Requiem pour la Vème
L’implosion du système politique français rend désormais le changement de régime inévitable. Comme toujours dans l’histoire du pays, la transition sera probablement chaotique et vraisemblablement douloureuse.
Le résultat des élections européennes du 25 mai a semble-t-il déclenché en France un « séisme » politique. Le parti au pouvoir obtient moins de 14% des voix, le principal mouvement d’opposition parlementaire à peine plus de 20%. Les deux partis de gouvernement, sur lesquels repose l’architecture du système politique français, ne bénéficient donc plus du support que d’un tiers des votants. A presque 25% des suffrages exprimés, le Front National se proclame désormais « premier parti de France ».
On peut certes relativiser ces résultats en rappelant que l’abstention a été massive (57%) et que le Front National ne recueille les suffrages que d’à peine 12% des inscrits. On peut aussi considérer que les électeurs français utilisent souvent les élections européennes comme défouloir faute d’en saisir les enjeux, et que les résultats n’ont donc pas véritablement de valeur nationale. Pas de panique, donc…
Il n’empêche. Le système politique français semble bel et bien être entré en phase d’implosion. N’ayant obtenu les suffrages que de 5,7% des inscrits, le parti socialiste est à terre et menacé de relégation en deuxième division politique. L’exécutif apparait discrédité et incapable de réagir, le président de la République complètement démonétisé, la majorité tétanisée. La gauche de la gauche n’en profite pas, Jean-Luc Mélenchon ayant échoué à bâtir une alternative crédible et à peser sur les choix du pouvoir socialiste. Les Verts, eux, retombent à moins de 9% des voix, les préoccupations environnementales apparaissant désormais comme très secondaires à la plupart des français.
A droite, l’opposition parlementaire est incapable de profiter de la débâcle de la gauche socialiste au pouvoir. La bien mal nommée « Union pour un Mouvement Populaire » (UMP), rassemblement hétéroclite et coalition d’intérêts n’ayant pour vocation que la conquête du pouvoir élyséen, n’a pas survécu au vrai-faux retrait de son petit chef naturel suite à la présidentielle de 2012. Après s’être enfoncée dans une funeste « guerre des sous-chefs », le parti est désormais en train de se fracasser sur une affaire de financement politique qui menace jusqu’au retour de Nicolas Sarkozy. Le Centre, en état de recomposition permanente, a quant à lui échoué à se constituer en pivot de la vie politique et à être autre chose qu’une simple force d’appoint pour la droite.
C’est donc l’ensemble des forces politiques françaises qui semble aujourd’hui s’effondrer, laissant le champ libre au mouvement anti-système de Marine Le Pen. Le Front National est durablement installé au centre du jeu politique, qui s’organise désormais autour de lui et de ses thèses. Tout ce que le pouvoir socialiste et l’opposition UMPiste vont maintenant tenter aura pour objectif de freiner l’ascension de Marine Le Pen, déjà en campagne pour la prochaine élection présidentielle et dont l’arrivée au pouvoir ne paraît plus totalement impossible.
Aveuglement et déni
Y parviendront-ils ? Rien n’est moins sûr, tant l’aveuglement et le déni persistent quant aux raisons profondes de la crise politique qui mine le pays.
Ainsi, certains continuent de prétendre – pour se rassurer sans doute – que le score du FN s’inscrit dans le contexte d’une montée générale des populismes en Europe, elle-même conséquence d’une crise économique et financière qui s’éternise et de la politique d’austérité imposée par l’Union européenne. Or cette montée des populismes est loin de toucher l’ensemble de l’Europe. Sans même parler de l’Allemagne où l’extrême droite est marginale et où les deux principaux partis de gouvernements obtiennent plus de 57% des voix, les mouvements populistes apparaissent en recul dans plusieurs pays (Pays-Bas, Italie) et sont même inexistants dans des contrées pourtant plus durement touchées que la France par la crise économique (Espagne, Portugal, Irlande). Même si elle l’a exacerbée, la crise économique et financière des dernières années n’a donc pas créé la crise politique française, et l’austérité soi-disant imposée par Bruxelles ne peut être considérée comme la cause principale de la « vague Bleu Marine ».
