Que s’est-il passé le 12 septembre ?
Nous avons beaucoup misé sur cette date nationale du 12 septembre dédiée à la lutte commune pour les libertés. Les Gilets Jaunes comptaient également sur cette date qui devait marquer la reprise des manifestations, reprise renforcée par la convergence avec les mouvements féministe et écologiques. Sur Marseille, nous avons travaillé dur à cette convergence. Les difficultés que nous avons rencontrées ont été à la fois internes et externes.
Interne car sur le terrain des idées nous étions loin d’être toujours d’accord. Il faut dire que les médias ont joué sur les divisions en favorisant la visibilité de certains mouvements, sachant que les Gilets Jaunes sont pour le gouvernement le mouvement à abattre. Par ailleurs ou conséquemment, nous avions du mal à nous rencontrer en vrai, la communication virtuelle créant finalement plus de malentendus que de vrais débats.
Externe car les nombreuses infiltrations de la police ont créé une ambiance de suspicion. De plus les impositions sanitaires et les parcours imposés par la préfecture ont compliqué les manifestations, sachant qu’il faut toujours s’attendre à une interdiction au dernier moment.
Ajoutez à cela l’ambiance délétère due à la crise du Covid qui nous a tous sidérés, fatigués, démoralisés, en plus de presque deux années de luttes intensives réprimées violemment, et de toutes les manières possibles, par l’Etat. Malgré ces obstacles, nous avons retroussé nos manche — encore une fois — au nom d’une société fondée sur la fraternité et non sur l’avarice, le mensonge et la démesure.
Samedi/Paris : Mes amis et moi-même arrivons à Bourse. La manifestation n’a pas commencé qu’on est déjà encerclé par les FDO. Partout des flics. Presque plus de flics que de manifestants pour défendre nos libertés… On peine à voir du jaune ou plutôt à sortir du noir. Peu de manifestants. Peut-être 500. On se retrouve, on se salue malgré tout. On attend le départ. Le cortège de tête anticipe la marche sur « Tout le monde déteste la police » et « anti-anti-anti-capitaliste ». On est forcément d’accord mais ça sonne faux ; il se passe autre chose. On voit sur les gilets et les pancartes des mots d’ordre plus percutants et plus actuels sur les impositions sanitaires et la perte des libertés. Le cortège de tête fait un flop. J’en profite pour aller prendre la température auprès de la police : « Vous savez que vous serez remplacés par des drones ? » Petit acquiescement. « Vous savez qu’on se bat pour les retraites y compris les vôtres ? » Un peu plus d’acquiescement. « Vous savez qu’on lutte contre les masques que vous portez toute la journée ? » Cette fois un très sérieux oui avec les yeux rouges qui montent au ciel. Ça ne les empêchera pas de nous frapper en temps voulu ; l’ordre de la schizophrénie. Un peu plus loin un groupe de civils en noir. « Ça va la manif ? Ouais. Vous venez de quel groupe ? Ah… secret. En fait ça se voit trop les gars. On ne s’en cache pas ». Quand on démasque les flics en civil, ils n’ont plus d’autre choix que d’assumer. Ils sont censés repérer les éléments violents, mais la cavalerie est programmée pour arriver après coup. Pourtant des autres groupes vêtus de noir franchement antipathiques, il y en a beaucoup. Serait-ce qu’aujourd’hui étant moins nombreux ils sont plus visibles ou alors qu’entre-temps ils se soient reproduits ? Je suis venue avec mon amie italienne. L’omniprésence policière est oppressante. Elle veut partir. Je la rassure. J’essaye de la distraire en lui apprenant à repérer les infiltrés. Quand on vient de l’étranger, cette ambiance agressive est étourdissante. Ça me rappelle un journaliste allemand rencontré au hasard d'une manif, qui revenant des manifestations à Hong-Kong, me disait qu’il avait plus peur de la police française de Paris.
Ça y est on part. Un mélange de CRS, policiers et gendarmes nous enserre dès le départ. Casqués, masqués, cagoulés, des grenades sur le ventre et dans le dos, des fusils LBD, des boucliers, des protections, des bottes pesantes, des matraques. Ils sont en double rangée, accompagnés de cars et de voitures. A chaque arrêt, à chaque place ils se resserrent. Le rythme est difficile. Lent. Irrégulier. On s’arrête souvent. Ça serre un peu plus. On est suivi de près. Devant, derrière, sur les cotés. L’espace vital se réduit de minute en minute. Plus on s’approche de la destination finale, moins les gens ont le droit de sortir. Sans explication. La suffocation s’accroît. Pression physique. Pression psychique. Recouvert d’une masse sombre, on ne nous voit plus de l’extérieur. On nous enkyste. La tension monte à chaque pas. La technique de combat n’est pas nouvelle : on comprime les gens les uns contre les autres jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus bouger, qu’ils s’écrasent entre eux et qu’ils perdent leurs moyens dans un vent de panique. Ce n’est plus le parcours d’une manifestation, mais une embuscade qui dure des heures au milieu d’un Paris hostile dressé au confort et à l’obéissance. L’étranglement et l’immobilisation, c’est censé être moins violent qu’un coup de matraque. C’est seulement plus fourbe, plus cynique, plus irrespirable. On fait en sorte que personne ne vous voit, que l’angoisse monte en vous et que vous soyez pris d’une crise d'asthme ou de panique.
