Lunette carrées, sourire professionnel, la jeune femme qui m’accueille a un visage agréable : « Bonjour, Monsieur X, c’est moi qui vais vous recevoir… », dit-elle en me précédant dans une salle aux murs blancs. Un bureau, deux chaises, deux ordinateurs. Clinique.
Le début de la chose se passe on ne peut mieux : les premières questions portent sur mon état-civil. « Vous avez rempli votre fiche ? » « Non, pas eu le temps, mais je vais vous faire ça de suite. » « Pas la peine. » Clic clic clic, la jeune femme tapote sur son clavier, appliquée. « Avez vous apporté les 100 euros que coûte cet examen ? » Réponse en liquide. Puis les questions sont moins conventionnelles : « Savez-vous pour quelles infractions on vous a retiré votre permis ? » Soupir évasif de ma part. « Pensez-vous que vous étiez responsable de ces infractions ? » Re-soupir, sur le mode dubitatif. « Vous n’êtes vraiment pas coopératif. » Puis elle relève son visage : « Que pensez-vous de cette sanction ? justifiée, injustifiée ? et pourquoi ? ».
J’expliquais à cette femme qu’à mon sens, cette sanction ne relevait ni de la justice ni de la sécurité : parmi les nombreuses raisons que l’on peut invoquer, la plus évidente est la disproportion entre la faute et la sanction. Il faudrait aussi signaler l’irrégularité de la procédure, la double-peine à laquelle elle aboutit, le caractère systématique – donc injuste – de ce procédé automatique, et l’existence de passe-droits indignes d’un état de droit, voire la rétroactivité d’une loi postérieure à un droit. Clic clic clic, « je le note ».
L’homme sage se méfie des jolies femmes, et il a bien raison : « Pourquoi prenez-vous en note mes réponses à ces questions, qui portent sur mes opinions personnelles, sans aucun rapport avec l’examen psycho-technique pour lequel je suis convoqué ? Et à qui sont transmises ces informations ? Avez-vous des qualifications particulières à les relever ? Êtes-vous médecin, psychiatre, fonctionnaire de l’Etat ? » Réponse lénifiante : « Non, pas du tout, nous sommes une société privée mandatée par l’Etat, mais ces informations sont uniquement pour nos archives. » « Tiens, parce que vous comptez me voir revenir ? » « Non, non, je vous assure, c’est juste pour nos archives. » « Ah, bon, vous archivez les opinions des gens ? ». Moment de silence de la jeune femme aux lunettes carrées…
« Madame, nous allons refaire ce questionnaire depuis le début ». Réponses inverses pour toutes les questions se rapportant à mes opinions personnelles. Ambiance autocritique chinoise des années 60 : oui, la sanction est absolument juste. Oui, je suis pleinement responsable, et coupable, de toutes les fautes qui me sont reprochées, même si ce n’est pas moi qui les ai commises. Oui, je suis heureux que mon véhicule n’ait pas été confisqué par l’Etat et revendu aux enchères, et confus de cette mansuétude. Oui, madame, je plaide coupable, coupable, coupable.
Les lunettes carrées, un moment perplexes, ont tout noté, consciencieusement. « Bien, nous allons passer aux tests. »
Le premier consiste, à l’aide de petits cubes de bois rouges et blancs, à reproduire les formes géométriques d’un catalogue. Agé de presqu’un demi-siècle, cela faisait longtemps que je n’avais pas joué aux cubes (mais cela n’a pas fait rire les lunettes carrées).
Puis c’est la phase high-tech : à l’aide d’un ordinateur équipé de deux manettes, il vous est demandé tout d’abord de suivre un chemin, avec le pointeur affiché à l’écran. A chaque fois que vous sortez du chemin, biiiip, l’ordinateur vous dénonce aux lunettes carrées. Et en attendant, il chronomètre vos moindres hésitations. Second test, vous avez un interrupteur et une pédale : quand l’ordinateur couine, vous devez appuyer sur l’interrupteur, et quand il affiche un rond blanc, vous devez écraser la pédale. Pendant deux minutes trente. Ce n’est pas fini : on la refait, mais cette fois les lunettes carrées vous posent des questions aléatoires, comme « combien prenez-vous de café par jour ? », « buvez-vous de l’alcool souvent, très souvent, ou pas du tout ? », « prenez-vous de la drogue ? ». Ça distrait, c’est fait pour ça. Les manettes changent de sens. Il vous est maintenant demandé de maintenir deux rectangles jaunes à l’intérieur de deux rectangles noirs, qui se déplacent dans des sens différents et à vitesse variable. A chaque fois que le jaune sort du noir, biiiip. Et encore un autre test : l’ordinateur vous affiche des photos pendant deux secondes : vous devez dire ce que vous avez vu : panneaux, piétons, véhicules, motos, feux. Il y en a quinze.
A la fin du test, les lunettes carrées me regardent sans expression : « Bien, c’est fini, nous allons transmettre votre dossier, vous serez contacté par la commission médicale de la Préfecture ». Non, pas possible d’avoir tout de suite les résultats des « tests » ou la communication du dossier.
