Que veut vraiment Vladimir Poutine ? (Ukraine, étranger proche et stratégie globale)
Cette question, maintes fois posée et jamais répondue que par des platitudes ou des énormités, trahit la prétention de certains de décrire les tréfonds de l’âme de Vladimir Poutine, ce contre quoi le bon sens nous met pourtant tout de suite en garde.
Nul, en effet, ne peut sonder le cœur et les reins d’autrui.
Mon propos sera donc tout autre, ici, et ne concernera que l’homme d’État, ce qu’il veut vraiment, certes, mais uniquement en sa fonction, dans son habit officiel, c’est-à-dire en sa seule qualité de président de la Fédération de Russie.
La guerre d’Ukraine
Tout d’abord, il faut rappeler une évidence, souvent passée sous silence ou minimisée dans ses conséquences, à savoir que l’élite dirigeante au pouvoir au Kremlin depuis au moins 1999, pense « Russia first ! », soit « La Russie d’abord ! »
Ainsi, quand le président Poutine étudie les options qui se présentent à lui, il raisonne toujours de la manière suivante : « Laquelle de ces options s’avèrera la plus efficace pour assurer la sécurité de l’État et la défense de ses intérêts ? », préalable à la sauvegarde du bien-être du peuple russe.
Comme le firent l’immense majorité des souverains russes qui l’ont précédé, c’est à l’aune de cet objectif, en considération de ce but à atteindre, que Vladimir Poutine prend chacune de ses décisions de politique intérieure et extérieure.
L’élite dirigeante du Kremlin n’est d’ailleurs pas la seule à raisonner de cette façon. En effet, il en est de même à Pékin, Tel Aviv, ou encore Washington, bien sûr, et sans doute, dans une moindre mesure, à Ankara ou Téhéran… mais pas à Paris depuis que la France est devenue un vassal de l’Oncle Sam.
Dès lors, ce que veut le président Poutine, en Ukraine, où il a décidé de lancer une « opération militaire spéciale », n’est rien moins que d’assurer au mieux la sécurité de l’État russe et la défense de ses intérêts, ce à court, moyen et long termes.
Car, après tout, gouverner, c’est aussi prévoir.
Ensuite, c’est donc dans la continuité de ce « La Russie d’abord ! » que s’inscrivent les buts de guerre officiels énoncés par Vladimir Poutine : 1/ la reconnaissance, par Kiev, de la souveraineté russe sur la Crimée ; 2/ et celle de l’indépendance des républiques de Donetsk et Lougansk ; 3/ la démilitarisation de l’Ukraine ; 4/ ainsi que sa dénazification.
Si les deux premières exigences du président Poutine ne présentent aucune difficulté particulière de compréhension et peuvent être obtenues par la voie diplomatique, rapidement et sans équivoque possible, il en va tout autrement des deux autres qui, en creux, contiennent, dès leur formulation, le 24 février 2022, la manière dont va évoluer la guerre d’Ukraine.
En effet, « démilitariser » signifie rien moins que réduire les forces armées ukrainiennes à la portion congrue, c’est-à-dire à un niveau où elles ne représenteront plus une menace pour la sécurité de l’État russe.
Or, il est très improbable que Kiev ratifie une sorte de nouveau traité de Versailles comme celui qui, le 28 juin 1919, imposa des conditions similaires à l’Allemagne vaincue.
Dès lors, atteindre un tel objectif ne peut que prendre des mois, voire des années, et implique des frappes nombreuses, précises et répétées.
Naturellement, il en va de même pour la dénazification de l’Ukraine, laquelle prendra autant de temps, si elle est obtenue sur le champ de bataille, et ne peut s’accompagner que d’une occupation militaire russe de l’entièreté du territoire ukrainien pour être pleinement garantie. C’est ainsi que l’Allemagne de 1945 put être dénazifiée avec succès, les troupes américaines, soviétiques, britanniques et françaises étant demeurées présentes sur son sol durant de nombreuses années.
Il nous faut donc voir plus loin que les déclarations de Vladimir Poutine qui, sincères, nous en disent malgré tout moins de manière manifeste qu’en creux. Ce dernier le sait fort bien puisqu’il a déclaré dès le lancement de son « opération militaire spéciale » que celle-ci prendrait le temps qu’il faudrait, et a encore récemment rappelé qu’il avait tout son temps.
