Quarantième anniversaire de la mort du général De Gaulle, cérémonies du 11 novembre puis G-20 à Séoul et enfin remaniement, l’agenda serré du président semble marquer sous quel signe il se place dans le champ historique et politique. En vérité, nous voyons se dessiner deux places du président Sarkozy dans l’Histoire française et planétaire. La première, c’est celle que s’est assigné Sarkozy en personne, lors du discours prononcé lors de la célébration à Colombey-les-deux-églises. Un président s’efforçant dans un décor grotesquement grandiloquent d’enfiler ce costume du Général visiblement trop grand pour lui. Il n’aura échappé à aucun analyste le décalage accentué entre l’action du président français actuel et le décalage avec l’héritage gaullien, ni l’indécence de ce discours autosuffisant après trois ans d’un mandat médiocre, pour ne pas dire raté. De Gaulle avait voulu une constitution accordant au chef d’Etat la conduite de la politique intérieure et surtout des affaires internationales. Sarkozy n’a pas hésité à insister sur ce dispositif constitutionnel fondamental lui servant de justification à son action durant les trois années passées, ne doutant pas un instant de conduire la France sur les meilleurs rails possible, sûr de sa vision, de ce que peut et doit réaliser le pays. Or, et c’est sur ce point qu’il y a divergence d’appréciation, rien ne permet de penser que Sarkozy mène la France dans la « bonne » direction, pour autant qu’on puisse vraiment déceler une direction et non pas le mouvement erratique d’un navire ayant perdu l’usage de son gouvernail. A quoi joue Sarkozy ? Jouer ? Un mot lâché dans le dédale des interprétations sur le moment présent, sur cette France qui ne parvient pas à déjouer, elle, les crises, économique, sociale et de civilisation… excepté la crise financière. Alors le banquier pourra s’exclamer, bien joué Sarkozy !
Les historiens auront beau chercher dans cent ans, ils seront obligés d’admettre que les années 2000 ont été des années « perdues » pour la France et sans doute l’Europe. Il n’est pas difficile de percevoir que Sarkozy n’a pas de vision d’avenir pour la France. Part contre, il dispose d’une vision raffermie de son action personnelle, se plaisant à présider l’Europe, puis intervenir lors de la crise en Géorgie, puis lors des sommets après la crise financière de 2008, puis maintenant en présidant le G-20, osant affirmer qu’il a besoin de cette crise pour naviguer, ce qui confirme la teneur du personnage, archange du chaos, ivresse du pouvoir, du mur du temps, du titanesque, alors que des millions de gens souffrent. L’Histoire connaît ces héros épris de titanesque, conduisant parfois leur peuple au désastre. Mais en 2010, Sarkozy refait l’histoire sous forme de farce comme aurait dit Marx. Un remaniement joué comme une scène de théâtre. La main de François Fillon serrée le samedi soir pour un départ de Matignon puis le même revenant à Matignon le lendemain, de quoi alimenter les journaux en images. La venue au pouvoir du titanesque est rarement un hasard mais la conséquence d’une nation à la dérive. Si un Sarkozy décevant et agaçant est parvenu au pouvoir, c’est parce que la France a été à la dérive depuis au moins trois décennies. Mitterrand n’est pas étranger à ce marasme. Les élites intellectuelles et dirigeantes non plus. La déliquescence, la concupiscence, la désertion du monde savant sera interprétée comme un classique de l’Histoire. Un peuple sans vision ne peut qu’être dirigé par un président myope, le nez sur le guidon du jeu politique, et Sarkozy l’est de plusieurs façons. Obnubilé par sa propre image, il réduit son action politique à ce qui peut flatter son narcissisme, tout en pratiquant la réforme jusqu’au bout de ses possibilités, signe d’une obsession idéologique préoccupante pour la réforme qui fait perdre du temps à une France qui n’avance pas dans ses fondamentaux essentiels ; mais rien de comparable avec d’autres périodes plus agitées. Les idées fixes de Sarkozy ne sont pas mauvaises, elles sont tout simplement vaines, leur effet étant presque nul, sauf pour la réussite de notre chef de la France qui croit avoir fait avancer ce pays alors que l’essentiel n’a pas varié. Et donc, rien de comparable avec la belle aventure des débuts de la cinquième république amorcée sous la gouvernance d’un vieux général mais ô combien plus visionnaire et doué que l’actuel président. Visionnaire le général parce qu’il voyait un futur de dessiner dans un passé relativement glorieux, tout en bricolant son schéma en inventant une France éternelle qui n’a jamais existé mais dont le spectre a servi de ressort à une politique conduite sous l’égide de la méthode Coué.
Sarkozy ne paraît pas pénétré de cette France éternelle qui se transforme de décennie en décennie en sauvegardant quelques traits essentiels. Sa vision se limite au sens extrêmement développé qu’il a de la gestion des hommes et un art de manipuler hors norme. Ce sont ces qualités exceptionnelles qui font le succès de l’aventure sarkozienne, rendue possible par une complicité dévote et intéressée de l’appareil de droite avide de prébendes, à laquelle s’ajoute l’aveuglement des Français émoustillés par le culte de la réussite matérielle. La vertigineuse interrogation de la France porte sur ce vieux problème du rapport entre le peuple et ses gouvernants. Avec au milieu la médiation de grands penseurs, comme le furent au 19ème siècle, Auguste Comte, Renan, Michelet, et pour finir Zola et pourquoi pas Bergson et Jaurès et même Teilhard de Chardin pour l’éducation spirituelle des élites républicaines de 1945 à 1970. Une épopée spirituelle hautement inspirée qui n’a pas résisté aux évolutions techniques de la société. En mai 68, une jeunesse contesta la sclérose et la névrose d’un système de valeurs authentiques autant que fourvoyées, refusant également de collaborer dans le système capitaliste. La génération de mai 68 a refusé le chemin proposé par le général de Gaulle. Un pouvoir ne peut pas tenir contre les aspirations d’une jeunesse sans faire quelques concessions. Ainsi fut inventé la nouvelle société par Chaban-Delmas mais c’est Giscard qui en fut le légataire testamentaire.
La situation de Sarkozy reflète celle de la France. On peut la comprendre à travers l’opposition de deux figures philosophiques, celle du voyageur et celle du joueur. Le voyageur représente celui qui avance, accompagnant le changement et le passage, doué d’une conscience aiguisée permettant de saisir les possibilités, les bifurcations, les voies. Le voyageur cherche en permanence la lumière, ce qui lui permet de temps à autre d’aboutir dans une clairière, après avoir traversé la sombre forêt. Dans une certaine mesure, De Gaulle incarna le voyageur, gérant avec les meilleures élites républicaines et les possibles de la technique la transition entre la France décomposée issue de la Guerre et cette France moderne qu’on a connue en 1970. A l’inverse, la figure du joueur se dessine comme celle d’un individu qui réagit aux événements instantanément, pour créer une nouvelle disposition. L’art de ranger, de disposer, en grec, taktikê, fournira le mot tactique et tacticien. Le joueur est par excellence un tacticien, qui déplace les pièces d’un jeu, et qui lorsqu’il est président, consacre beaucoup d’énergie à déplacer les collaborateurs, conseillers et surtout, les ministres à l’occasion d’un remaniement. Le tacticien agit à courte vue, opposé qu’il est au stratège, qui, fort de son génie, parvient à voir ce que les autres ne voient pas. Le voyageur est aussi visionnaire. Il capte des voies. Moïse est la figure biblique par excellence du voyageur.
L’image d’une France à la dérive est une caricature signifiant que ce pays stagne et se trouve privé de vision d’avenir. Divers facteurs ont pesé, notamment la faillite des élites et le triomphe de la cupidité. Quelques philosophes avisés ont vu assez rapidement que le mouvement de mai 68 et les transformations sociales n’ont pas accouché des nouvelles élites républicaines capables de supplanter les anciennes. A l’inverse, nombre d’activistes de cette époque ont rejoint les cercles oligarchiques. Sarkozy en a joué. Il a en fait repris de mai 68 la part maudite, l’hédonisme des arrivistes, tout en laissant le côté les espérances radieuses projetées à cette époque mais vite enterrées par le culte de la réussite et de l’argent. La France n’a rien inventé de radicalement nouveau, pas plus que les autres nations. Les philosophes n’ont toujours pas pensé comment naît et se construit un projet de société. Quelle est la subtile alchimie mettant ensemble les forces vives et créatrices de la nation et les instances dirigeantes. Et surtout, qui trace la voie, qui la détermine ? L’absence de visionnaire se fait cruelle. Les joueurs ont remplacé les voyageurs. Sans doute, parce que jouer permet de gagner plus rapidement. Et que c’est ce qui intéresse les gens, gagner sa vie plutôt que comprendre la vie. La France a sans doute été livrée aux mains des oligarques, des arrivistes, des parvenus, des carriéristes, des corporatismes, des intérêts privés. Voilà pourquoi elle semble à la dérive et que le président donne parfois le sentiment d’être un homme de paille aux mains d’intérêts qui tirent les ficelles. Ce qui le fait passer pour un myope aux yeux des quelques visionnaires de notre époque.
Myope ou disons joueur, un président gagné comme la société dans son ensemble par l’ivresse du jeu. Un président qui joue avec ses ministres, qui veut des résultats, des retours médiatiques, il sait sur qui compter, le joueur n’attend pas pour savoir s’il a gagné. Tel est le signe de cette époque et de cette présidence et de tout ce temps perdu à observer le jeu politique. La civilisation se bâtit sur du plus long terme et sur la vision des voyageurs. Alexandre a laissé place à une période incertaine qu’un historien, Peter Green pour ne pas le citer, a baptisée jeux funèbres, comme quoi, on retrouve le jeu. Ce remaniement ministériel orchestré comme un jeu, sans aucune stratégie, juste pour le fun, le spectacle, les médias. Bien évidemment, l’évocation d’une stratégie ne renvoie pas à celle du président, qui est de se faire réélire. Je parlais de stratégie pour la France. Peut-être faudra-t-il revenir sur ces deux figures du joueur et du voyageur. Il y a de quoi écrire un livre philosophique.