Racistes, les Français ?
La chose qui frappe le plus un observateur étranger de la scène (devrait-on dire "du cloaque") politique française, ce n'est pas tant l'aveuglement et la déconnexion des élites, mais l'effort déployé par elles pour rester aveugles et sourdes aux cris du peuple. Voilà qu'il y a à peine trois semaines les Français ont massivement voté pour un parti dit (à tort ou à raison) "anti-système", marquant par là leur malaise et leur exaspération face à des élites politiques et à une société civile qu'ils jugent enfermées dans un entre-soi et étrangères à leurs préoccupations tant économiques que sécuritaires. Que font-elles, donc, ces élites ? Eh bien, au lieu de tirer les leçons de cet aveu de désamour, elles continuent à faire la leçon au peuple et à l'infantiliser de plus belle. Imaginez donc une épouse qui reprocherait à son mari de la délaisser et de rentrer tard dans son foyer, ce à quoi le mari apporterait pour toute réponse de rentrer encore plus tard, ivre qui plus est, et se permettre en plus de gourmander sa femme. En français familier, on appelle cela du "foutage de gueule". Et en amour comme en politique, cela ne peut déboucher que sur un divorce.
Ainsi, l'on a vu depuis des jours un véritable branle-bas de combat au sein des élites culturelles et médiatiques du pays, un passage de savon massif sur le bon peuple qui a mal voté, des appels aux mânes de tel résistant ou de tel saint laïc de la République, et la sempiternelle rengaine sur "les heures les plus sombres de l'histoire", dont ces élites ne comprennent pas qu'elle est éculée et ne fait plus guère frissonner que quelques boomers restés coincés dans les années 1970. Que des militants de gauche défilent contre l'extrême-droite, c'est leur droit absolu, de même que l'inverse devrait aussi être autorisé par souci de réciprocité ; qu'en revanche des millionnaires, parfois exilés à l'étranger pour raisons fiscales, se permettent de donner des consignes de vote aux prolétaires français, c'est non seulement inacceptable moralement, mais encore contre-producif politiquement. Que sait M. Noah de la misère sociale des ruraux ou des périurbains ? Lui qui vit dans un pays dirigé depuis quatre décennies par le même président, est-il vraiment bien placé pour pérorer sur la démocratie ?
Dans cette chienlit mentale, c'est encore un ancien député macroniste qui a eu un éclair de lucidité. Frédéric Decrozaille, invité sur le plateau de BFM TV pour un débat sur le retour de l'extrême-droite, a tenu à clarifier les choses : "Il n'y a pas, aujourd'hui, 35% de Français qui sont nostalgiques de Vichy", a-t-il déclaré, en guise d'ego te absolvo laïc sur un plateau télévisé où le débat tournait sur le supposé danger pour la démocratie représenté par le RN et les liens (certes avérés) de certains de ses fondateurs avec le régime de Vichy et la Collaboration.
Nous l'avons affirmé dans un article précédent. Le RN, rallié au libéralisme et à la bourgeoisie, partisain du maintien de la France sous la double férule de l'UE et de l'OTAN, ne saurait être considéré comme un parti dissident et encore moins comme populaire. Cependant, toute injure aux électeurs de ce parti est une injure au prolétariat que nous défendons, et dont de nombreux membres pensent sincèrement que le RN va résoudre les problèmes migratoires, sécuritaires et économiques de la France. Cette pensée est-elle fondée ? Nous y avons répondu, arguments à l'appui, dans le précédent billet. Quoi qu'il en soit, nul n'a le droit de dire au peuple – qui est constitutionnellement le souverain de la France – qu'il vote mal, de le traiter de raciste ou de lui rappeler en guise d'épouvantail le souvenir de Vichy, souvenir au demeurant très déformé par le narratif historique dominant inspiré des travaux de Paxton, et que cet auteur lui-même reconnais aujourd'hui comme dépassés…
Non, les Français ne sont pas nostalgiques de Vichy. Et en fût-il ainsi, les élites intellectuelles n'auraient malgré tout aucun droit de les pointer d'un doigt accusateur. Nombre de Chinois sont nostalgiques du règne de Mao, malgré ses millions de morts, nul ne le leur reproche ; deux tiers des Russes (y compris ceux nés après 1990) disent regretter l'URSS, nul ne leur en tient rigueur. Pourquoi, diable, serait-ce toujours aux mêmes de faire d'incessants examens de conscience laïcs ? Le peuple est souverain ou il ne l'est pas. Dès lors que la Constitution l'a érigé comme tel, lorsqu'il exprime un choix, quel qu'il soit, il faut s'y plier, si intellectuel et bardé de diplômes que l'on soit. Ou alors, il faut avoir l'honnêteté de dire clairement que la démocratie est un mirage, que les élites savent mieux que le peuple imbécile ce qui est bien (et surtout ce qui est le Mal) et que le vote sert moins à définir une direction qu'à avaliser et à légitimer ce qui a déjà été décrété en amont. De fait, la seule perspective réjouissante dans une victoire du RN serait la déconfiture de cette intelligentsia trop sûre d'elle-même, de sa légitimité et surtout de sa mainmise sur un peuple effrayé, à l'instar de ces clercs qui servaient de directeurs de conscience dans la société d'Ancien Régime – à ceci près qu'au moins eux guidaient leurs fidèles vers la vertu et non vers la décadence.
Mais puisque cette question semble si importante, répondons-y : sont-ils racistes, les Français ? Il faut tout d'abord noter le jugement de valeur qui transpire d'un tel questionnement accusateur, et qui rejoint précisément ce que nous affirmons plus haut sur l'intelligentsia. Imaginons en effet que la réponse à cette question soit "oui", cela implique automatiquement (la loi elle-même ne permet pas d'autre option) que le peuple pense mal, qu'il faut donc le rééduquer et lui indiquer un "bon chemin" dont les élites sont les détentrices. Cela implique, in fine, que le peuple n'est pas vraiment souverain puisque des autorités supérieures, ou autoproclamées comme telles, ont droit de veto sur sa pensée. Nous pensons par ailleurs que devoir se justifier de ne pas être ceci ou cela, comme jadis on devait se justifier de ne pas être cathare ou huguenot, c'est déjà une première concession à l'ordre moral établi, puisqu'en se justifiant de ne pas être ce qu'il qualifie d'hérétique, on lui accorde le privilège de définir le bien et le mal, et l'on s'aligne sur son curseur moral, se plaçant soi-même dans la posture de l'élève docile tandis que les tenants de l'ordre établi sont placés dans celle du maître. D'après un aphorisme attribué à Staline, les communistes auraient reçu pour consigne après la guerre de traiter de "fasciste" leurs contradicteurs, surtout ceux de droite. Dans une société encore traumatisée par les horreurs, avantageusement médiatisées, de la guerre et des idéologises fascistes incriminées, cela avait pour but de disqualifier d'emblée lesdits contradicteurs et de les pousser à s'embourber dans des explications et des justifications au lieu de discuter du fond du débat, ce qui donnait au débatteur de gauche un avantage incommensurable, ayant le magistère moral pour soi. Il est bien navrant que les Français patriotes tombent encore dans ce piège, quatre-vingts ans après et éprouvent le besoin de se justifier et donc à s'aligner sur les valeurs morales dominantes.