En réalité, la crise qui mine la France est bien plus profonde et ancienne. Comme l’a reconnu le Premier ministre Manuel Valls dans son discours de politique générale puis au soir des élections européennes, c’est bien d’une crise d’identité et d’une crise morale dont il s’agit. Une crise d’identité profonde, résultant d’un sentiment de dépossession polymorphe. Dépossession d’une Europe que la France a œuvré plus que tout autre à créer mais qui n’a jamais été « la France en grand » qu’elle espérait, et qui n’a jamais amené ni la prospérité ni la « protection » qui avaient été vendues aux citoyens français. Dépossession d’une nation qui se pensait grande mais qui se voit diminuée. Dépossession d’une démocratie bafouée par l’imposition par la classe politique d’un traité européen que les français avaient majoritairement rejeté par référendum. Dépossession d’un destin particulier, pour une nation prétendant à l’universalité mais à laquelle l’Europe et la mondialisation imposent des valeurs qui ne sont pas les siennes. Dépossession d’un système économique et social original, qui vole en éclats faute d’être adapté et adaptable aux mutations économiques du XXIème siècle. Dépossession d’un avenir que ces mutations rendent incertain et inquiétant. Dépossession, enfin et surtout, d’un espace national, à la fois territorial et symbolique, sous les effets d’une diversification de peuplement rapide et massive que la nation française, en tant que système politique, économique, social et culturel ne parvient pas à assumer.
Comme l’a pointé Alain Finkielkraut, l’identité française est ainsi devenue au cours des dernières décennies une « identité malheureuse », et c’est bien cette crise d’identité qui est à la source du succès du Front National. Certains y verront un nouveau retour de « la France moisie », ce pays détestable à force de détester la modernité, la liberté et la diversité. Il est peu probable, cependant, que le mépris et l’invective puissent faire changer d’avis les électeurs de Marine Le Pen, même les plus récents. Il faudra donc trouver autre chose pour reconquérir le terrain gagné par le parti frontiste.
En réalité, la présidente du Front National a elle même donné la clé du problème à ses opposants lorsqu’elle déclarait récemment que « si l'UMP et le PS étaient bons, le FN n'existerait pas ». Car le vote frontiste prospère essentiellement sur l’incapacité des partis de gouvernement à apporter des solutions aux problèmes du pays, du moins aux problèmes qui sont perçus comme tels par une majorité de Français. Cette incapacité résulte bien sûr de la médiocrité et de l’inconséquence des principaux leaders politiques, qui faute de tenir aux citoyens un discours de vérité et de leur proposer des options crédibles et courageuses, ont rendu la parole politique inconsistante et vidé les rendez-vous électoraux de leur substance et de leur raison d’être. Ce faisant, ils nourrissent un ressentiment et un désenchantement profonds au sein de la population, qui petit à petit sapent les fondements même de la démocratie et se transforment aujourd’hui en exaspération et en colère sourde.
A la source de nos difficultés…
Mais l’incapacité des responsables politiques à régler les problèmes du pays, leur impuissance même, résulte avant tout des défaillances d’un régime politique obsolète, en situation d’échec patent. Car le régime « semi-présidentiel » de la Vème République, qui concentre le pouvoir politique aux mains d’un seul homme dont elle institutionnalise l’irresponsabilité politique, condamne paradoxalement ce pouvoir à l’impuissance. A la fois omnipotente et irresponsable, la surpuissance présidentielle a en effet débouché sur le contraire de ce qu’elle était censée apporter, à savoir l’efficacité de l’action publique. Cet « absolutisme inefficace » dont parlait Jean-François Revel atrophie la démocratie et étouffe la société civile. En faisant procéder l’ensemble du pouvoir politique du président de la République, le régime de la Vème République transforme l’élection présidentielle, la seule qui compte vraiment, en concours de démagogie qui tronque les choix proposés aux citoyens et divise profondément la nation. Ce système politique « hystérise » les rapports politiques et sociaux et nourrit le désenchantement et le ressentiment, voire la violence latente qui parcoure et mine profondément le corps politique et social français. Ne permettant pas de gérer les affaires du pays de manière cohérente, efficace et démocratique, les institutions de la Vème République ont plongé la France dans une crise de régime latente et permanente qui dure depuis plusieurs décennies.
La présidence de François Hollande démontre par l’absurde les failles systémiques de la Vème République, devenues béantes au fil des replâtrages successifs de la Constitution et du passage au quinquennat. L’inconsistance de sa politique et son irrésolution doctrinale transforment son exercice du pouvoir en un « absolutisme inefficace mou et flou » et le condamnent à incarner, plus encore que ses prédécesseurs, une impuissance politique qui contraste de plus en plus violemment avec l’omnipotence institutionnelle de sa fonction. Un changement de locataire à l’Elysée, en 2017 ou bien avant, ne changera pas fondamentalement les choses, et ce n’est que lorsqu’elle saura tourner la page de la Vème République que la France pourra entrevoir un possible renouveau.