Nous verrons en effet que le temps joue en sa faveur.
Je peux donc affirmer, sans grand risque d’être démenti par les faits, que l’armée russe s’arrêtera à la frontière polonaise. Certitude confirmée, de toute façon, par l’impossibilité pour l’élite dirigeante du Kremlin de concilier son exigence de sécurité avec la survivance d’un État ukrainien de quelque superficie que ce soit.
Quant à l’objection concernant l’hostilité des populations civiles à l’égard de la Russie, au rythme, délibérément lent, où progresse l’armée russe, elles auront tout le temps de quitter le pays avant son occupation et son absorption par cette nation.
Enfin, il ne faut pas être naïf et ne retenir que les buts de guerre officiels énoncés par le président Poutine, tant il est évident que d’autres objectifs sont poursuivis, à court, moyen et long termes, ici encore, tout aussi importants et s’inscrivant à leur tour dans la perspective d’assurer la sécurité de l’État russe et la défense de ses intérêts, préalable, rappelons-le, à la sauvegarde du bien-être du peuple russe.
Ces buts de guerre, officieux, ceux-là, sont dissimulés par une habile entreprise de maskirovka, soit « camouflage », en russe, un art proche de la deception anglo-saxonne, soit, une fois traduit, « fourvoiement, égarement, leurre ».
En œuvre en Ukraine, c’est elle qui rend si difficile la lecture de la stratégie déployée par l’état-major de l’armée russe et fait dire n’importe quoi sur cette dernière, y compris au sein de milieux dits « nationalistes » réputés favorables au Kremlin, en France et ailleurs dans le monde occidental.
Sans trop entrer dans les détails, disons que la maskirovka consiste en un « ensemble de mesures destinées à tromper ou égarer l’ennemi quant aux capacités, actions et intentions réelles de la sécurité nationale russe ». Ces mesures concernent, en fait, des domaines très différents, qui peuvent parfois paraître, à tort, fort éloignés de la matière militaire stricto sensu, incluant des actions de feinte, de tromperie, d’imitation, de simulation, de désinformation, de dissimulation, ou encore de diversion.
Très bien rôdés dans l’art multiséculaire de la maskirovka, les services secrets russes, Renseignement militaire inclus, mènent donc ces actions tous azimuts, avec efficacité, allant jusqu’à faire passer les points faibles de la sécurité nationale russe pour des forces et les points forts de celle-ci pour des faiblesses. Toujours dans le but de tromper l’ennemi.
Je vois ainsi à l’œuvre une vaste opération de maskirovka en Ukraine, où l’armée russe détruit assez d’armes occidentales, livrées au régime de Kiev, pour empêcher que les troupes russes ne soient débordées sur le terrain, tout en laissant passer suffisamment de ces mêmes armes, en direction de la ligne de front, pour que l’armée ukrainienne puisse continuer le combat.
En agissant ainsi, l’armée russe s’assure que le conflit dure des mois, voire des années, afin que les buts de guerre officiels énoncés par Vladimir Poutine soient pleinement atteints, tout en s’épargnant des pertes humaines bien plus élevées, ce que de grandes offensives terrestres classiques exigeraient. De plus, mener une guerre d’usure permet à l’armée russe d’épargner aussi, autant que possible, les civils des deux côtés de la ligne de front, afin de ne pas hypothéquer les chances d’une occupation de l’Ukraine réussie sur le long terme.
Mieux encore, plus cette « opération militaire spéciale » dure et plus l’Occident doit maintenir son paquet de sanctions économiques antirusses ; présentées comme des représailles à l’invasion russe de l’Ukraine, ces sanctions ne peuvent pas être levées si la guerre est encore d’actualité. Or, ces sanctions usent beaucoup plus les économies occidentales que l’économie russe. Résultat, plus la guerre dure et plus grandit le risque, à terme, d’un effondrement des économies au Japon, en Europe et même aux États-Unis, ce qui, cela va sans dire, sert les intérêts de la Russie, puisque ces nations hostiles mordraient la poussière.