Le groupe se gonfle de nouvelles personnes venues de la place Wagram. Ça chauffe là-bas. La manifestation aurait été interdite 10 minutes après le départ, comme à la Place d’Italie l’année dernière. Coup de fil des Champs : « Ils arrêtent tous les 2 mètres, surtout les journalistes. Je me suis fait contrôler 6 fois déjà. Impossible de se retrouver. Il y a degun. C’est déprimant. On vient vous rejoindre. Vous êtes avec Bigard ou Rodriguez ? ». J’avais oublié cette nouvelle mystification médiatique. Au fil du temps, les GJ ont acquis cette faculté remarquable de pouvoir être à la fois antisémites et anti-nazis, à la fois dans la guestapo et dans la résistance, un jour aryen, l’autre juif. On ne risque pas de voir macroniste et anti-macroniste ; la magie a ses limites. En revanche le gouvernement n’a aucune limite dans la diffamation et la contradiction. Tout est bon pour l’anathème. Et si on ne trouve pas, on compile, on sort du contexte, on retourne, on invente. Depuis le Covid 19 le politiquement correct s’est fait dépassé par le politiquement contradictoire. Plus tu dis tout et son contraire plus tu gagnes en audience. D’ailleurs cette fois, tandis que d’un côté la police contrôlait particulièrement les journalistes, cette même police de l’autre côté, portaient de belles caméras et des appareils photos dernier cri pour ré-écrire l’histoire. C’est un peu ça la communication aujourd'hui : la fusion parfaite entre le journalisme et la police. Nous nous sommes tellement habitués aux déplacements de débat et aux diversions à scandale qu’on évoque ce canular médiatique, au plus, par un simple sourire.
On s’arrête pour manger. On dépasse pas les 2000 personnes. Je parle avec des soignantes qui sont venues à 6 heures du matin de Normandie. Elles sont ravagées. On parle des mesures sanitaires et du manque de moyen pour les hôpitaux. Elles n’ont même plus la force de dénoncer. Il suffit de passer 10 minutes avec elles pour comprendre qu’elles portent la misère et la ruine. Et pourtant elles sont encore là. Infaillible courage devant le Léviathan impitoyable qui assassine les enfants et les anciens.
Porte voix : « La pause est finie ! Veuillez regagner le cortège ! » Mais quel manifestant ose donner ainsi des ordres ? Je me retourne : la police ! On en est là. De toute façon, pas le choix : la police pousse. On va au bagne, au champ de coton, au camp. C’est inouï. Humiliant. On s’est transformé en une colonne de lépreux. L'énergies devient insoutenable. Avec mon amie, on n’en peut plus. Il faut prendre de l'air. On sort du cortège macabre. Et là, tandis que le cortège disparaît dans la brume de la masse noire, je vois la police se mettre en rang devant les banques. Immobiles. Noirs et sans visage. Un hélicoptère passe dans le ciel, assourdissant les vagues clameurs. Après une pause non conventionnée, on regagne le cortège. Mon amie est fascinée par cette guerre d’un nouveau genre. L’ennemi avance masqué. Que des coups bas. Aucun style. Tout est permis. Une méthode fondée sur la haine. La méchanceté à l’état pur. Un démembrement glacial. Une strangulation méticuleuse. L’abattage méthodique de la joie humaine. Ce n’est plus seulement du mépris de classe mais l’anéantissement de l’existence. Il faut le vivre pour le croire.
Encore un arrêt. On ne sait même plus où nous sommes. Des jeunes vêtus de noir mettent le feu à quelques poubelles au beau milieu du cortège. Dans un moment aussi porteur et inquiétant, ça a quelque-chose de pathétique. Certains GJ essayent de les en empêcher : ils se font menacer. On connaît par coeur. Les flics vont envoyer leurs grenades, on va suffoquer, on va se précipiter vers un côté pour éviter les gaz, la police va attaquer. Au pire on se fait nasser pour un bon moment, au mieux on perce le cordon de police et on se disperse. Seconde solution. On court, on tempère, on tousse, on recourt. Au moment de la dispersion, on voit ces petits groupes de jeunes accompagnés de moins jeunes qui s’enfuient. Des GJ leur lancent « Putain ! Faut arrêtez de cramer les poubelles, les condés n’attendent que ça ! » Réponse laconique : « Va te faire enculer ! » On passe dans une rue transversale. En voilà d’autres. On les prend à parti. Une sorte de débat commence :
- Ça fait 2 ans que vous nous pourrissez les manifs !
