Qui est « hors-Système » ?
Je lis souvent sur agoravox, de même que j'entends lors de certaines conversations, des disputes sur la question de savoir si telle ou telle personne publique est "hors du Système" ou pas. Il va de soi pour les participants de ces débats enflammés, que tout individu "dans le Système" est à dénigrer, contrairement aux "hors-Système", ou "anti-Système", qu'il faut suivre et encenser. Essayons de défricher un peu le terrain pour y voir plus clair dans la définition de ces étranges catégories.
D'abord, qu'est-ce que le Système (car il faut mettre un grand S quand on en parle) ? Le Système semble être une entité globalisante possédant sa propre autonomie, ses propres règles, sa propre logique et sa propre volonté, ensemble de choses que j'appellerai par la suite son orientation. Cette notion de système est probablement héritée de l'hegeliano-marxisme pour lequel la réalité est rationnelle, et la réalité est le Tout. Ce n'est qu'en tant que totalité que le Système acquiert sa conscience de soi (et donc son orientation), que n'ont pas les parties qui le composent. C'est ainsi que Marx a mis au point une analyse du capitalisme en tant que système possédant sa propre dynamique et sa propre organisation cohérente, procédant de la somme algébrique de la recherche du profit des capitalistes. Mais le capitalisme n'est pas vraiment le Système dont nous parlons ici, car il semble que le Système ne recouvre pas seulement la sphère économique, mais aussi les domaines de la politique, des médias, et même de la pensée. Certains pourraient me rétorquer à ce point précis que le capitalisme est déjà à lui seul le moteur de ces autres sphères d'activité, mais il ne me semble pas utile de soulever cette objection pour la suite de l'article.
Si nous nous en tenons donc à cette définition du Système, il devient évident que personne ne peut être en-dehors de celui-ci, car l'action de chacun exerce une influence sur lui, qui s'agrège aux actions exercées par tous les autres. A moins d'être un hermite, donc, il est impossible d'être strictement en-dehors du Système. Que veulent donc dire ceux qui parlent des "hors Système" ?
L'hypothèse la plus probable est que sont désignés "hors-Système" ceux qui manifestent des tendances contraires aux tendances dominantes du Système, et qui sont pour cette raison exclus, ou mal vus, de ses structures dominantes (grands médias, partis politiques, grands groupes financiers ou industriels). (Sont par conséquent "dans le Système" ceux dont les tendances épousent celles du Système et sont intégrés à ses structures dominantes ou en sont bien vus). Cette exclusion s'explique alors par une raison simple : si un individu, au sein des structures susmentionnées, qui sont celles où le Système s'incarne et exerce son action sur la réalité concrète, agit de manière à modifier l'orientation de celui-ci, les personnes installées dans ces structures et qui ont conscience, par idiosyncrasie, qu'ils doivent leur place à cette orientation particulière du Système, réagiront par l'exclusion du membre dissident. C'est par ce genre de comportements collectifs mi-conscients que se manifeste l'inertie globale du Système. Nous comprenons donc qu'il est impossible d'aller à total contre-sens du Système tout en restant durablement intégré à ses structures dominantes, même si la réciproque n'est pas vraie, l'exclusion d'un individu de ces structures ne signifiant pas forcément une radicale opposition entre son action et l'orientation du Système.
La dialectique du Système agit cependant de sorte que les dissidents, devenant plus nombreux à mesure que la logique du Système se déploie davantage et rend plus visible les contradictions qu'il parvenait à contenir, parviennent à former à leur tour une structure, inférieure en importance aux structures dominantes, mais acquérant avec le temps une ampleur significative. Paradoxalement, cette mouvance, en gagnant un poids susceptible d'avoir une influence non négligeable sur l'orientation du Système, s'y trouve, selon l'hypothèse énoncée plus haut, intégrée. C'est là que nous touchons du doigt le noeud du débat sur les personnes "hors-Système" : on peut tout à la fois dire que l'action d'une personne ou d'un groupe est de nature à modifier profondément l'orientation du Système, et faire remarquer que cette personne ou ce groupe en fait partie. C'est sur cette ambivalence que jouent sans s'en rendre compte ceux qui débattent sans fin dans le but de décerner des diplômes d'anti-systémisme aux uns et aux autres.
Cependant la question est plus complexe que cela. Il se peut en effet que des individus, ou des groupements, de par les buts qu'ils se sont assignés, s'opposent en apparence aux orientations majeures du Système, mais par manque de lucidité ou de cohérence, y contribuent involontairement de par leurs présupposés et par leur action. Il s'agit des idiots utiles, qui se méprennent sur l'orientation réelle du Système, prenant les influences majeures pour des influences mineures et inversement. Il est donc primordial de savoir reconnaître les idiots utiles pour bien distinguer qui est "hors-Système" et qui ne l'est pas. En vertu du paragraphe précédent, un bon critère pour identifier un idiot utile est l'indifférence, voire la bienveillance, que lui témoignent les structures dominantes. Un auto-proclamé "opposant radical" ou "révolutionnaire" ne peut avoir la sympathie des grands médias, des partis politiques majeurs, et des acteurs économiques dominants.
Ceci posé, il convient également d'être prudent et de se demander si l'exclusion d'un opposant de la part de ces entités ne procèderait pas d'une ruse du Système qui tendrait à profiter du désir d'opposition naissant afin de le canaliser vers une direction voulue, faisant de certains des supers idiots utiles. Mais ce genre de questions dénote une profonde incompréhension du fonctionnement global du Système, puisqu'il suppose non pas que la cohérence du Système résulte de la sommation des activités de ses membres, mais que quelques uns de ses membres penseraient à la place du Système et lui donnerait la direction qu'ils veulent pour garantir leurs intérêts. C'est là donner à des individus un pouvoir qu'ils ne peuvent avoir, puisqu'ils seraient à la fois Tout et partie. Cette erreur est ce que nous appellerons par le nom de complotisme.
Je pense avoir donné tous les éléments nécessaires pour clarifier les débats à venir sur la nature "hors-Système" ou "dans le Système" de certains groupes ou individus.
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