N’en déplaise aux propagandistes occidentaux et aux experts du Café du commerce, le temps joue bien en faveur du président Poutine, lequel ne bluffe pas – il ne bluffe jamais, en vérité – quand il affirme que la guerre se déroule comme prévu et avoir tout son temps en Ukraine.
La vérité est tragi-comique, puisque Vladimir Poutine et l’élite dirigeante russe ont su exploiter la volonté de puissance et l’orgueil des élites occidentales, lequel les amène à sous-estimer systématiquement les capacités intellectuelles de leur adversaire russe, retournant leurs préjugés et défauts contre eux. En effet, c’est bien parce que les élites occidentales prennent les Russes pour des demeurés qu’ils se sont lancés dans la guerre et une politique de sanctions économiques antirusses contreproductive, persuadés que l’armée russe serait rapidement défaite. Et ils n’en démordent pas, s’obstinant déraisonnablement. Résultat, ces élites occidentales se sont condamnées à se soumettre au verdict des armes qui, tôt ou tard, leur sera très défavorable, ou à couler avec le navire dont elles ont sciemment troué la coque.
Tel est le piège mortel tendu à l’Occident par le président Poutine, et dans lequel le premier est tombé à pieds joints. Tel est ce que veut vraiment Vladimir Poutine en Ukraine : détruire les économies japonaise, européenne et étasunienne.
Ce qui figure l’un des aspects majeurs de la deception occidentale comme de la maskirovka russe : « Tromper l’ennemi par la manipulation, la distorsion ou la falsification des preuves et autres indices, afin de déformer la perception que celui-ci a de la réalité et l’inciter à réagir de telle manière qu’il porte lui-même préjudice à ses propres intérêts ».
Étranger proche
Mais ce que veut vraiment le président Poutine en Ukraine s’inscrit aussi dans son entreprise, plus vaste, de pacification de l’étranger proche russe, constitué des anciennes républiques socialistes soviétiques, au nombre de quatorze et auxquelles s’ajoutent la Finlande et la Mongolie.
À terme, il est probable que des liens beaucoup plus étroits soient tissés, sur les plans politique, économique et militaire, entre la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie, le Kazakhstan et le Caucase, toujours dans le but d’assurer au mieux la sécurité de l’État russe et la défense de ses intérêts, préalable, je le répète, à la sauvegarde du bien-être du peuple russe.
L’intervention russe en Géorgie, en 2008, décidée pendant la présidence de Dmitri Medvedev, va dans ce sens, de même, bien entendu, que le retour de la Crimée dans le giron russe, en 2014, consécutif au coup d’État de Maïdan, et, plus encore, l’opération militaire spéciale en Ukraine, en 2022.
Ici, ce sont les « ventres mous », ou points faibles, de la géopolitique de la Russie, de la position géostratégique de ce pays, qui sont visés à fin de résorption. Vladimir Poutine ne raisonne pas autrement quand il décide d’intervenir, en janvier, au Kazakhstan, « ventre mou » central de l’étranger proche russe depuis une trentaine d’années.
En cela, l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), sous l’égide de laquelle l’armée russe est intervenue au Kazakhstan, participe de cette entreprise de pacification de l’étranger proche russe. Outre ce dernier État, la Biélorussie et la Russie, en sont membres l’Arménie, pays ami du Caucase, ainsi que le Kirghizistan et le Tadjikistan, nations d’Asie centrale elles aussi anciennes républiques socialistes soviétiques.
Organisation politico-militaire moins contraignante pour ses membres que peut l’être l’OTAN pour les siens, le président Poutine se donne ici les moyens de ses ambitions en matière de sécurité dans le seul étranger proche russe.
Stratégie globale
Il convient de distinguer un « étranger proche » russe, que j’ai évoqué, d’un « étranger lointain » incluant les anciens membres du bloc de l’Est, terres de l’ex-Yougoslavie et Albanie compris, la Grèce, la Turquie, l’Irak, l’Iran, l’Afghanistan, le Pakistan, l’Inde, la Chine, la Corée du Nord, la Corée du Sud, le Japon, ou encore, géographie oblige, l’Alaska étasunienne, russe jusqu’à sa cession, pour une bouchée de pain, en 1867.
