Relire La peste ?
On croit difficilement aux fléaux lorsqu'ils vous tombent sur la tête." (Albert Camus, La Peste)
En ces circonstances étranges que l'on dirait sorties d'un (mauvais ?) roman de science-fiction, je vous propose, pour échapper pendant quelques heures à l'ennui du confinement et pour donner un peu de sens à la situation absurde - un concept camusien fondamental - que nous vivons actuellement, de lire ou de relire La Peste (1947).
L’un des personnages principaux du roman s'appelle Cottard. Après avoir tenté de se suicider, il se complaît dans la jouissance du malheur des habitants d'Oran. Tarrou lutte, quant à lui, avec acharnement contre la peste aux côtés du docteur Rieux. Cottard et Tarrou représentent deux attitudes opposées face au Mal : le cynisme et le refus. Il y a aussi un prêtre qui voit dans la peste un châtiment divin. L'épidémie finira par régresser grâce à un vaccin mis au point par Castel.
Camus évoque également la réaction des gens, les mêmes que celles que nous constatons actuellement autour de nous ou dans les médias : la peur, la médiocrité, l'égoïsme, mais aussi la générosité, la maîtrise de soi, le courage.
Dans sa "Lettre aux Français depuis leur futur", Francesca Melandri, confirme les analyses de Camus, : "Vous sera révélée avec une évidence absolue la vraie nature des êtres humains qui sont autour de vous : vous aurez autant de confirmations que de surprises. De grands intellectuels qui jusqu’à hier avaient pontifié sur tout n’auront plus de mots et disparaîtront des médias, certains se réfugieront dans quelques abstractions intelligentes, mais auxquelles fera défaut le moindre souffle d’empathie, si bien que vous arrêterez de les écouter. Des personnes que vous aviez sous-estimées se révéleront au contraire pragmatiques, rassurantes, solides, généreuses, clairvoyantes."
La grande leçon du roman est qu'il convient de se battre contre le Mal, en adhérant à la devise de Guillaume d'Orange, reprise par la Résistance française, "il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer."
C'est ce que fait actuellement le personnel hospitalier et de santé en France, en Belgique, en Italie et dans tous les pays touchés par un ennemi invisible et sans pitié. Hommage à eux !
"Et je tâchais de me vaincre plutôt que la fortune et de changer mes désirs que l'ordre du monde", dit Descartes dans Le discours de la méthode, une phrase qui résume le stoïcisme.
Nous ne pouvons pas changer "l'ordre du monde" et faire en sorte que ce qui est arrivé ne soit pas arrivé, hier la peste, aujourd'hui le virus venu de Chine, mais nous avons le pouvoir, de penser et d'agir pour combattre le mal ou en limiter les effets, chacun à notre place, en fonction de nos forces et de nos capacités...
Et pour la plupart d'entre nous, en faisant l'expérience difficile du "non agir", en restant chez soi pour ne pas risquer de répandre le mal, si tant est que la solution du confinement soit la seule envisageable.
Personne ne peut échapper à la souffrance et à la mort, mais nous avons la liberté de leur donner ou non un sens. Comme le dit le psychanalyste Victor Frankl, rescapé des camps de la mort : "Meaning can be found in any condition in life."
Oui, c'est dur, je sais que c'est dur. Nous n'avons pas choisi de ne (presque) rien faire comme le gouvernement anglais (jusqu'à présent, mais il vient de fermer les écoles) ou hollandais. Nous n'avons pas choisi de privilégier l'économie en sacrifiant une partie de la population au profit des "plus résistants", nous avons privilégié la solution éthique au détriment de la solution "darwinienne".
Mais il y a d'autres risques : les dépressions, les violences familiales, les suicides... Car c'est un "animal social" que l'on isole et que l'on assigne à résidence.
Et puis, il faut bien le reconnaître, le confinement s'en prend à des libertés fondamentales qui sont, comme l'a montré Raymond Aron en pleine querelle sur le communisme et la "démocratie formelle", au fondement de la démocratie réelle. Même si c'est "pour notre bien", le confinement n'est pas LA solution. C'est un pis-aller. On ne peut que s'y résigner, mais la mort dans l'âme. Ceci dit, je l'observe et je n'incite personne à ne pas le faire.
Je relisais récemment, en même temps que La Peste de Camus, "Liberté j'écris ton nom" de Paul Eluard et je me disais que la liberté en prenait en ce moment plein la figure. Je me disais aussi que la liberté est comme l'air qu'on respire. C'est quand elle vient à manquer que l'on commence à réaliser son importance. "L'oxygène de la possibilité", dit magnifiquement Kierkegaard.
C'est vrai aussi que le gouvernement français a tardé à réagir, tenté peut-être par la solution "darwinienne", pourtant conforme à la (non) doctrine ultra-libérale, effrayé par les conséquences économiques : récession, inflation...
C'est vrai aussi que les rues ressemblent à celles de l'Espagne sous Franco (souvenir d'une incursion en Espagne avec mes parents quand j'étais enfant) et à la première de couverture de La Peste de Camus dans la collection Folio ; on ne voit plus que des chats pour peu que l'on s'aventure au dehors, muni de la fameuse "attestation de déplacement dérogatoire" : contrôles, couvre-feu, amendes...
Et puis on ne sait pas non plus combien de temps le confinement durera : quinze jours ? Un mois ? Deux mois ? Davantage ?
C'est un fait que le confinement est loin d'être total et qu'il y a une injustice sociale entre les cadres qui peuvent télétravailler et les ouvriers qui ne le peuvent pas, y compris dans des secteurs non-indispensables.
C'est un fait que la politique des économies d'échelle et du "flux tendu", la suppression de centaine de milliers de lits d'hôpitaux, ont gravement fragilisé le système hospitalier français qui est incapable de faire face, contrairement à la Chine qui semble en voie de guérison à une crise sanitaire de grande ampleur.
La vraie raison du confinement, c'est la misère du système hospitalier que les autorités ne peuvent pas ignorer parce qu'elles ont contribué à la créer.
C'est un fait qu'il est impossible de trouver des masques de protection et du gel hydroalcoolique et que l'on ne fait pas de tests de dépistage systématiques...
C'est un fait que nous étions mobilisés contre la "menace terroriste" et que personne, ou presque, ne s'attendait à cette menace d'un autre genre.
C'est un fait que cette crise ressemble, mutatis mutandis à ce que nos parents ou nos grands-parents nous racontaient de la situation d'insouciance, d'impréparation et de faillite des "élites" de la France en 1940.
C'est un fait aussi que c'est l'homme lui-même qui est responsable de cette pandémie (les biologistes parlent de maladie "anthropocène"), dans la mesure où il s'agit d'un "saut d'espèce", à travers le trafic d'animaux en voie de disparition comme les pangolins et les transports intercontinentaux, comme l'a montré le professeur Philippe Sansonetti dans sa conférence au collège de France du 16 mars 2020. Ces données devraient faire réfléchir les partisans inconditionnels de la mondialisation qu'ils évoquent comme un phénomène inéluctable... Inéluctable et/ou fatal ?
L'épidémie de corona virus n'est pas un "fléau divin", comme l'affirme le prêtre à propos de la peste dans le roman de Camus, mais un effet de l'inconscience, de la démesure et de la bêtise humaine.
Mais si cette crise sanitaire était l'occasion de prendre conscience de la stupidité de la course permanente au profit à court terme, de la concurrence effrénée, de la lutte pour le pouvoir, de l'impasse du productivisme et de la société de consommation, du travail aliéné, de la rengaine métro-boulot-dodo, de la civilisation de la bagnole, de "l'obsolescence programmée", du saccage de la nature, du scandale de l'accroissement des inégalités et de la pauvreté... ?
Mais si cette crise était l'occasion de prendre conscience du scandale de la déliquescence du système hospitalier et notamment du manque de lits dans les hôpitaux ?
Mais si cette crise était l'occasion de refuser l'inhumanité de la soumission de l'humain (l'éducation, la santé...) à la rationalité managériale ?
Mais si cette crise nous permettait de redécouvrir le "principe d'humanité" (Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs) : Traiter autrui et soi-même comme une fin et jamais simplement comme un moyen ?
Mais si cette crise nous permettait de comprendre que l'économie, l'argent, le profit, l'entreprise, l'organisation sociale dans son ensemble ne sont pas des fins en soi, mais des moyens au service de l'être humain qui en est la véritable fin ?
Mais si cette crise était l'occasion de se recentrer sur l'essentiel, sur ce qui compte vraiment : la solidarité, la fraternité, l'amitié, la famille... ?
Mais si cette crise était l'occasion de mettre en place un Etat au service de tous et pas seulement des intérêts de la classe dirigeante et du monde de la finance ?
Mais si c'était l'ultra-libéralisme la vraie peste, le virus mortel ? Et si le confinement était une chance historique de s'en apercevoir ?
On peut rêver, mais ce qui est sûr, c'est que rien ne sera désormais comme avant.
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