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Rentrée littéraire : boucle morbide

Il se passe des choses étranges dans notre pays. Les Bienveillantes, ces très antiques Furies vouées à la vengeance des crimes familiaux, réveillées lors de la dernière rentrée littéraire, viennent-elles maintenant tourmenter les lettres françaises ? Voire la société entière ?

C’est dans les représentations de la mort que nous nous donnons qu’il faut interroger la face humaine. Se dévisager dans les miroirs qu’elle nous tend.
Il se passe des choses étranges dans notre pays. Des femmes se disputent des enfants morts. Mazarine Pingeot et Véronique Courjault, ou sa famille. Marie Darrieussecq et Camille Laurens. Se disputent, plus précisément, leurs droits sur des enfants morts. Les Bienveillantes, ces très antiques Furies vouées à la vengeance des crimes familiaux, réveillées lors de la dernière rentrée littéraire, viennent-elles maintenant tourmenter les lettres françaises ?
La mythologie parle. Ces filles démoniaques de la Terre, rappelons-le, sont issues du sang versé par le Ciel lors de sa castration par son fils, le Temps.
C’est d’un retour massif du temps qu’a témoigné l’énorme succès du roman de Jonathan Littell. Cette Seconde Guerre mondiale, nous ne l’avions décidément pas digérée. Les Bienveillantes, le livre, nous la vomissait à longs jets, sans prendre la peine pour cela d’aller se cacher aux cabinets. Fini, la moraline ou les pudeurs appliquées à l’immonde réel de notre histoire. C’est inévitable, le refoulé finit toujours par déborder. Tant pis pour l’odeur épouvantable du cadavre, qu’on le déterre, plutôt que de continuer à le laisser nous hanter !
En même temps se poursuivait l’âpre « affaire Heidegger », autour de la tentation nazie du philosophe. En même temps aussi, se développait la campagne pour l’élection présidentielle, avec deux grands candidats aux discours nationalistes, employés à récupérer, chacun à sa façon, l’angoisse collective qui depuis des décennies se canalisait, en augmentant, sur le Front National. Non, nous n’en avions pas fini avec Vichy, ni avec Moscou. La tentation social-nationaliste était forte. La candidate qui parlait, le poing sur le ventre, des enfants de son pays, dut céder devant celui qui allait mettre en place un ministère de l’Identité nationale. La France était-elle donc devenue incapable de reconnaître spontanément ses enfants ?
Ne sommes-nous pas toujours dans cette même boucle morbide que des écrivains, plus ou moins malgré eux, manifestent par des livres inquiets, allant jusqu’en de sombres ou sordides querelles ? Oui, nous avons un problème avec l’être-pour-la-mort, comme disait Heidegger, taxé par ses détracteurs de non-philosophie à cause de sa pensée du peuple, ou de la race, du gène. Le völkisch, ce concept omniprésent dans Les Bienveillantes, et pour cause. Cette fascination, ces disputes pour des enfants morts, ce sont manifestations du ventre-pour-la-mort. Dépassement de la phrase de Brecht, à propos d’un ventre « encore fécond, d’où peut surgir la bête ».
Les Furies sont à l’œuvre, mais elles se cachent. Or elles sont, cachées, encore plus menaçantes. « L’aître du mal est la fureur concentrée du soulèvement qui jamais n’éclate tout à fait, et qui, même quand il éclate, se dissimule encore », écrivait Heidegger en 1945 dans La Dévastation et l’attente. Or les hommes, pas même l’être-pour-la-mort heideggerien, malgré sa volonté de lucidité, ne savent plus que chaque fois qu’ils castrent le Ciel, c’est-à-dire à chaque instant dans le monde moderne, ils suscitent l’apparition des déesses vengeresses, dont la menace n’en finit pas d’enfler... jusqu’au moment où l’horreur éclate et se répand, sans que nous ne puissions nous assurer d’un « plus jamais ça ».
Tenter de réconcilier le Temps et le Ciel, telle est la tâche des écrivains. Tel est le rôle des livres. Ceux-ci ont leur propre temps, ce temps allié au ciel qui est l’éternité, ce temps qui les engloutira ou les révélera, et qui n’a rien à voir avec le temps castrateur des hommes affairés à gagner les faveurs de la terre.


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1 réactions à cet article    


  • Thomas Roussot Thomas Roussot 1er septembre 2007 06:30

    Bel article

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