Demandons-nous, néanmoins, ce que l'on désigne par "racisme". L'impression qui se dégage de prime abord, c'est que tout est fait pour ne pas expliquer le sens de ce mot, comme s'il fallait qu'il conservât sa charge sémantique terrifiante et mythique, que l'explication rationnelle estompe toujours en partie. L'on observe en français, et dans la plupart des langues occidentales, la confusion volontairement entretenue entre "racisme" et "xénophobie" d'une part, et entre "racisme", "racialisme" et "haine raciale" de l'autre. Au risque de surprendre et de briser un mythe véhiculé depuis les manuels scolaires, un "raciste" n'est pas, par définition, une personne qui "n'aime pas les Noirs et les Arabes", c'est plutôt un adepte des théories qui considèrent d'abord que l'humanité est divisée en groupes essentiels phénotypiques nommés "races", et qu'ensuite il existe une hiérarchie entre ces groupes, hiérarchie, dont, dans la plupart des cas, l'adepte de ces théories se pense au sommet. Le racialisme s'arrête au premier postulat de cette affirmation, à savoir que l'humanité serait subdivisée en races, sans porter de jugements de valeurs sur elles. Quant à la haine raciale, c'est effectivement le sentiment d'hostilité essentialiste envers les personnes présentant ces phénotypes différents. Les trois notions peuvent certes être liées, et le sont souvent, mais elles peuvent tout aussi bien être indépendantes l'une de l'autre. Le mythe du bon sauvage, entretenu par les Lumières puis par la gauche au XIXème siècle, est par exemple profondément raciste, alors même qu'il procède d'un préjugé positif envers les peuples indigènes. A contrario, les travaux récents de certains généticiens, qui tendent à réhabiliter la notion de division essentialiste de l'humanité, voire d'une origine polygéniste de l'homme (face à la théorie africaniste dominante), sont neutres de tout jugement et se contentent d'établir ce qu'ils considèrent comme des faits scientifiques.
Or, dans le langage courant, un "raciste" désigne plutôt quelqu'un qui éprouve de l'antipathie envers les phénotypes étrangers, en particuliers africains et maghrébins. Plutôt que de se fonder sur des rapports et des sondages qui convergent toujours vers la même conclusion, à s'avoir qu'il y a "un problème récurrent et préoccupant de xénophobie dans la société française", il nous semble plus à propos de recueillir l'avis des principaux concernés. Voici ce que dit, à titre d'exemple, un jeune juriste : "J'ai vécu dans plusieurs pays d'Europe […], les Français sont le peuple le moins raciste, peut-être même un peu trop gentillets sur les bords". Et cette professeur d'origine algérienne : "Les Français ne sont pas racistes, ils sont fatigués et je les comprends car je le suis aussi." Encore aux dernières élections européennes, c'est à Mayotte, département à majorité peuplé de personnes noires de confession musulmane (95% de la population) que le RN a obtenu le score le plus haut, 52,4%. Alors même qu'aux législatives de 2022, ce parti n'avait obtenu qu'un score de 1,49% à l'échelle du département. Qu'est-ce, sinon le signe d'une lassitude accrue face à une immigration dont eux-mêmes pâtissent ? Et que dire de ces catholiques pratiquants, électorat habituel de la droite classique, qui sont désormais 42% à voter pour le RN (d'après la Croix) alors qu'ils n'étaient que 12% en 2017 ? Eux aussi ont assez de tendre la joue aux racailles d'en bas et d'en haut.
En effet, les Français ne sont pas "racistes", ils sont las et se sentent abandonnés. Le vote RN aux européennes et la majorité relative que se dessine en leur faveur aux législatives à venir, ne sont pas un reflet de la haine de l'Autre, mais plutôt un cri de détresse et de lassitude lancé par un peuple qui se sent trahi par sa classe politique et qui tente, bien vainement, de reprendre le pouvoir. Mis à part les militants dévoués, beaucoup d'électeurs de ce parti savent bien, au fond d'eux, que celui-ci ne changera rien. Ce vote, messieurs et mesdames les élites donneuses de leçons, c'est une bouée que le peuple lance pour que son désarroi soit entendu. L'on néglige souvent le fait qu'une part importante des électeurs du RN sont issus des classes populaires et moyennes, celles qui prennent de plein fouet l'insécurité, l'inflation et le mépris de classe macronien, alors qu'encore au début des années
