« Repos », soldat Cova…
C’est toujours étrange de parler de quelqu’un qu’on n’a jamais vu, fut-ce en photo, ni dont le son de la voix n’a effleuré son répondeur téléphonique. Mais qui pourtant, par on ne sait quel mystère de la cybernétique appliquée aux âmes, a toujours paru proche, familier. Asinus, alias Covadonga 722, sniper des causes perdues, soldat sans joie dont la compagnie a déguerpi, était de ceux-là et il a posé son paquetage. « Dans la lunette arrière, notre fuite en avant » (1), comme chantait Nevché, poète /slameur marseillais, qui fut un de nos derniers sujets de conversation à tous deux.
Je me souviens d’un type avec un avatar improbable de moine copiste qui, dans les années 2008/2010, commentait sobrement mes premiers articles par des « yep, Sandro, yep »….
Je sentais déjà de l’étrangeté et de la densité dans ce commentaire minimaliste.
Je me souviens aussi que certains moquaient sur Internet sa syntaxe approximative, son verbe court, sa ponctuation aléatoire, ce Céline du pauvre qui venait néanmoins salement dynamiter notre raison raisonnable et la petite musique du politiquement correct, des discours convenus.
Et puis Asinus, qui n’avait pas choisi pour rien le moine copiste comme avatar, s’est appliqué sur sa copie. A longtemps tenu, ailleurs qu’ici, un album de citations. A remis l’ouvrage sur le métier, jusqu’à livrer quelques morceaux étincelants de sa vie d’homme et de soldat des causes perdues. Des textes découpés au rasoir, comme par l’éclat du coupe-chou d’un barbier de Barbès (« Zam, zam » sur une passante brûlée vive à Djibouti, ou encore « Garnier ? Chef ! quelqu’un ? » sur la boucherie de l’attentat contre le camp du Drakkar des paras français à Beyrouth.)
Il avait une énorme soif d’apprendre le côté livresque de la vie, de se cultiver, de s’enivrer des mots des autres.
Pour autant, il n’avait pas besoin de comprendre, ayant déjà presque tout compris de ce qu’un homme debout doit savoir.
Il aimait les haïkus, les aphorismes du sage Omar Khayyâm, et les poètes couillus des alcools forts et du fuel lourd. Il aimait Bruce Springsteen et Mark Knopfler, sans doute parce qu’eux aussi avaient démonté l’envers du décor des guerriers à trois balles. Et bien sûr « l’homme en noir », celui qui paie Cash.
Il passait tard le soir ou tôt le matin sur Agoravox. Il nous gratifiait d’une fulgurance, d’une élégance de l’âme. Et puis il repartait comme il était venu.
On pouvait parler de tout avec Asinus ( beaucoup ici ne l’ont jamais su). De Frida Kahlo comme de Marina Tsvetaieva, qu’il m’avait fait découvrir.
Il y avait de la densité dans ses interventions. Parlait peu, disait beaucoup. Greffier implacable de l’absurdité des guerres, il parlait sans honte de la peur (comme les vrais hommes), de son odeur d’urine mélangée à la cordite, du sifflement des 7.62 Nato semi-chemisées, de l’incroyable Loto qui fait, à cinq centimètres près, un mort d’un vivant.
Il fuyait le lyrisme guerrier. N’en retenait que l’absurde, la contingence, les âmes foutues, le vomi.
« Souchien » malmené par les années, il refusait pourtant, revenu à la vie dite « civile », de verser dans le sanglot long de l’homme blanc.
Sniper des corniches de Beyrouth, de la plaine de la Bekaa, il a connu VAB, blindage, cartons.
Tout cela pour, revenu à Marseille, passer des années dans une cartonnerie de la Joliette. Fenwick. Foulards.
Mais la vie est une traînée, on le sait bien.
Tous ceux qui ont eu une vie agitée ou un métier dangereux le savent : on pense toujours à la fusillade de trop, à la grenade qu’on te lance comme un citron improbable, à la 11.43 entre les deux yeux.
Mais c’est plus souvent un papy à contresens sur l’A7 qui te remet le compteur à zéro, une crise cardiaque qui te tire le rideau.
Ou un crabe qui te joue du tambour d’un peu trop près.
Cova, il sentait bien, ces dernières années, qu’il était suivi.
Il se retournait souvent, dans les ruelles du Panier, à l’Estaque, à la Joliette, aux Arnavaux. Mais rien, personne.
C’est sans doute en rentrant d’une après-midi insouciante sur la plage de galets des Goudes qu’il l’a ramené à son insu, cette petite tafiole de crabe.
Le Cova, il se retournait, mais l’ennemi était dans la viande du dedans, tourteau vorace. Celui contre qui tu ne peux pas lutter, quoiqu’en disent des générations de colloques hospitaliers et de séminaires lointains à Singapour qui nous promettent le Graal pour demain ( ou après-demain, me disent-ils dans l’oreillette).
Alors ce fut la Timone, les veilleuses bleues. Antoinette « la fée piquouze » fut sa suprême infirmière, son ultime vision de la femme inaccessible.
Il n’y a pas eu de coups de canons. Le blindage n’a servi à rien, cette fois-ci.
Il est parti, Monsieur Asinus, dans le bruit du dehors et le silence du dedans. Lui et ce que cela voulait dire. Le dos courbé sous le poids des vies de merde et des merdes de la vie, mais la tête bien droite et l’œil clair pour tenter de voir ce qu’il pouvait bien y avoir au dessus.
Epicétou.
« On est reparti dans l’hiver. On est reparti dans l’été »(2)
https://www.youtube.com/watch?v=lJ5XWLhV03Y
Sur les plages de Marseille, il y a nettement plus de Prophètes que de Catalans.
Bien sûr, à Marseille ou ailleurs, on relancera les dés. D’autres décolletés s’ouvriront sur la corniche Kennedy, il y aura des yeux graves et impatients pour mater sur la Corniche des miches à la garçonne, on boira du Perrier sur le boulevard du même nom.
Et le cagnard blanc, celui qui écrase tout, aura encore une fois raison, puisque c’est le seul qui nous survivra.
« Repos, soldat Cova ».
Vous pouvez fumer.
(1) Extrait de « Vas-tu freiner ? » par Nevché
(2) Extrait de « Marseille », par Nevché
PS : Mais peut-être le soldat Cova nous a-t-il fait une farce ( puisque la vie elle-même en est une…).
Peut être est-il juste allongé dans la grotte de Covadonga. C’est peut être juste qu’il dort, et que dans son sommeil, il a pris la position du tireur couché...
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