Réflexions sur la possible levée d’excommunication de Luther
Le 31 octobre 1517, veille de la Toussaint, Martin Luther placarde, à la porte de l'église de la Toussaint à Wittenberg, ses 95 thèses. Le retentissement est important. Le pape Léon X essaye de le ramener à la raison, mais les tentatives échouent. Léon X se résout donc à écrire la bulle Exsurge Domine (15 juin 1520) condamnant les erreurs de Luther et le menaçant d'excommunication et lui donnant 60 jours pour se rétracter. Luther riposte en brûlant publiquement la bulle (10 décembre 1520). Léon X prenant acte du refus de Luther l'excommunie par la bulle Decet Romanum pontificem (3 janvier 1521). Convoqué devant la Diète de Worms (audiences des 17 et 18 avril 1521), et refusant de se rétracter, il est alors mis au ban de l'Empire (Saint Empire Romain Germanique).
Le 6 mars 1971, pour le 450e anniversaire des événements de 1521, un groupe assez fourni de catholiques demande (Memorandum de Worms) au pape saint Paul VI la levée de l'excommunication de Luther. Mgr Willebrands, président du Secrétariat pour l'unité des Chrétiens, leur répond que "la levée de l'excommunication portée contre Luther ne semble ni possible sur le plan objectif, ni appropriée" et précise que le Saint-Père lui-même estimait qu'il n'était pas possible d'aller jusque là (Martin Luther, un temps, une vie, un message, de Marc Lienhard, pp. 411-412).
En 1989, le 6 juin, le Pape saint Jean-Paul II visite le Danemark et s'exprime dans un discours fait devant les "évêques" de l' "Eglise" luthérienne (Discours du Pape). Il déclare notamment "Les événements entourant son sort ont laissé des blessures qui n'ont pas encore guéri après plus de 450 ans et qui, aujourd'hui encore, ne peuvent pas être guéries par un acte juridique. Selon la compréhension de l'Église catholique romaine, toute excommunication prend fin avec la mort d'une personne, car cela doit être considéré comme une mesure contre une personne au cours de sa vie."
Et là pointe une première objection. Si l'excommunication prend fin avec la mort d'une personne, pourquoi l'excommunication prononcée contre Michel Cérulaire et deux de ses proches, et l'excommunication "en retour" prononcée par les orthodoxes en 1054, ont-elles été "levées" en 1965, plusieurs siècles après la mort des protagonistes ? Et surtout, pour quel effet concret pour les personnes décédées ? Mgr Willebrands rejetait la comparaison dans son courrier de 1971 : "Pour Constantinople, en effet, il s'agissait uniquement "d'enlever du milieu de l'Eglise et de notre souvenir" l'excommunication de 1054 qui, à la différence du cas qui nous occupe, n'était liée à aucune question doctrinale".
On pourrait discuter de cette dernière affirmation : Michel Cérulaire était un virulent opposant de l'ajout du mot "Filioque" dans le Credo, ce qui apparaît au moins à première vue comme une question doctrinale ; par ailleurs la contestation sous-jacente de la juridiction du Pape peut consister aussi comme une interprétation erronée des paroles de Notre Seigneur Jésus Christ indiquant à Pierre qu'il bâtira sur lui son Eglise et lui demandant par trois fois de paître son troupeau, et donc être reliée à une question doctrinale.
Un autre point est intéressant dans ce courrier, il fait remarquer discrètement qu'il n'y a pas eu formellement de levée des excommunications de 1054 ; si l'on prend le texte du Vatican (Déclaration commune), il est indiqué que Paul VI et Athénagoras Ier "déclarent d'un commun accord [...] regretter également et enlever de la mémoire et du milieu de l’Église les sentences d’excommunication qui les ont suivis, et dont le souvenir opère jusqu’à nos jours comme un obstacle au rapprochement dans la charité, et les vouer à l’oubli" ; il s'agit donc d'oublier, et non de déclarer nulles et invalides, les excommunications (contrairement par exemples aux procès et sentences contre Jeanne d'Arc déclarés nuls, invalides, et de nul effet) . Pourquoi, pourrait-on se demander ?
On pourrait voir trois raisons différentes. La première, la plus "technique", serait que la formulation permettrait de maintenir le doute sur la validité juridique de cette excommunication. En effet, le légat Humbert, chef de la délégation, s'était vu remettre par Léon IX un écrit plénipotentiaire si les négociations n'avançaient pas ; or Léon IX décéda le 19 avril 1054, ce dont Humbert fut informé quelques temps après par pigeon voyageur ; ainsi quand il excommunia solennellement Michel Cérulaire le 16 juillet 1054, le Pape qui lui avait donné cet écrit était mort, et le suivant, Victor II, ne sera élu qu'en 1055. Cette excommunication était-elle valable selon les formes juridiques ? Si on la déclarait "levée", cela revenait à reconnaître sa validité. Cela dit, du côté orthodoxe, l'excommunication fut prononcée par un synode, assemblé manifestement de manière régulière. On peut donc écarter cette raison.
