Que restera-t-il du drame de Thionville ?
Fait divers mêlant politique, déception amoureuse, dépression, violence conjugale, meurtre, suicide… un cocktail explosif qui laisse deux familles dont trois orphelins dans une détresse sans voix.
Je reviens sur un drame épouvantable déjà bien commenté ces derniers jours.
"Un médecin de 65 ans tue à bout portant sa maîtresse après l’avoir battue pendant une dizaine de minutes puis se suicide."
Non seulement un tel fait divers est hélas banal, mais la réaction de ceux qui l’apprennent aussi : grosso modo, ce médecin est un méchant, il a tué une malheureuse femme. Parfois, on peut même sentir un certain soulagement que l’assassin se soit fait justice lui-même.
Privé/public
Hélas, cet événement de vie privée ne peut rester dans le cadre privé lorsque ce médecin est un député UMP depuis 22 ans et l’ancien maire d’une ville comme Thionville. En clair, un notable connu et reconnu depuis belle lurette en Lorraine.
Les faits, ils sont à ce lien (des dépêches) et peuvent se résumer hélas très rapidement : Jean-Marie Demange a tué sa compagne à bout portant dans la tête après une violente dispute puis s’est suicidé. La compagne avait deux enfants et aurait décidé le quitter (je ne suis pas sûr de cela, c’est ce qu’on lit sur Internet). Beaucoup évoquent une dépression que Jean-Marie Demange aurait eue après la perte de son mandat de maire de Thionville en mars dernier. D’autres évoquent aussi qu’il battait depuis longtemps cette femme.
Blogosphère
En faisant un petit tour très succinct (et très partiel) sur Internet, j’ai lu quelques réflexions intéressantes, notamment l’excellente analyse de L’Hérétique, et les articles de Hervé Torchet, Quitterie Delmas, Nicolas Vinci, Guillaume Desrosiers, Imhotep et Bernard Dugué, même si je suis un peu moins d’accord avec Hervé Torchet sur le fait de dire qu’il n’y a pas de coupable. Un état de faiblesse psychologique évident ne doit pas pour autant faire oublier un passage à l’acte avec de si graves conséquences.
À l’évidence, cette information très glauque a tout pour devenir très bruyante car elle mixte beaucoup de sujets en un seul.
J’en ai retenu sept.
1. Un meurtre
Il s’agit AVANT TOUT d’un abominable MEURTRE.
La décence est de penser d’abord à cette femme quadragénaire et à ses proches, les deux orphelins qu’elle laisse… ainsi que le fils du député (dont je ne connais l’âge).
Je ne peux m’empêcher de penser à ce terrible crime de l’excellent film "Sept morts sur ordonnance" (1975) où Gérard Depardieu, chirurgien, tue un à un tous les membres de sa famille pour raison de régression professionnelle (ses mains ne pourront bientôt plus opérer).
Et les mots simples de maître Eolas résument toute la pensée qui fait surface logiquement face à un tel drame : « Le suicide est un drame terrible, mais tous ceux qui décident de partir ne se sentent pas obligés d’emmener quelqu’un avec eux pour le Grand Voyage, surtout si cette personne est mère de deux enfants. Et un meurtre est un meurtre, fût-il perpétré par un député. ». Toutefois, le suicide a pu aussi être la suite d’un meurtre pas préparé.
2. La malheureuse minute de silence
Le suicide de Jean-Marie Demange aurait mérité évidemment compassion si celui-ci n’avait pas été précédé de ce meurtre.
Alors, comment expliquer cette minute de silence à l’Assemblée Nationale pour un meurtrier ? Un silence jugé par de nombreux citoyens scandaleux voire obscène ? Surtout pour une majorité si vive pour réprimer la grande délinquance ?
Certes, à chaque décès de parlementaire, la chambre dont il émane lui rend hommage. Ce qui est un usage normal dans toute institution.
Et ce sombre 17 novembre 2008, la séance a démarré sur cette communication très sobre à seize heures et peut-être que beaucoup de députés ont appris ainsi la nouvelle (le décès uniquement) sans en avoir le contexte (meurtre puis suicide).
Cette séance a été présidée par une députée socialiste, Danièle Hoffman-Rispal, et cette minute de silence aurait eu lieu quelle qu’ait été l’appartenance politique de Jean-Marie Demange.
Dans le blog très couru de maître Eolas, certains commentateurs ne s’offusquent pas de cet hommage et remarquent même que Jörg Haider, le leader extrémiste autrichien, a même bénéficié d’obsèques quasiment nationales en Autriche.
Un autre commentateur d’Eolas, Alex Draner, imagine même que les députés « ont réagi humainement, eux aussi sous le coup de l’émotion, en pensant au malheur de leur ami et collègue, si proche d’eux, et auquel ils s’identifiaient peut-être. » et ajoute : « Je crois que, lorsqu’ils votent des textes répressifs, ils ne pensent pas aux êtres humains qui auront à en souffrir, ils pensent à la satisfaction de leurs électeurs, et accessoirement, à celle du Président de la République. ».
Certains rappellent aussi la minute de silence au Conseil du 31 octobre 1979 des Ministres présidé par Valéry Giscard d’Estaing en hommage au ministre Robert Boulin retrouvé drogué et noyé (mais il n’avait commis aucun meurtre et son suicide reste très contesté).
Dans tous les cas, et vu la levée de boucliers un peu passionnelle (mais très compréhensible), les députés ont sans aucun doute contribué à monter d’un cran supplémentaire l’antiparlementarisme latent qui existe dans la société.
Du reste, certains députés regrettent l’expression initiale de leur compassion en apprenant les circonstances précises du drame, par exemple la députée PS de Moselle Aurélie Filippetti. qui parle d’un « acte ignoble ».
L’erreur de l’Assemblée Nationale n’a pas été la minute de silence pour la mort de Jean-Marie Demange, mais l’absence totale de mention et de compassion pour sa compagne assassinée (je ne ferai pas ici le distinguo entre "meurtre" et "assassinat" en l’absence de connaissance plus étendue des circonstances).
Et le Président de l’Assemblée Nationale Bernard Accoyer, quatrième personnage de l’État, a certes évoqué la femme battue et tuée, mais très maladroitement en la plaçant seulement au second plan, comme si elle n’était qu’une victime secondaire, ce qui pouvait donner une très mauvaise interprétation (au choix machiste ou préférentielle : certains êtres comptant plus que d’autres).
3. La forte tension de l’élu
Sans ce meurtre, ce suicide aurait pu être comparé au malheureux suicide de Pierre Bérégovoy le 1er mai 1993, ancien Premier Ministre implicitement rendu responsable par ses "amis" socialistes de leur plus formidable débâcle électorale.
La tension des hommes politiques en situation de pouvoir : Premier Ministre (sans doute la fonction la plus usante de toute la politique française), ministre, chef d’un exécutif local : maire, président de Conseil général ou régional etc.
Leur sollicitation permanente, leur endurance, leur travail peu reconnu… sont compensés par cette volonté d’agir et cette foi de pouvoir modifier, améliorer la société.
Comme l’explique très bien Hervé Torchet, la vie sous tension des élus se fait sans beaucoup de compensation et la perte de leur mandat est souvent très mal vécue.
Évidemment, être candidat à une élection est une sorte de "déclaration d’amour". Être élu décuple son opinion sur soi et être battu casse l’ego de façon terrible. Avoir du cuir en politique, c’est pouvoir encaisser les échecs électoraux avec le moins de casse psychologique possible.
Se croire indispensable et irremplaçable est un sentiment relativement bien partagé.
Même Jacques Chirac a failli tout abandonner après son échec en mai 1988 (il s’est repris six mois après). Je connais quelques maires et députés actuels qui auraient très mal vécu un (nouvel) échec électoral au moment de leur première élection…
4. Le processus électoral et la justice
Difficulté psychologique d’autant plus forte que l’ego considère que la démocratie doit être juste. Une élection serait méritée car elle récompenserait les travaux accomplis et un échec punirait. J’imagine le nombre de maires battus (il y en a eu beaucoup en mars 2008) en train de se dire : j’ai eu un bon bilan, j’ai fait progresser ma ville et on m’a injustement renvoyé…
Churchill, De Gaulle, pour ne citer que les plus grands, en ont fait, eux aussi, l’amère expérience : la démocratie n’a rien à voir avec un bulletin de note sur le bilan du sortant. Les électeurs pensent élire ceux qu’ils croient au jour et au lieu donnés les plus aptes. Unité de temps et de lieu, comme en amour.
5. Pour quand un statut de l’élu ?
Il n’est donc pas anormal de faire revenir en surface (c’est un serpent de mer déjà ancien, qu’on aurait cru à tort repris par le Comité Balladur) le sujet d’un véritable "statut de l’élu" (essentiellement local) pour donner une meilleure assise sociale à tous ces ouvriers de la vie de la cité (il n’y a pas que des ministres dans la vie politique, il y a 36 000 conseils municipaux aussi, soit plusieurs centaines de milliers d’élus).
Certes, être élu n’est pas un métier, et la professionnalisation de la politique nécrose la démocratie. Mais dans beaucoup de communes, certains projets n’aboutissent que grâce à la vaillance de quelques personnes qui se sont beaucoup démenées.
Les circonstances de ce drame renforcent aussi les convictions de Quitterie Delmas contre le cumul des mandats.
6. La folie rend-elle irresponsable ?
C’est la question d’un billet d’Hervé Torchet qui rappelle avec raison que « l’exonération de responsabilité pénale pour folie » date de l’Empire romain.
Comme l’auteur des faits est mort, il n’y aura aucune enquête et donc aucune réponse à la question sur le degré de folie du député au moment des faits. Cependant, un état dépressif ou suicidaire peut-il être comparé à de la folie ? La question est sans objet dans le cas du drame de Thionville mais sans doute plus important pour toutes les questions de délinquance et de récidive.
7. La violence conjugale
Par cette affaire de Thionville, le sujet refait surface dans l’actualité mais risque de repartir aussi vite. Certains évoquent le parallèle criminel de Bertrand Cantat à ceci près que dans le cas de Thionville, il y a eu volonté délibérée d’homicide.
Mais l’analogie avec d’autres exemples connus de femmes battues à mort est pourtant pertinente pour rappeler des statistiques terribles : en France, une femme meurt tous les trois jours de violences conjugales. et plus de huit femmes par jour sont réduites à une incapacité de travail supérieure à huit jours pour les mêmes raisons.
Dans quelques jours (le 25 novembre), sera célébrée la Journée internationale pour l’élimination de la violence contre les femmes. Que ce nouveau fait divers puisse contribuer à faire prendre conscience de l’ampleur du phénomène.
...
Que restera-t-il du meurtre de Thionville ?
Sûrement pas grand chose (sur les comportements politiques) sinon deux familles endeuillées, trois orphelins et l’impression d’un terrible gâchis.
Requiescat in Pace.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (19 novembre 2008)
Pour aller plus loin :
Dépêches sur le drame.
La minute de silence.
Le blog de maître Eolas.
Le blog d’Hervé Torchet.
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