Quand on se trahit
Le foot ne peut pas laisser indifférents quand il mobilise les deux tiers de la population mondiale, génère du coup des sommes pharaoniques ; alors même quand on n’y connaît rien, ni les règles ni le nom des joueurs, on tombe forcément sur des articles, des commentaires.
C’est pourquoi j’ai voulu de mes yeux voir, de mes oreilles entendre la finale et ses réactions dans la populace d’un village : nous étions une petite trentaine assise ou debout devant le grand écran d’une salle de restaurant, dehors ou de l’autre côté sur la terrasse ombragée.
Je crains les foules et les débordement élyséens ne m’intéressent pas le moins du monde, je dirais même qu’ils m’effraient. Mais un tout petit bistrot plein de gens joyeux, ça m’égaye ; Carole, la jeune femme debout à côté de moi me dit : en 98 j’avais vingt ans ! aujourd’hui j’en ai quarante ! Elle rit aux éclats et ses dents feraient pâlir Brigitte d’envie ! Une famille de Hollandais assise juste devant nous sont des supporters enthousiastes, Carole me dit : au deuxième but, la femme, elle m’a embrassée ! La troisième clameur fut la première que j’ai entendue, je n’avais pas pas passé le coin de la rue ; la quatrième suivit peu de temps après, et quand j’ai dit à Carole que j’aimerais bien que les Croates marquent un autre but, ils ont l’air bons non ?, elle me répondit : vous être une drôle de supporter vous !
Je les avais quittés un instant pour commander une bière au bar, en passant par la terrasse ombragée où je retrouvai la marchande de savon et ses copains ; au bar, le patron se battait avec une réserve de glaçons qui ne voulait pas se déloger, et quand il me répondit qu’il n’avait plus de bière, j’ai eu l’impression qu’il se foutait de moi ! Hélas c’était vrai ; il me montra son tonneau plein et la machine à pression en vrac à côté ! « J’ai de la brune ou de la blanche en bouteille si vous voulez » ; la brune, c’était suicidaire, j’optai pour la blanche, j’en eu la dernière cannette !
Il a dû se boire des millions d’hectolitres de bière, que boire d’autre à cette heure par cette cagne ? Et j’étais tombée sur le seul bistrot qui n’en avait plus !
« On est les champions, on est les champions » scanda notre départ de l’écran et notre arrivée à l’ombre ; je m’assis à la table de Carole et ses copains, et ils me dirent tout des secrets du foot, de la sélection au nom des joueurs, du nombre d’équipes à la probabilité à gagner x fois par siècle ; ils se mirent d’accord sur l’année de la première coupe du monde, c’était celle de ma naissance, je fis un clin d’œil à Carole en le lui disant ! Les copains chenus de Tania à l’autre table ne m’en auraient pas appris tant, je les rejoignis pourtant avec des coupes de champagne que le patron offrait à tout le monde mais en avertissant : je ne vais pas vous servir quand même !
On trinqua aux bleus pardi.
Bien sûr, derrière ce moment de franche camaraderie, de vrai bonheur, on peut noircir le tableau de la couleur de l’argent qui se fait sur tout ça, qui le permet et qui en est tiré ; mais tout le monde a rigolé- on me l’a raconté- quand Poutine eut un parapluie aux premières gouttes tandis que Brigitte et Manuel attendirent d’être trempés pour en avoir un !
Les foules provoquent les violences, c’est une loi vieille comme le monde ; je ne me suis pas attardée sur les images des Champs Élysées, mais l’impression était bien qu’il pouvait s’y cacher plein de vermines.
Vous savez aujourd’hui, on ne peut plus se réjouir de rien ensemble sans se dire qu’on fait le jeu de quelque salopard ; alors un tel évènement mondial ne risque pas de déroger à cette nouvelle loi. Ceci dit, ces bagnoles qui passent en klaxonnant, bourrées de jeunes, et les bras qui se lèvent, les hourras qui s’élèvent, une connivence qui n’abuse personne mais qui se vit quand même sincèrement, c’est bon à prendre.
J’ai vu quelques images, la violence désormais ordinaire, qui ne dit plus la lutte mais l’impossibilité de vivre, et dans laquelle chacun voit son ennemi… c’est tellement horrible de se rendre compte que la belle énergie ne peut plus être que destructrice.
C’est pourquoi j’ai tant aimé cette joie simplement partagée.
Et puis j’ai lu au fil des pages, et j’adresse ces mots à tous les grincheux qui détiennent la vérité, celle qui dit, et ça nous rappelle quelque chose, que bien sûr il faut se battre pour le peuple mais trahissent leurs pensées profonde quand ce peuple se réjouit de plaisirs par trop frelatés à leur goût :
« Au moment où j’écris ces lignes, la rue résonne de klaxons et ma télé donne les images des Champs-Élysées emplis d’une foule en joie. Je ne me suis mis à mon clavier que pour maîtriser l’étrange houle partagée qui montait en moi. Je suis reconnaissant à ceux qui nous permettent de vivre un moment de cette sorte. Je comprends que le foot indiffère et même qu’il insupporte. Mais j’ai plus de mal avec les militants politiques de la gauche traditionnelle quand ils montrent du doigt ceux qui s’en passionnent et se réjouissent d’une victoire sur le stade. J’ai lu je ne sais combien de commentaires sur le thème « le foot c’est l’opium du peuple », « les mêmes supporteurs sont incapables de défendre leur droits sociaux dans la rue », etc… Et ainsi de suite.
D’une façon générale, cette façon de voir nie le rapport du foot et des luttes populaires. Et des équipes de foot issues de ces milieux. Pourquoi des équipes de foot de la Résistance, des équipes de foot des républicains espagnols, le Red Star et ainsi de suite ? Le livre de Mickaël Correia, Une histoire populaire du football, dit si bien tout sur le sujet. De même que le documentaire de Gilles Perez, « Les Rebelles du foot ». Quels enjeux s’y trouvaient pour que le foot soit aussi confisqué par l’argent ?
Je réponds à ceux qui m’écrivent en ce moment même pour qu’ils se protègent de l’incapacité a partager une ferveur populaire apparemment sans objet réel. Demandez-vous ce que tant de gens vous disent de cette manière au lieu de les juger. Méfiez-vous des pisse-vinaigres qui regardent de haut les grandes émotions collectives partagées sans limite visible. Je comprends la méfiance qui s’attache à ce qui semble échapper au discernement rationnel. Mais est-ce le cas ici ? Quand les mêmes qui applaudissent s’interrompent aussitôt pour huer le président lorsqu’il apparaît à l’écran, ne montrent-ils pas au contraire que leur extrême vigilance dans le match s’exerce encore aussi sans limite d’objet ?
Je ne crois pas que la ferveur anéantisse la volonté. À l’inverse, je crois qu’elle la muscle. Elle la fortifie. Elle le fait en élargissant la perception de soi et de la puissance que nous contenons tous en nous. En s’identifiant au modèle de l’équipe qui force l’adversité par l’endurance et l’opiniâtreté, ceux qui s’y abandonnent exaltent le sentiment qu’ils ressentent de savoir que la force est en eux aussi. On ne fait jamais rien d‘autre en se donnant un exemple, un modèle, un héros. Qu’est-ce qui s’anéantit dans la ferveur footbalistique ? La peur de l’autre. Le doute sur soi. La victoire exalte la bienveillance et le goût de soi. Le sentiment que la victoire est acquise devient un esprit de victoire. Car le goût de la victoire se transpose. La victoire est donc une force de confiance en soi qui est contaminante. Elle peut être contagieuse.
Plongeons sans réserve dans cette vague qui nous submerge ! Nous en reviendrons plus forts, plus généreux. Sans modération : quelle autre équipe conclut une victoire en criant « Vive la République » ? »
Je partage sans réserve, et je pense que je n’ai pas besoin d’en donner la signature !
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