La deuxième raison pourrait être que les excommunications ne seraient jamais levées ? Balayons-la d'un revers de main : les excommunications de NN. SS. Bernard Fellay, Bernard Tissier de Mallerais, Richard Williamson et Alfonso de Galarreta furent levées par Cardinal Giovanni Battista Re le 21 janvier 2009 (Décret). On remarquera que Mgr Lefebvre n'est pas cité dans le décret, et l'excommunication est maintenue pour lui.
Alors ajoutons une précision : que les excommunications ne puissent être jamais levées pour une personne défunte ? Si cette objection était valable, elle réglerait la question de la levée de l'excommunication de Luther (qui serait alors impossible), tout en laissant ouverte la porte à une déclaration semblable (à propos de Luther) à celle de 1965 sur les excommunications portées contre Michel Cérulaire : une déclaration d'oubli. Mais est-ce bien le cas ?
Revenons au discours de 1989 de saint Jean-Paul II pour élucider cette question. Ce discours, malgré tout le respect que je porte à l'auteur, me paraît contraire à la Tradition de l'Eglise. Il se trouve que l'Eglise catholique s'est prononcée à plusieurs reprises sur la portée de l'excommunication. Par une certaine ironie, elle s'est exprimée sur le thème dans la bulle Exsurge Domine, où elle condamnait l'erreur suivante qu'elle attribuait à Martin Luther : "23. Les excommunications ne sont que des sanctions externes et elles ne privent pas l'homme des prières spirituelles communes de l'Église." (Dz 1473). Par la bulle Auctorem Fidei sur les erreurs du synode de Pistoie, le pape Pie VI rappelait également cet effet : "Propos. 46ème. – « L’effet de l’excommunication est tout extérieur, parce que, par nature, elle exclut seulement de la communion extérieure de l’Église » (De la pénitence, § 20 et 22), comme si l’excommunication n’était pas une peine spirituelle, liant dans le ciel et obligeant les âmes, (saint Augustin, Epist., CCL ; In Joa., tract. L, n. 12) ; proposition fausse, pernicieuse, déjà condamnée à l’article 23 de Luther, pour le moins erronée." (Dz 2646) Ainsi, l'excommunication a en même temps un effet extérieur, en excluant de la communion extérieure de l'Eglise, mais aussi un effet intérieur et spirituel, privant l'homme des prières communes de l'Eglise ; la bulle va même plus loin et déclare que la peine "lie dans le ciel" ; sous-entendrait-elle par là une damnation automatique pour l'excommunié ? Heureusement, Dieu sondant les reins et les coeurs peut rectifier une excommunication erronée (pensons à Soeur Mary MacKillop, excommuniée en 1871, réintégrée en 1872, canonisée en 2010). Mais cela veut dire néanmoins que l'excommunication est une peine grave qui a également des effets au ciel et des effets spirituels. Or Jean-Paul II dit exactement l'inverse...ce qui est la théorie prêtée à Luther !
On arrive donc à ce point de l'étude à un paradoxe savoureux : les luthériens réclament la levée de l'excommunication de Luther (voir ici), alors que Luther se moquait éperdument de l'excommunication et considérait qu'elle n'avait d'effets que durant la vie terrestre. Et l'Eglise, qui avait excommunié Luther au motif notamment de ses vues hérétiques sur l'excommunication, répond en 1989, en se basant sur la doctrine luthérienne, que l'excommunication n'est valable que pour la vie terrestre, et n'a pas d'effets au ciel ! On a donc des luthériens qui semblent par leur demande se rallier à la doctrine catholique (car pourquoi demander la levée d'un acte si celui-ci n'a nul effet ?) et des catholiques qui semblent se rallier à la doctrine luthérienne dans leur argumentation de refus !
Les choses vont-elles changer en 2021 ? En particulier y aura-t-il un acte de la part de l'Eglise catholique sur la levée, ou a minima l'oubli, de l'excommunication de Luther ? Théologiquement parlant et en restant dans la doctrine traditionnelle, la levée de l'excommunication d'un défunt a un effet. Mais en revanche se pose la question de la motivation d'un tel acte. Mgr Willebrands répondait bien qu'il y avait un problème doctrinal. Contrairement aux déclarations d'autosatisfaction des uns et des autres, ce problème doctrinal n'a bien sûr pas été réglé, et les divergences entre catholiques et luthériens sont immenses (culte des saints, sacrements...). La Fédération luthérienne mondiale et l'Eglise catholique avaient semblé être plus ou moins d'accord sur la doctrine de la justification et signé une déclaration commune (Déclaration commune) disant notamment que "des développements qui demeurent différents ne sont plus susceptibles de provoquer des condamnations doctrinales" mais la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a rapidement remis les choses au clair en calmant les élans quelques peu iréniques de certains (Réponse de la CDF). Ainsi même sur cette thématique il subsiste de nombreuses divergences doctrinales qui devraient, si l'on en reste aux principes de Mgr Willebrands, mener à un refus de toute modification sur le sujet de l'excommunication de Luther.
Le problème de la levée de l'excommunication d'un défunt n'est pas qu'elle serait privée d'effet, c'est que le défunt en question n'a donc pas pu montrer le moindre signe de résipiscence (sauf, par exemple, abjuration sur son lit de mort, ou écrits publiés post-mortem). Luther a persisté jusqu'au bout dans son opposition à l'Eglise catholique, et ses partisans, encore de nos jours, suivent sa doctrine erronée.
Comment serait comprise une levée d'excommunication ? Malheureusement, elle risque d'être interprétée comme étant une reconnaissance de son caractère abusif en 1521, et donc d'une réhabilitation sous-jacente des thèses luthériennes condamnées et une minimisation, voire une négation, de l'existence des divergences doctrinales entre catholiques et luthériens.
Il resterait donc uniquement une motivation "politique", pour se rapprocher des luthériens, dans la lignée du dialogue oecuménique, sans que l'on voie, dans une perspective catholique traditionnelle, précisément les fruits réels d'un tel acte, puisque ce qui est proposée en échange n'est pas l'abandon de l'erreur (erreur des protestants qui à l'heure actuelle n'a pas l'air d'intéresser grand-monde chez les catholiques, trop préoccupés par la défense des petits oiseaux et l'accueil des immigrés, pardon, des "migrants", thématiques ô combien essentielles faisant passer les questions théologiques au second, si ce n'est au troisième, plan), mais la rétractation, par Luther, de la qualification du Pape d' "Antéchrist", qualification qui ne devrait même pas susciter ne serait-ce qu'un haussement de sourcil : depuis quand devrait-on se préoccuper des divagations d'un moine défroqué excommunié et mort il y a plusieurs siècles ? De toute manière, cette rétractation, si elle ne s'est pas faite de jure, s'est faite a minima de facto : on voit mal les luthériens de nos jours, s'ils considéraient réellement le pape comme l'Antéchrist, lui réclamer quoi que ce soit, et surtout pas une levée d'excommunication.
Surgirait enfin un dernier problème : comment réagirait la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X, voyant que son fondateur Mgr Lefebvre est maintenu dans son état d'excommunié, tandis que l'excommunication de Luther serait levée ? Les réponses théologiques qui avaient été faites en 1971 ou 1989 ne tiendraient plus par conséquent, démenties par la levée de l'excommunication de Luther, et si l'Eglise catholique ne voit plus de problème doctrinal entre elle et les Luthériens, il serait difficile à croire et encore plus à avaler une réponse sur l'existence d'une divergence doctrinale entre l'Eglise catholique et la FSSPX pour justifier du refus de levée d'excommunication de Mgr Lefebvre, sauf à vouloir donner raison aux williamsoniens hurlant à la protestantisation de l'Eglise...
A force d'atermoyer entre diverses attitudes, de ne pas avoir une ligne claire explicable entre les différentes relectures des excommunications de 1054, 1521 et 1988, les prélats catholiques risquent, pour des raisons subjectives quelques peu opportunistes, de se mettre en porte-à-faux vis-à-vis de la doctrine traditionnelle et d'être incapables de justifier correctement leurs hésitations et volte-face. Il serait plus prudent, plus sage, plus justifié, eu regard à l'absence de repentance de Luther et à l'impossibilité théologique de justification d'une levée d'excommunication, celle-ci ayant été parfaitement argumentée par la fausseté de la doctrine de Luther et étant encore justifiée de nos jours par la persistance de l'erreur chez les Luthériens, de maintenir l'excommunication de Luther, la commémoration de la Réforme de 1517 ayant déjà suscité amplement une certaine perplexité chez les catholiques traditionnels, et qu'il ne convient pas d'augmenter ; si Notre Seigneur Jésus-Christ fut prompt à abandonner le troupeau des 99 brebis pour chercher la brebis égarée, il ne la ramena pas moins sur ses épaules ; il n'alla pas chercher les 99 brebis pour les amener au fossé où la centième avait chu. Le dialogue oecuménique ne peut avoir pour but de passer la Vérité sous silence, ou faire comme si les catholiques ne la possédaient pas.
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