupart des gens ont peur du silence qui révèle les paroles et les pensées rejetées. Etre confronté au silence, c’est être confronté à ses propres réflexions, à des fantômes enfouis dans les profondeurs et c’est effrayant.
Alors, si « le silence des espaces infinis » ne vous effraie pas, éteignez votre ordinateur, votre télévision, votre auto-radio, arrêtez votre moteur, ouvrez vos vitres et écoutez, vous entendrez les arbres tomber. Cela ne permettra pas le reboisement mais vous donnera peu-être envie d’arrêter le massacre, ne serait-ce qu'en vous exprimant. Ne rien voir, ne rien entendre est une chose, mais quand on n'est ni sourd ni aveugle, ne rien dire peut être coupable..
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