Repenser le digital : idées simples pour un monde (presque) fou
Le numérique étend son emprise et apporte sans cesse son lot de bienfaits au consommateur. Mais personne n’est juste un consommateur. Mais nous, humains des pays riches ou moins « avancés », avons mille autres visages, nos visages sociaux, que le digital peut parfois mettre à mal, plus ou moins gravement. Exemple extrême de cette dualité : les fameuses plates-formes, les « ancêtres » comme Amazon ou Ebay, les plus jeunes comme Instagram ou Uber. Leur pouvoir sociétal est immense, leur liberté sociale quasi totale… À l’aube d’un possible retour du monde précaire des journaliers, le digital, presque paradoxalement, est un levier magnifique pour réconcilier le consommateur avec ses visages sacrifiés.
DigiCorps, consommateurs…. Et nous
Digitalisation, parcours numérique des clients, expérience multi canal… Ces mots sont aujourd’hui dans les têtes des comités de direction, toutes entreprises, tous secteurs et, à divers degrés, tous pays confondus.
Le numérique déferle sur l’économie, s’invitant jusque dans les secteurs les moins « naturellement » technologiques, comme la restauration (Deliveroo et ses livraisons à domicile pour tous les restaurants), l’enseignement (avec la vague des MOOC) ou le bricolage.
Aujourd’hui il faut devenir une DigiCorp, une compagnie hybride entre métiers de fond et praticien numérique, avec le défi clé de trouver le bon dosage, la bonne vitesse, et la bonne organisation dans cette route vers l’hybridation.
Symboles tant commentés de ce numérique triomphant : les plates-formes, ces acteurs qui bousculent des secteurs complets en y imposant une nouvelle règle du jeu. Une règle à base de réseau immense d’acteurs/ offreurs indépendants fédérés par un coeur numérique qui, lui, recrute les fournisseurs, centralise les offres, les présente aux clients, gère les transactions, et évalue la livraison des produits ou services.
Les exemples avérés de telles plate formes sont aujourd’hui nombreux : Ebay, un des pionniers, avec ses millions de particuliers ou (semi-)professionnels fournisseurs d’occasions de tout ; Le Bon Coin, impressionnant succès hexagonal en train de devenir vendeur généraliste ; Amazon qui, outre ses produits propres, héberge les offres de milliers de e-commerçants indépendants, dont certains en ont fait leur principal gagne-pain ; Uber bien sûr, venu bousculer le secteur parfois trop protégé du transport local ; AirBnB, agitateur en hôtellerie, casse-tête pour les maires des villes où il suscite un engouement qui peut questionner la raison d’être historique de la vile, « permettre à ses habitants d’y vivre (et travailler) ». Mais aussi des pléiades d’acteurs plus petits qui ont choisi ce modèle d’organisateur d’une place de marché, comme YoupiJob ou Stootie dans les services de bricolage par exemple.
En règle générale, ces innovations numériques, plates-formes ou non, apportent sans conteste des bénéfices de service aux consommateurs. Plus d’offres et parfois des offres qui n’existaient pas du tout, plus de canaux d’accès à ces offres, et parfois une baisse des prix à qualité égale, le client (le citoyens-consommateurs qui peut payer) s’y retrouve.
Dans une vision économique, celle notamment de l’Europe de Bruxelles, où il faut avant tout casser les monopoles, stimuler les marchés sans barrières, où l’innovation est par nature bénéfique, et où le juge de paix est le consommateur, cela est pain béni.
Mais il y a d’autres composantes économiques et sociétales que la seule satisfaction du client à ces forces numériques, et notamment celles qui touchent au second visage économique du citoyen : celui de fournisseur/ contributeur des DigiCorps. Par ce lien, le citoyen/ travailleur reçoit un revenu, et parfois le revenu qui lui permet de vivre au jour le jour. Sur cet aspect il faut distinguer plusieurs dimensions :
- la nature du lien entre les « fournisseurs » et les organisations numérisées. Ils peuvent être employés, comme les chauffeurs d’Alpha Taxis (une coopérative jouant pour eux un rôle similaire à Uber pour ses chauffeurs), ou indépendants (avec en général un statut d’auto entrepreneurs dans notre pays).
- Le type de bien ou service rendu à l’utilisateur/ client du DigiCorp. Le point clé est ici de savoir si ce qui est fourni occupe le temps du fournisseur pendant la durée de la transaction (services chronophages comme les cours de soutien, l’aide au ménage, les prestations de chauffeur, …) ou est apporté de manière instantanée (e-commerce, au temps éventuel d’emballage et d’expédition près)
- Le « visage/ statut » du « fournisseur », qui peut être soit un particulier consacrant une partie de son « temps libre » à ce rôle marchand, soit un professionnel indépendant pour qui ce lien devient un vrai visage social, soit parfois l’employé d’une entreprise qui intervient sur les places de marché créées par les organisations numérisées.
- L’importance existentielle du revenu dérivé du lien avec ces Digicorps, depuis le marginal (un plus qui donne du confort, mais dont on pourrait se passer), à l’essentiel quotidien (le gagne-pain au jour le jour) en passant par le bienvenu qui met du beurre dans la soupe (le cas de certains de mes amis grâce à AirBnB).
Relation DigiCorps-fournisseur : un risque de prolétarisation, régulable simplement
Et dans cet espace des situations de fournisseurs, il y a une zone à risque particulier au plan social et humain : celui des indépendants, particuliers ou professionnels solitaires, délivrant un service chronophage, dont le revenu de survivance dépend de ces DigiCorps. C’est le cas de nombre des chauffeurs Uber, de prestataires de service à domicile O2 ou les livreurs de Deliveroo. Pour ces populations le risque est simple : celui de se trouver dans un marché prolétarisé sans limites, avec une dynamique ressemblant à celui des journaliers d’hier (où les responsables d’usines venaient chercher sur la place publique la main d’oeuvre manquante du jour, à des prix dont ils avaient le contrôle exclusif), avec des prix pressés à la baisse par l’existence permanente de fournisseurs « désespérés » en quête d’activité à tout prix.
Or ce risque majeur est bien réel ; les déclarations et travaux d’Uber sur les voitures autonomes montrent clairement que ses relations avec les chauffeurs sont fondamentalement un pur équilibre d’intérêts personnels, opportuniste, sans une once d’esprit de partenariat. Mais il peut être préempté par quelques mesures simples, que des pouvoirs réglementaires locaux peuvent mettre en place, même face à des DigiCorps mondialisées :
- la transparence publique sur les revenus des « fournisseurs affiliés ». L’idée est simple : ne permettre les opérations de la DigiCorp que sous la condition de publier, de façon clairement visible et en format « Open Data », tous les trimestres, des statistiques détaillées sur la distribution des revenus (bruts et nets, après commission et frais divers) totaux et horaires, des affiliés. On saurait ainsi les revenus maximum et minimum des affiliés, ainsi que les valeurs des revenus pour les déciles de la population des fournisseurs. Et il doit être envisagé d’exiger de disposer de ces chiffres non seulement sur le territoire national, mais pays par pays, notamment dans le cas où l’activité de la DigiCorp crée de fait une concurrence internationale entre fournisseurs affiliés. Cette publication devrait être imposée à tous les acteurs majeurs d’un marché, type de prestation par type de prestation. Ainsi, en France, dans le domaine du transport local, Uber serait soumis à cette règle, mais également les flottes de taxis franchisés, ou les VTC du même modèle. Les plates-formes de covoiturage, acteurs minuscules à ce jour, pourraient en être exemptées, en attendant éventuellement de devenir des DigiCorps de poids. Le bénéfice de cette mesure serait multiple. En donnant aux candidats fournisseurs une vision claire de leur sort potentiel, elle pourrait être un contrepoids au déséquilibre offre-demande que l’espoir du gain inconnu suscite parfois (l’effet ruée vers l’or). En créant une transparence sur l’écart du brut au net, elle serait une vitrine anti tentation pour les éventuels durcissements unilatéraux des « conditions de franchise » imposés aux affilés. Enfin elle serait une voie, peut-être insuffisante mais réelle tout de même, d’information du consommateur sur la schizophrénique tension entre consommateur privilégié et travailleur producteur oublié.
- Mettre en place une évaluation publique, anonyme et, des DigiCorps par leurs affiliés fournisseurs Le numérique est un moyen extraordinaire de collecte de données, la vague du Big Data en atteste chaque jour. Au sein de ces données, les avis des clients, sollicités ou non (forums) sont parmi les plus courantes. Et, de fait, pour nombre de DigiCorps assis sur des réseaux de fournisseurs affiliés, la notation individuelle et publique des fournisseurs, faite par agrégation des retours des clients, est devenue la règle. Par contre la notation de la DigiCorp elle-même par ses affiliés est bien moins répandue, et en tout cas pas publique. Or une telle notation conduite régulièrement, de façon, formatée pour couvrir sans zone d’ombre tous les aspects du lien avec les affiliés (et rendue publique ?), aurait de nombreuses vertus. Elle donnerait une base factuelle aux reproches parfois faits aux DigiCorps, en affichant aussi les bienfaits qui leur sont reconnus. Elle créerait de fait un espace équilibré de discussion sociétale au sein de l’univers de la DigiCorp. Enfin, elle devrait permettre de construire en commun des mieux vivre durables, qui devraient finalement bénéficier aux clients, par une qualité meilleure et surtout plus durable du service rendu. Bien sûr la mise en œuvre de cette idée fait face à des chausse-trappes, dont deux sont essentiels. D’une part les résultats, agrégés, doivent être disponibles pour le DigiCorp comme pour les affiliés, sans qu’aucune des parties ne puisse remonter aux réponses individuelles (par risques de représailles contre les protestataires). Il faut pour cela prévoir l’intervention de professionnels indépendants, habitués à manipuler des informations personnelles en toute sécurité. L’Europe n’en manque pas, son récent Règlement Général de Protection des Données personnelles renforce son savoir-faire en la matière. Le second piège est l’effet « porte ouverte aux critiques négatives ». De fait les mécontents et râleurs sont toujours bien plus nombreux à s’exprimer sur les medias en ligne que les personnes satisfaites. C’est ainsi, nous avons du mal à dire merci, et plus généralement à donner du retour d’expérience. Dans le contexte envisagé, il y a plusieurs façons d’éviter ce biais, et notamment (i) la comparaison (des niveaux de satisfaction d’une période sur l’autre, ou d’une DigiCop à une comparable) ou (ii) la formulation de questions sous forme d’arbitrages (plutôt que « comment jugez vous le niveau de revenu obtenu par votre travail avec X ? », on peut demander « dans votre relation avec X, préféreriez-vous travailler une heure de plus par semaine pour un revenu supplémentaire ou conserver votre revenu actuel et travailler une heure de moins ? ». La formulation des questions posées est évidemment très loin d’être neutre, et elle devrait comporter une partie obligatoire et commune à toutes les DigiCorp, pour permettre les comparaisons. Ce savoir-faire, technique et pointu, est malgré tout abondamment répandu chez des spécialistes des sondages. Reste la question publics (comme les notations des affiliés) ou non publics pour les résultats de ces sondages. Le simple fait de rendre ces consultations profondes régulières et incontournables est a priori un levier d’équilibrage puissant, et l’affichage public de ce qui est, au fond, une affaire entre partenaires business ne semble pas indispensable de premier abord. Autant les niveaux de revenus, apparentés aux salaires pour des employés, font l’objet de régulations détaillées dont il s’agit de trouver des équivalents dans le cadre des DigiCorps, autant les résultats des instances de discussions entre partenaires sociaux au sein des entreprises restent des affaires internes, ce qui permet de donner la meilleure chance au dialogue de faire bouger les lignes. Par contre la production de ces documents permettrait, en cas de nécessité, permettrait à d’éventuels médiateurs ou contrôleurs de disposer de faits pour faciliter les résolutions de crises. Dans le cadre d’une non diffusion publique, mais d’un accès ouvert à chacun des affiliés, se pose un dernier problème, celui du respect de cette confidentialité par chacun, et notamment chacun des affiliés. Là encore des techniques issues du numérique, comme le « tatouage numérique » (création de marques individuelles des copies numériques de fichier, permettant de tracer d’éventuelles rediffusions) peuvent apporter une part de la solution (impossible par contre d’empêcher un affilié de laisser un journaliste lire ses écrans avec lui). In fine, les ajustements face à ce risque seront à chercher dans les modalités organisationnelles et incitatives des comportements pour le partage.
- L’imposition d’une équitaxe sociale sur les prix des prestations, pour nourrir des fonds sociaux gérés de façon participative. Fonctionnant sur le principe de la TVA cette équitaxe, calculée comme un pourcentage du prix de la prestation, servirait à alimenter des fonds sociaux (maladie, retraite, dépendance) des fournisseurs affiliés. Le rationnel de cette mesure est double. D’une part les affiliés de ces DigiCorps sont souvent cotisants et « bénéficiaires » de régimes sociaux rigoureux/ minimalistes, offrant des prestations limitées, parfois en ligne avec ce qui nous attend sans doute tous (jours de carence, non pris en charge pour des soins non essentiels…) mais parfois sous le niveau de la décence, voire de la survie (retraites). En complément des cotisations maintenues des affiliés, cette équitaxe permettrait de redonner de l’air à ces zones de misère programmée. L’autre intérêt, majeur, de cette mesure, est le réalignement de nos deux visages économiques : celui du consommateur en général incapable de résister à l’appel du toujours moins cher, sans connaître ni vouloir connaître les impacts de ces choix sur son second visage, celui de travailleur, potentiel affilié des DigiCorps futures. Ici le consommateur, en choisissant ces Digisolutions et Digiproduits, exprimerait volontairement par sa contribution financière son arbitrage aussi pour les forces de rappel de ce toujours plus/ toujours moins potentiel.
Cette mesure, comme toutes les créations de nouveaux prélèvements, pourrait bien rencontrer un écho intéressé chez nombre de dirigeants publics. Comme souvent dans ces cas, les arrière-pensées, dévoiements du système avant même sa naissance, ne sauraient manquer (songeons à tous ces fonds conçus pour le long terme de prestations sociales ou de maintenance d’infrastructures, ponctionnés régulièrement pour combler les trous d’autres fonds en souffrance). La création de cette équitaxe devrait donc s’accompagner de la mise en place d’un système prévenant ces abus de façon systémique. On peut songer par exemple à des formes de régimes par répartition, mais avec des décisions annuelles de règles d’allocation prises par des instances incluant une forte proportion d’affiliés volontaires tirés au hasard, « représentants du peuple », et qu’il faudrait informer et convaincre de leur intérêt dans les décisions prises.
Décideurs, à l’action ; le temps « digital » presse.
Ne nous y trompons pas. Chance ou malédiction, le numérique et les possibilités qu’il offre sont là pour durer, et transformer nos sociétés. Ils remettent en cause des équilibres tranquilles, des pratiques d’autres temps, et doivent inspirer de nouveaux modèles de liens sociaux. Ces modèles ont d’ailleurs sans doute des bénéfices aussi à être portés dans des endroits a priori abrités. Après tout, pourquoi la transparence des revenus ne serait elle pas pratiquée par l’Etat et les acteurs sociaux sur les régimes de retraite actuels ? Plutôt que des incantations et des a priori, on saurait si les cheminots, les fonctionnaires, les intermittents du spectacle, ont vraiment ou non un statut privilégié. On pourrait expliquer, de manière factuelle, la façon de viser de nouveaux équilibres, les raisons des efforts demandés à certains plus qu’à d’autres…
On le voit, la vague numérique est un vrai tsunami, porteur d’immenses chances et d’horribles catastrophes potentielles. Messieurs les décideurs, vous qui avez voulu le pouvoir de façonner nos vies, ne tardez pas à saisir la chance, qui s’offre à vous, de le faire intelligemment dans ce domaine. Le monde digital est fait pour les agiles et, comme le savent les champions de ce numérique triomphant, le gagnant prend tout.
F. Lainée
Fondateur des Politic Angels
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