La dame-test confirmait ainsi ce qu’elle n’avait pas voulu me dire : ces informations concernant mes opinions personnelles vont peut-être dans les « archives » de cette « société privée* », mais elle vont surtout directement dans celles de la Préfecture de Police, comme elle avait reçu directement mon dossier de la Préfecture. Elle m’avait menti, sciemment. Comme elle m’avait sciemment posé toutes les questions qu’ « on » lui avait demandé de me poser. Quarante-cinq minutes de totalitarisme à visage poupin.
Aujourd’hui, c’est ce que je pense d’une loi et de son application. Demain ce sera ma religion, mes options politiques, si je crois que le Tibet doit être libre, si Ben Laden existe, ou si le 11 septembre est un vrai attentat ?
Au nom de quoi, cette personne non-assermentée, sans aucune qualification particulière, ni médicale ou psychiatrique, serait-elle habilitée à poser des questions sur mes opinions propres, à les noter, et à les transmettre en toute opacité aux services de l’Etat ? Comment sont transmises et archivées ces données, dans ces sociétés censées travailler « dans le plus strict respect du secret professionnel », selon les textes officiels ? A quoi vont-elles servir ? Que se passe-il en cas de changement de régime ? Quand on connaît le désordre qui règne dans le fichier STIC, et le peu de cas qui est fait des observations de la CNIL à ce sujet, il n’y a pas de quoi rire.
Et parlons de ces tests : en quoi ont-ils rapport avec les infractions que j’aurais commises ? La préfecture, qui a transmis mon dossier à cette « société privée », lui a transmis également la litanie d’infractions relevées ici et là depuis les trente dernières années : 92 kms/h au lieu de 90, 55 kms/h au lieu de 50, ou 145 kms/h au lieu de 130. Défaut de ceinture, et autre crimes et méfaits de ce genre, aussi. Le portrait robot du conducteur classique. Rien à voir avec ce jeu de cubes absurde, et ces « tests » ridicules. Professionnellement, je me sers régulièrement d’armes de guerre. Si des difficultés psycho-techniques avaient été détectées, c’est par la médecine du travail, qu’elles l’auraient été, et il faut remarquer qu’elles n’auraient eu aucune incidence sur mon permis de conduire. Si ces tests avaient une quelconque utilité, ils feraient tout bonnement partie de l’examen pour le permis de conduire, et seraient à réitérer à période régulière, comme un contrôle technique.
Non, le premier but de cet « examen » n’est pas la sécurité routière. Il s’agit de fichage et de coercition, rien de plus. Un argument supplémentaire ? Saviez-vous que la peine encourue en cas de conduite avec un permis annulé est deux fois plus lourde que pour conduite sans permis (deux ans au lieu d’un an), a priori largement plus dangereuse ? Ce n’est pas la sécurité, qui est recherchée en premier lieu, mais d’abord la soumission aveugle du citoyen de base à tout règlement, fut-il particulièrement stupide.
Il faut aussi savoir qu’à cause de l’adoption de cette loi imbécile, entre 300.000 et deux millions de conducteurs roulent en France sans assurance, prétexte idéal pour renforcer la Police**. Savez-vous qu’un permis annulé en France vous interdit de rouler avec un permis Européen sur le territoire national, au mépris de toute considération pour nos voisins ? Savez-vous que le citoyen ne dispose que de deux mois pour formuler un recours contre un décision administrative, alors que les délais que s’accorde l’administration pour traiter vos dossiers donne une bonne image de l’éternité ?
Les totalitarismes n’ont cessé de fleurir au XX° siècle, dans des formes pour la plupart violentes et dramatiques. Au siècle suivant, le totalitarisme larvé demeure une tentation des gouvernements, d’autant plus séduisante qu’ils disposent de relais puissants et faciles à utiliser, que ce soit dans les médias ou dans l’industrie. Modernité oblige, il emprunte maintenant des chemins plus respectables, avec un visage mécanique et informatisé, ici celui de l’automobilement correct. Manipulation de l’opinion, de l’information, musellement de la CNIL, pressions sur l’INSEE, LOPSI, HADOPI, HALDE, ADN, vidéo-surveillance, radars, délits d’opinions, impôts masqués, subventions opaques, référendums à répétition, bientôt castration chimique, ce pseudo « examen psycho-technique » fait partie de ce puzzle monstrueux.
Il ne reste plus aux hommes libres qu’à entrer à nouveau en Résistance.
* la « société privée » en question, plusieurs millions d’euros de chiffres d’affaire, dirigée probablement par un de ces discrets amis du pouvoir, est inscrite sous l’activité « Autres activités de soutien aux entreprises ». On croit rêver. « Service Administratif de Collaboration » aurait mieux convenu. Il faut relire « 1984 ».
** 300.000 si l’on estime que la police arrête un conducteur sur 10 (en 2006, 30.000 interpellations pour conduite avec permis annulée, 60.000 interpellations pour conduite sans permis, chiffre en augmentation de 18% par rapport à 2005). 300.000 est un chiffre cité par le Figaro (édition du 18/06/08). Le sénateur Gournac parlait d’un million (question orale du 19/01/2005 http://www.senat.fr/questions/base/2005/qSEQ05010634S.html), tandis qu’Airy Routier évoque le chiffre de 2 millions dans son livre "La France sans permis"