- On devrait tous être black blocs !
- Parce que tu crois qu’en pêtant des vitrines et en brûlant des poubelles tu vas renverser le pouvoir ?
- Ouais !
- Vous est juste là pour foutre la merde ! On ne vous connaît même pas ! Vous venez jamais dans les rond-points ! Vous débarquez de nulle part ! Vous nous menacez ! Vous êtes même pas là dans les assemblées !
- Quelles assemblées ?
- Mais vous êtes payés ou quoi ?
- Ça c’est des bruits qui courent !
- Vous êtes de mèche avec les flics, c’est pas possible !? Mais qu’est-ce que vous foutez !?
Là c’est assez drôle parce qu’on pourrait croire que ces « black block » allaient attaquer. Pas du tout. Ils reculent et lancent des phrases anticapitalistes toutes faites pour déstabiliser l’adversaire. Un grand noir arrive et, tandis ces derniers partent en courant, calme les GJ : « C’est triste, vous voyez le pouvoir arrive à nous désunir ». Echange. Il fait parti du CNT (Conseil National de Transition) qui croit encore en la Constitution et en l’état de droit. On comprend qu’ils n’ont pas encore mordu la poussière…
Chacun prend sa route.
Les terrasses de café étendues sur les trottoirs, la concentration de richesses, ce petit monde parisien de nantis qui nous regarde avec dédain, agacement ou parfois avec une curiosité malsaine derrière l’appareil photo, créent une rupture cognitive. C’est comme si les poilus de première ligne devaient soudainement assister à un dîner mondain. Ces gens-là ne sont-ils donc pas concernés par les libertés individuelles et collectives ? Ne voient-ils pas le crépuscule de la démocratie ? Sont-ils encore confiants dans l’avenir ? Cherchent-ils des moyens d’évasion dans la consommation ? Se croient-ils éternellement protégés par l’Etat ? Ou bien la richesse leur épargne-t-elle de se poser les vraies questions ? Ou peut-être nous ne luttons pour les mêmes choses ?
Sur le chemin on parle avec beaucoup de personnes. Des belges black blocs eux aussi, plus accessibles et sincères mais complètement saouls. Ils comprennent l’intérêt de la rencontre et de la convergence, mais sont pris par le vertige de la violence.
De toutes ces personnes, les GJ de la première heure ont quelque-chose de commun : ils sont calmes, réfléchis et soucieux. Les réflexions sont solides. Les informations également. Ils n’essayent pas (plus) de convaincre, ce qui leur donne une épaisseur, voire une forme de tristesse. Retraite. Retour sur soi après une défaite. Recul pour mieux voir et repartir. Prendre ensemble les leçons de ce qu’il s’est passé. L’heure est sombre. Il nous faut tout réviser. Ce n’est pas seulement deux ans de luttes communes, c’est l’histoire séculaire de résistance, de souffrance et de dignité conquise qui s’est réveillée dans le ventre des peuples. L’intelligence collective dépasse de loin celle de nos experts et de nos « élites » qui vénèrent le modèle 2.0. Celle-ci nait d’une expérience, d’une tension du corps, d’une expérience du corps ; ce qu’on appelle le vécu. Le vécu c’est la victoire du réel contre l’idéologie, la victoire de la présence contre la valeur marchande, la certitude d’être contre l’arrogance infantile du pouvoir inconsistant, l’expérience de la mort contre le fantasme d’immortalité. Ce vécu ne se donne ni dans les couloirs médiatiques, les négociations d’affaires, les cercles de Bildeberg et les salles d’opéras, ni dans l’exaltation cocaïnée des grandeurs virtuelles et des sinistres projets futuristes. Non. Il se donne au fond de la terre et du bitume, au milieu d’une défaite, dans le froid et sous la canicule, dans les dernières heures données après l’épuisement, dans la rencontre improbable qui vient faucher les préjugés. L’être de pouvoir a vendu son corps et son âme au vide et à la médiocrité. Les GJ auront beau être écrasés dans l’opprobre et le sang, ils ont vu la bête immonde et un autre avenir ensemble. Contre l’anéantissement de l’existence et la bassesse des oligarques, les GJ ont tenu, et tiennent encore, l’histoire, la vie et le réel. Quand on a vu, on ne peut plus reculer. Même dans la dépression généralisée, la vie reprend son sens et son mouvement. C’est pour cette vie qu’ils ont dit : « On ne lâche rien ! »
10 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON