Quand les souvenirs olfactifs alimentent la nostalgie de l’enfance

Au fil du temps, notre vie est marquée par des images et rythmée par des musiques qui imprègnent profondément notre mémoire. Des années, voire des décennies plus tard, ces images et ces musiques sont toujours là, plus ou moins facilement accessibles au gré de nos réflexions et de nos rêveries. Tapis dans un coin de notre mémoire se nichent également odeurs, fragrances et parfums du passé. L’émotion que l’on ressent lorsque ressurgissent inopinément ces madeleines olfactives est de celles qui embellissent notre existence et, durant un instant furtif, nous transportent loin dans le temps et dans l’espace…
Ces odeurs de nos jeunes années, ces parfums du passé, on sait qu’ils sont là, enfouis dans les replis de notre système limbique. Mais si l’on a la sensation de leur présence, il est difficile, pour ne pas dire impossible, de leur redonner corps par notre seule volonté. Et c’est par hasard, au détour d’un sentier de garrigue, le long d’un chemin de halage, dans la pénombre d’un grenier poussiéreux, ou dans le secret de la ruelle caladée d’un village assoupi dans les langueurs estivales, que nos narines s’emplissent soudainement de ces témoins du passé, de ces marqueurs indélébiles d’une enfance déjà si lointaine pour certains d’entre nous.
Odeurs des villes, odeurs des campagnes. Dans le grand album olfactif de mes souvenirs, ce sont naturellement ces dernières qui se taillent la part du lion. Non que la ville ne produise pas de senteurs spécifiques. Ce sont même les plus désagréables qui viennent spontanément à l’esprit, entre celle, nocive, des gaz d’échappement, et celle, composite et âcre, des rames du métro aux heures de pointe, ou bien encore celle des poubelles qui squattent les trottoirs au petit matin. Mais force est de reconnaître qu’en dehors des quartiers à forte présence africaine ou asiatique, caractérisés par de puissants parfums d’épices propres à faire voyager l’imagination et à charmer les sens, elles sont infiniment moins variées et entêtantes que les fragrances, les fumets, les effluves de nos terroirs. Autrement dit, les mille et une odeurs qui émanent du monde rural et sont imputables, ici à la nature dans son infinie diversité, là à l’activité humaine sous ses différentes formes.
Exhalaison puissante des genêts en fleurs dont les cosses éclateront en petits craquements secs au cœur de l’été (Je découvrirai plus tard celle de son cousin maritime, l’ajonc, qui, dans les primes chaleurs du printemps, développe un arôme enivrant de… noix de coco). Parfum entêtant des chèvrefeuilles sauvages, ici enchevêtrés dans des haies d’aubépines ou d’églantiers, là partis à la conquête d’un vieux mur. Bouquet caractéristique des pinèdes, fait d’un agréable mélange de senteurs d’écorces et de sève, mêlées ici et là à celles, tantôt discrètes, tantôt dominatrices, de ces champignons des sous-bois aux noms parfois étranges, tels l’entolome livide ou l’inocybe de Patouillard, voire égrillards, tel le célèbre satyre puant, également dénommé phallus impudique.
Sans oublier la senteur du thym, omniprésent dans certaines rocailles ensoleillées ; ou celle, reconnaissable entre mille, de la menthe, si fréquente aux abords ombragés des ruisseaux. Et que dire de l’ail qui colonise au printemps les talus d’un parfum si caractéristique et envahissant ? Ou de l’angélique et du fenouil, ces ombellifères dont le feuillage, fait de délicats plumets, dégage dans la chaleur de l’été une si agréable fragrance lorsqu’on le frotte entre les doigts ? Comment, en outre, passer sous silence le ciste, le romarin, la sauge, le mimosa, omniprésents en certains lieux et qu’il me faudra attendre longtemps pour en apprécier les parfums, faute d’avoir abordé dans mes primes années les terroirs méridionaux où ils s’épanouissent.
Du cochon grillé aux tourtes de seigle
Autre odeur familière : celle de la viande de mouton emprisonnée au cœur d’un buisson de genévrier jeté dans la rivière pour attirer et piéger les écrevisses. Ou bien celle, enrichie de la délicieuse angoisse du braconnage, du mucus des truites fario, capturées à la main dans les anfractuosités des berges patiemment repérées au fil du temps comme autant de pièges naturels. Des odeurs mêlées, non loin de là, au parfum captivant et complexe des herbages fraîchement fauchés qui, déjà, se transforment en foin sur les parcelles voisines en exhalant un bouquet rassurant car déjà empli de la puissance apaisante qu’il distillera dans la ferme l’hiver venu, lorsque dehors soufflera l’écir chargé d’aiguilles glacées et pénétrantes.
Moins fortes mais plus écœurantes, les odeurs du sang et de la tripe, omniprésentes lors de la cérémonie rituelle d’abattage du Moussu (le Monsieur), ce porc bien gras que l’on égorgeait en fin d’été après l’avoir respectueusement salué et remercié de nourrir la famille jusqu’au printemps suivant. Un sang dont on emplissait une bassine pour confectionner, à l’aide d’un banal entonnoir, les boudins dans des boyaux préalablement lavés et ligaturés encore fumants à l’une des extrémités. Tout aussi écœurante, l’odeur de la couenne brûlée, avant le débitage du Moussu, à l’aide de buissons de genêts enflammés pour les plus traditionnalistes, d’un chalumeau pour les plus modernes. Un rituel récompensé – parfois au son d’un accordéon, plus rarement d’un violon ou d’une vielle à roue – par le fumet des premières grillades, dégustées quelques heures seulement après la mise à mort du cochon dont la tête gisait le plus souvent à quelques pas de là, posée sur une desserte en bois en vue d’être cuisinée ultérieurement. Pauvre Moussu !
Cochon ou pas, hors de question de se passer de pain. Mais pas n’importe quel pain : celui que l’on avait pétri soi-même, au prix de douloureuses courbatures dans les bras, sur le couvercle de la grande maie de chêne aux rainures imprégnées de farine, avant d’aller enfourner la pâte dans la gueule béante du vénérable four banal préalablement chauffé avec du bois parfaitement sec. On ne dira jamais assez l’indicible plaisir que, mêlés en une communion profane montée de la nuit des temps, adultes et gamins prenaient alors à humer à plein nez les énormes tourtes de seigle à la sortie du four, à se délecter de leur arôme puissant comme sans doute le faisaient déjà nos ancêtres paysans mille ans plus tôt. Mais gare aux maux de ventre qui punissaient les plus gourmands des gamins, avides de manger un morceau de ces tourtes encore chaudes !
Le pain omniprésent, le vin l’était aussi dans les foyers ruraux. Celui de ma jeunesse était tiré à la barrique dans l’atmosphère humide et fraîche d’un réduit aveugle proche de la souillarde. Une barrique tout-droit venue de chez les cousins, mi-paysans mi-vignerons, qui entretenaient dans le Puy-de-Dôme des terres arides où, hormis le genévrier et le panicaut, rien ou presque ne venait, excepté une vigne chétive aux rendements modestes dont on ne savait plus le cépage. Mais au soir d’une journée harassante, nul vin ne paraissait alors plus délectable aux adultes que celui-là, avec son faible taux d’alcool – jamais plus de 9° – et ses arômes rustiques et familiers qu’aucun d’entre eux n’aurait su nommer.
De la salle commune à l’étable
Autre bouquet caractéristique de cette palette olfactive rurale que je garde en mémoire, celui de la vieille maison de granit aux linteaux de basalte. Un bouquet fait, sitôt le seuil franchi, d’un incroyable mélange de senteurs où se mêlait l’odeur âcre du cantou, noirci par des générations de flambées, le fumet des jambons et des saucisses pendus aux poutres pour y sécher, celui de la soupe qui mijotait longuement dans la marmite en fonte, et surtout l’odeur, paradoxalement composite et pourtant si homogène, qui émanait de l’étable voisine, reliée à la maison d’habitation par une simple porte en bois à loquet de fer donnant directement dans la salle commune en continuité du dallage de basalte.
L’étable : le véritable épicentre de cette palette olfactive, qui laisse à l’esprit et au cœur les plus puissantes nostalgies. Odeur des vaches enchaînées à leur crèche et ruminant tranquillement sur la litière de paille. Odeur des poules qui, le soir venu, montaient – pour se protéger des renards – par des échelles à volailles, se réfugier dans leurs dortoirs faits de planches suspendues aux poutres sous l’œil réprobateur des araignées qui avaient profité de l’absence des volatiles pour effectuer leurs travaux de tissage. Odeur des blocs de sel fixés au bois des crèches. Odeur du foin jeté de la grange par des trappes dans les râteliers. Odeur des chiens paisiblement couchés près du lit clos où dormait naguère le bouvier. Le tout exacerbé par le séchage des cuirs, des poils et des plumes lorsque les bêtes pénétraient dans l’étable après une averse ou un orage.
Non loin de l’étable, la porcherie recélait également de fortes odeurs animales, mélangées, au moment du repas des bêtes, à celle de la farine dont les porcs étaient si friands, et surtout de la soupe de vieux légumes et d’épluchures longuement cuite et remuée à la mode africaine, au cœur de la forge voisine, dans un énorme chaudron culotté de noir depuis des temps immémoriaux. Avant de quitter la ferme, impossible de passer sous silence l’odeur caractéristique de la pâte rouge injectée dans les points de graissage du Renault D35, successeur motorisé de la paire de bœufs de race aubrac de mes primes années, et de la « botteleuse » Mac Cormick qui lui a été adjointe quelques années plus tard.
Il faudrait également avoir le temps d’évoquer l’école – les écoles, devrais-je dire en ce qui me concerne, eu égard à mon parcours chaotique dans neuf établissements différents – et les multiples souvenirs olfactifs que la scolarité m’a laissés, de ces encres à l’ancienne aux cahiers neufs et aux vieux livres, en passant par la colle Cléopâtre à goût d’amande et les gommes Baignol et Farjon que l’on prenait plaisir à mâchouiller pour en extirper d’étranges arômes et des saveurs inédites. Sans oublier l’odeur si caractéristique du duplicateur à alcool, plus connu à cette époque sous le nom de « ronéotypeuse ».
Et que dire des odeurs spécifiques de ce pensionnat catholique aux allures de pénitencier* où je suis entré vaguement croyant et dont je suis sorti, quelques trimestres plus tard, définitivement athée ? Avec, gravés dans ma mémoire – entre autres souvenirs – le parfum d’encens de la chapelle, celui des parquets cirés des dortoirs, l’odeur composite des sanitaires, faite de savon, de rouille et de moisissure, ou bien encore celle de la caverne d’Ali Baba, la réserve de fournitures de l’Économe que nous prenions plaisir à brocarder pour sa pingrerie. Sans oublier, autre souvenir moins agréable aux narines, les pets compulsifs de la prof de maths**, une « demoiselle » hors d'âge austère et acariâtre. Mais tout cela risquerait de nous entraîner dans un trop long voyage en milieu éducatif. Une autre fois, peut-être...
* Je l’évoque dans l’un de mes précédents articles : Au bon vieux temps des châtiments corporels dans l’enseignement catholique
** Cf. De l’influence des pets sur l’enseignement des mathématiques
Ce texte est une reprise, modifiée et enrichie, d’un vieil article que j’ai souhaité soumettre à la modération en complément d’un excellent opus de gruni publié en février (cf. Que ceux qui n’aiment pas l’odeur du fumier retournent vivre en ville !) et des commentaires qu’il a suscités. Une manière pour chacun de plonger dans sa mémoire, de faire revivre ses propres souvenirs.
32 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON