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Remettre notre monde en question

« Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien. » Cette phrase, attribuée à Socrate, est célèbre ; en posant ainsi les limites de notre connaissance, elle appelle à l’humilité et au scepticisme. Pourtant, notre époque a la fièvre polémique : des plateaux TV aux manifestations, nous défendons nos idées avec force, passion, voire haine. Derrière les débats, les revendications, ce sont aussi les individus que nous attaquons, sûrs de notre légitimité à pourfendre leurs erreurs politiques ; mais avons-nous seulement raison ?

Une opinion est avant tout un jugement. Difficile, à priori, de toujours bien juger : il suffit d’une information biaisée, d’un examen superficiel des faits, de valeurs — c’est-à-dire d’une aune morale — mal comprises, pour que l’effort soit vain. Qui, vivant dans un XVIIe siècle infusé de doctrine catholique, une fois informé de l’hérésie de Galilée et sans examiner en profondeur ses thèses, aurait défendu le malheureux astronome  ? Personne ou presque, et pourtant l’on se moque aisément des — ridicules — théories platistes1, on s’indigne lorsque M. Trump tweete une énième énormité et on se félicite des bienfaits du confinement — la «  santé avant l’économie  » allant de soi.

Admettons que notre jugement soit à peu près sûr  ; autrement dit, que nous nous trompions rarement. Une faible probabilité n’est pas pour autant risque zéro, et nous portons tant de jugements sur tant de sujets différents qu’il existe donc forcément quelques questions sur lesquelles nous pourrions être sévèrement corrigés, à notre grand étonnement. Comment, alors, s’abstenir de marcher en permanence sur des œufs  ? Que risquerions-nous à être plus prudent, sinon d’affiner notre vision du monde au détour de quelque virage d’opinion  ?

Il faut dire que nos jugements sont entravés. L’information est difficile à évaluer : les grands médias, sous couvert de professionnalisme, sont en fait contrôlés par une poignée d’actionnaires2 — difficile, donc, d’atteindre une réelle pluralité des sources. Le temps, certes, manque à la majorité des gens pour se forger une opinion éclairée et personnelle sur tous les sujets  ; pour autant vu le succès de Netflix et de tous les programmes télévisés intellectuellement peu ambitieux, il y a évidemment une large marge de progression. Et puis c’est l’adhésion à des valeurs pas forcément définies qui mine la réflexion : le progrès, la liberté, la république… autant de mots «  symboles  » séduisants dont on identifie la sensibilité plus que le sens.

Il y a encore un obstacle à des jugements éclairés : l’émotion. On conviendra aisément que pour juger correctement l’esprit doit être de disposition neutre voire, sur le mode judiciaire, prêt à instruire à charge et à décharge. Peut-on prétendre à une telle rigueur intellectuelle quand, sous l’effet du cirque médiatique, la seule évocation du nom d’un politicien suscite l’agacement3  ? Quand l’information est illustrée d’images suscitant l’effroi4  ? Quand une étiquette politique rappelle les horreurs du siècle passé5  ?

Les garde-fous moraux ainsi élevés se justifient si l’on accepte que les esprits faibles soient autrement vulnérables aux théories du complot et aux idéologies extrêmes. Nous voulons tous protéger la société des esprits faibles  ; qui voudra bien reconnaître, toutefois, qu’il est de ces intellects vulnérables  ? À l’inverse, qui est assez fort pour, sur les grandes questions et sans un examen rigoureux, minutieux et indépendant des faits, juger sans se tromper  ?

C’est l’analogie du cylindre : suivant le point de vue, on y voit un cercle ou un rectangle  ; dans tous les cas la vérité est plus subtile. Notre vision du monde est floue, parcellaire, mais nous voulons la croire meilleure que celle de notre imbécile voisin. Hélas, rejeter des pans entiers de la pensée humaine par intuition, paresse, émotion, c’est abandonner raison et liberté. La pensée ne devrait pas se résumer à un boulevard périphérique, circulaire, balisé et embouteillé  ; c’est un formidable continent, plein de richesses comme de gouffres, sur lequel chacun doit tracer son propre chemin, audacieux, guidé par l’étoile de la raison. Examiner sans a priori autant de questions que possible, y compris les thèses les plus absurdes, quitte à les réfuter, c’est faire preuve de courage : c’est plonger dans les profondeurs du possible, et se donner une chance de bouleverser radicalement sa vision du monde. 

 

(1)  Nous ne prétendons pas ici défendre le platisme, théorie aussi ridicule qu’absurde. Toutefois, ce cas extrême illustre l’attitude que nous regrettons : une imprudente absence de doute — autrement dit, se moquer avant d’avoir réfuté. 
(2)  Voir l’excellente cartographie du Monde Diplomatique : https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/PPA
(3)  Exemple : «  Marine Le Pen  » «  Jean-Luc Mélenchon  » «  Sibeth N’Diaye  » Si aucun de ces trois noms n’a le don de vous énerver, vous avez beaucoup de chance.
(4)  Exemple de pollution de l’information par l’image : les images de migrants en mer Méditerranée  ; les uns s’affoleront des risques et de la misère des naufragés, les autres s’alarmeront de l’invasion migratoire, et personne n’en tirera un jugement rationnel.
(5)  À l’extrême droite, la solution finale  ; à l’extrême gauche, le goulag. Difficile, dans ces conditions, de ne pas être centriste…
 


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10 réactions à cet article    


  • Clark Kent Séraphin Lampion 18 juin 2020 08:40

    « C’est l’analogie du cylindre : suivant le point de vue, on y voit un cercle ou un rectangle  ; »

    Pour un observateur immobile dans un monde figé. Dès que l’un des deux éléments se met en mouvement, la troisième dimension, le volume, est perceptible, et la quatrième aussi, le temps, qui fait évoluer les formes et les points de vues

    « dans tous les cas la vérité est plus subtile.   »

    la vérité n’est pas plus subtile, mais plus riches que ce qu’en donne une vision partielle et partiale


    • charlyposte charlyposte 18 juin 2020 17:12

      @Séraphin Lampion
      Et pourquoi pas le daltonisme des formes !


    • Martha 18 juin 2020 09:15

      « Le doute est un mol oreiller pour une tête bien faite » (Montaigne)

       Et bien enfoncez-vous-y bien dans ce doux oreiller !

       Après 19 ans de réflexions et d’analyses, appuyées sur des essais documentés et bien faits, que pensez-vous de la guerre au terrorisme déclarée par GW Bush ?

      Qui sont au juste les "terroristes ?


      • Martha 18 juin 2020 09:27

        PS : question adressée à l’auteur de cet article.


      • rogal 18 juin 2020 09:54

        Douter, suspendre son jugement, approfondir la recherche : oui, pour ce qui est de comprendre et de savoir. Mais quand approche l’heure d’agir il faut trancher.


        • Opposition contrôlée Opposition contrôlée 18 juin 2020 11:07

           nous défendons nos idées 

          Pas vraiment. La plupart du temps, les gens rejoignent un camp vaguement délimité par le travail de « clivage » mené par des médias qui réduisent les questions sociales et politiques à des commentaires sur une « actualité » qu’ils fabriquent en grande partie, à l’aide de techniques de manipulation des émotions, basées sur la suggestion, les déformations d’échelle, la manipulation du langage, qui exploite l’amnésie des masses...

          La principale fonction des médias est d’édifier les murs de la prison mentale et idéologique qui maintient la populace dans des débats « roue de hamster », tout en lui offrant une impression « d’identité politique » bien déterminée. Lui faire croire que la politique se réduit aux « partis politiques » bien identifiés et patentés, que son avis, en tant que « citoyen », intéresse les tenants du pouvoir...

           Et puis c’est l’adhésion à des valeurs pas forcément définies qui mine la réflexion : le progrès, la liberté, la république…

          Quand on a étudié un peu l’Histoire, ça prend même des tournures effrayantes ou comiques, je ne sais pas vraiment.


          • foufouille foufouille 18 juin 2020 11:23

            la terre est creuse et pas plate, c’est évident et un grand complot mondial.

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