Les Français sont effectivement – pour le meilleur et pour le pire – le peuple le moins nationaliste du monde, au point que le substrat ethnique est parfaitement étranger à la conscience politique française, au sein même de son "extrême-droite" qui se démarque des autres nationalismes par sa vision universaliste et assimilationniste héritée de la Révolution. Depuis peu, le complexe a atteint un stade supérieur : ce patriotisme culturel et civique est à son tour devenu tabou, y compris dans ses démonstrations les plus anodines. Ainsi, alors qu'il est habituel de voir des drapeaux nationaux flotter sur les maisons de particuliers en Pologne, en Norvège et même en Angleterre (sans parler des États-Unis), la France se démarque par un rapport assez honteux envers son emblème national que l'on n'exhibe guère que lors de compétitions sportives, en dehors desquelles on le remise au grenier. Voici ce que nous raconte un jeune lycéen : "L'autre jour, dans la rue, je portais un polo Jack & Jones avec des liserais gris-blanc-rouge sur les manches […] un homme typé européen, et ne présentant aucun signe de déséquilibre ou d'ivresse, a commencé à me chercher en me disant que ça faisait chauvin et m'a demandé si je votais RN, alors que je n'ai pas encore le droit de vote, et que ce n'était même pas le drapeau français, vu qu'il y avait du gris à la place du bleu…"
La tournure prise par le débat public actuel, où à droite comme à gauche l'on semble se soucier davantage des groupes particuliers que des Français en général, fournit une autre illustration probante du fait que les Français sont sans doute l'un des peuples les plus altruistes… peut-être même à l'excès. Depuis les émeutes urbaines de l'été 2023, et plus encore depuis la reprise des hostilités au Proche-Orient, le débat politique français s'est en effet polarisé autour des problématiques du racisme et de l'antisémitisme, l'extrême-gauche brandissant le premier épouvantail tandis que la droite dite nationale agite le second, chacun appelant à faire barrage à l'autre au nom de ces considérations plutôt qu'au nom de préoccupations concernant le peuple en général et son quotidien. Imagine-t-on un parti israélien mis au ban et matraqué par l'ensemble des médias du pays parce que certains de ces cadres auraient tenu des propos antichrétiens ? Imagine-t-on un front commun et un cordon sanitaire au Japon contre un parti auquel on reprocherait d'être hostile aux immigrés coréens ? On peut en douter. Chez la plupart des peuples on prend position pour ou contre un parti en fonction de sa position envers soi et les siens, et non selon sa vision de l'Autre. Ce genre d'arlequinades ne sont possibles qu'en Occident, où le culte de l'altérité fait office de religion laïque dans une société sécularisée – a fortiori dans notre République qui tire orgueil d'être le berceau de l'universalisme. On note que la droite a assimilé à merveille les valeurs de la gauche, l'élève dépassant même le maître. Il en résulte un échiquier politique où chacun a son altérité et ses groupes minoritaires à défendre, ses racistes à dénoncer, ses drapeaux étrangers à afficher fièrement sur les réseaux sociaux, et son pays oriental de cœur qu'il soutient "inconditionnellement" (sic) comme si c'était sa propre patrie. L'on insulte, l'on vocifère, l'on va parfois jusqu'au coup de poing ou à des brouilles familiales parce que le beau-frère a fait des remarques pas très Charlie sur les migrants ou que la tante manifeste pour la Palestine et ne condamne pas assez fermement le Hamas (ou "Ramasse" comme on dit sur CNews). Entre ceux qui se dévouent pour maintenir les privilèges d'un groupe alpha, et ceux qui luttent corps et âme pour rendre justice à un groupe oméga, on est en droit de se demander s'il y a encore quelqu'un dans ce pays qui se soucie des lambdas…
Non, les Français ne sont ni haineux, ni racistes. C'est sans doute le seul peuple qui en plein marasme économique et dans un climat général de déclin, dans tous les domaines, est encore prêt à s'écharper pour le bien-être et la sécurité de telle minorité ou pour telle cause internationale. Mais à force de les traiter comme tels et de les pointer ainsi d'un doigt accusateur dès lors qu'ils sortent des passages cloutés et de la fenêtre d'Overton – bien étroite – établie par les duègnes de la bonne pensée, il est en effet à craindre que cela ne s'avère une prophétie auto-réalisatrice et que le désarroi ne cède le pas à la colère. Messieurs les élites, écoutez les cris du peuple au lieu de lui faire la leçon !
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