Comme ses prédécesseurs, notamment de l’Empire russe, Vladimir Poutine a naturellement à cœur de chercher un accès pérenne aux mers chaudes pour la Russie, ce qui n’est possible qu’en réglant le problème posé par une Ukraine hostile et en tissant des liens étroits avec la Turquie, pour ce qui est du contrôle de la mer Noire et du libre accès à la Méditerranée et à l’océan Atlantique… sachant que celui-ci sera bientôt navigable depuis le littoral arctique russe, en raison de la fonte annoncée de la banquise boréale. Même calcul avec l’Azerbaïdjan, en conflit avec l’ami arménien et allié traditionnel de l’Iran, ce dernier pays devant être choyé puisqu’il permettrait un accès à l’océan Indien, si jamais une base navale russe y était construite. Plus à l’est, enfin, l’accès à l’océan Pacifique sera garanti, dans un futur proche, par le réchauffement global dans cette région, qui va désenclaver la Russie pour de bon, la transformant peu à peu en un vaste État mi-continental, mi-océanique, caractère qui fait encore aujourd’hui la puissance des États-Unis d’Amérique.
Mais la volonté du président Poutine ne s’arrête pas là et ne saurait s’en tenir à établir des liens d’amitié avec seulement une poignée d’États souverains de moins en moins sensibles aux promesses ou aux menaces de l’élite dirigeante étasunienne. C’est pourquoi Vladimir Poutine regarde aussi en direction de l’Inde et de l’Arabie Saoudite, de l’Afrique du Sud et du Brésil, ou encore de la Thaïlande, pivot de l’Asie du Sud-Est.
Voici les grandes lignes pour l’étranger lointain russe.
Demeure, bien sûr, le partenariat avec la Chine, intéressé des deux côtés et qui ne peut durer, Pékin et Moscou le savent bien, en raison de la faiblesse économique relative et du lent déclin démographique de la Russie, hypothéquant son avenir et la rendant vulnérable aux ambitions territoriales, mais aussi économiques, autant de son ennemi déclaré, les États-Unis, que de son faux-ami encombrant, la Chine.
D’autant que, à l’instar de l’élite dirigeante russe, son homologue chinoise n’oublie rien. Or, la Russie fait partie de ces nations européennes qui ont exploité la Chine, au XIXe siècle, s’implantant même en Mandchourie, avant que la Japon, vainqueur de la guerre russo-japonaise de 1904-1905, ne l’y supplante. Nul doute que Pékin réserve un chien de sa chienne à Moscou, ce que le Kremlin ne peut ignorer.
C’est là qu’intervient à nouveau l’art de la maskirovka, lequel a maintes fois sauvé la mise à l’élite dirigeante russe. Objectivement, la Russie ne peut vaincre, à l’occasion d’une confrontation militaire directe, ni les États-Unis ni la Chine, sans encaisser des dommages quasi irréparables qui renverraient la nation russe des décennies, voire des siècles en arrière, sur les plans politique, économique et militaire.
Alors, quand vous ne pouvez battre ni votre ennemi ni votre faux-ami, il ne vous reste plus qu’une option : agir de manière souterraine pour qu’ils se battent entre eux, le plus discrètement du monde, sans attirer leur attention, endormant leurs méfiances respectives en vous faisant passer pour moins intelligent que vous ne l’êtes, ce auprès de votre ennemi, et bien plus naïf que vous ne l’êtes, ce auprès de votre faux-ami.
Joueur d’échecs et judoka accompli, le président Poutine dispose de la patience et des nerfs nécessaires pour mener à bien une telle entreprise. Si elle réussit, l’ennemi étasunien et le faux-ami chinois entreront tôt ou tard en guerre, laissant le premier exsangue, incapable de se maintenir en Europe, livrée alors à elle-même et à l’influence russe grandissante, et le second si affaibli qu’il ne représentera plus une menace pour la sécurité de l’État russe et ses intérêts vitaux, cependant que son poids démographique et les destructions dues au conflit l’obligeront à commercer comme jamais auparavant avec la Russie, cette fois-ci selon les termes de cette nation. Vous avez dit maskirovka ?
Mais cela, c’est déjà une autre histoire.
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