Confrontés à leur propre impuissance à s’attaquer aux problèmes du pays, les politiciens français ont depuis des années pris l’habitude de se défausser sur l’Union européenne, critiquant régulièrement « Bruxelles », les eurocrates ou la Banque centrale européenne (BCE) pour leurs responsabilités ou insuffisances, réelles ou supposées. Mais quand bien même l’Europe ne fonctionnerait pas de façon optimale et devrait être « réorientée », c’est avant tout le système politique français qui dysfonctionne.
La majeure partie des élites politico-médiatiques refuse encore de voir ou reconnaître ces dysfonctionnements et l’impasse institutionnelle dans laquelle s’est enfermé le pays. Tels François Hollande lui-même, ces élites continuent de louer la faculté d’adaptation de nos institutions et leur capacité à résister aux crises, sans s’apercevoir qu’elles empêchent en fait de surmonter ces crises et tendent à les exacerber.
Mais l’aveuglement et le déni deviennent de moins en moins tenables. Un certain nombre de responsables commencent à reconnaître, tel François Bayrou, que « nos institutions sont en grande partie à la source de nos difficultés » (Marianne n° 890 du 9 a 15 mai 2014). De fait, les discussions sur la fondation d’une hypothétique VIème République sont aussi vieilles que la Vème République elle-même, qui a toujours été contestée. Longtemps marginales et essentiellement confinées à la gauche, elles tendent désormais à déborder au centre et à droite. Sans aller jusqu’à envisager un changement de régime, des responsables de droite réalisent que la débâcle actuelle rend le statu quo intenable et une profonde refonte institutionnelle inévitable. Certes, une telle refonte ne réglerait, en soi, aucun des problèmes de la France. Mais la mise en place d’un cadre de gouvernance adéquat et efficace est, dans un pays comme dans n’importe quelle organisation humaine, une condition préalable à la résolution des problèmes. La France ne peut plus aujourd’hui en faire l’économie.
Et maintenant ?
On pourrait donc imaginer que, dans un accès de responsabilité et de lucidité, nos dirigeants constatent la mort clinique de la Vème République et convoquent une convention nationale institutionnelle ou même une assemblée constituante, destinée à bâtir une nouvelle constitution à la fois démocratique et efficace. La droite y soutiendrait probablement une évolution vers un régime présidentiel à l’américaine, la gauche vers un régime parlementaire refondé. Les deux évolutions possibles auraient leurs propres mérites et inconvénients, que la convention ou la constituante pourrait débattre avant de trancher. Une nouvelle constitution serait alors soumise à référendum avant la fin du mandat de François Hollande. Ayant déjà largement compromis ses chances de réélection, ce dernier y trouverait un moyen d’éviter de passer à la postérité comme le pire chef d’Etat que la France républicaine n’ait jamais eu.
Evidemment, rien de tout ceci n’aura lieu. Tout d’abord parce que le peuple français reste profondément attaché au régime hérité du Général de Gaulle, qui le maintient dans l’illusion réconfortante que le salut pourra venir d’un homme providentiel. Ensuite et surtout parce qu’un système politique, même mourant, ne se suicide jamais. Un régime politique est d’abord et avant tout un système d’exercice du pouvoir politique, dont les bénéficiaires n’ont aucun intérêt à renoncer volontairement.
Rien d’étonnant, donc, à ce que le président de la République et le Premier ministre annoncent tous deux leur intention de ne rien changer, de maintenir le cap, d’accélérer. Pas question d’aller aux urnes avant terme, nous dit Manuel Valls, car des élections n’aboutiraient qu’à rajouter « le désordre » à la crise d'identité et à la crise morale que la France traverse, et finalement à rendre le pays ingouvernable. Pas question non plus d’engager un véritable chantier institutionnel, si ce n’est pour procéder à un redécoupage des collectivités locales qui, pour nécessaire qu’il puisse être, n’aidera en rien à régler les problèmes du pays. On va donc essayer de tenir, tant bien que mal, autant qu’il sera possible. On appellera l’Europe à changer, en sachant pertinemment que rien ne changera fondamentalement. On continuera à espérer et annoncer un retour de la croissance, alors même que c’est une nouvelle crise économique et financière qui s’annonce.
La Vème République ne mourra pas probablement pas d’une belle mort. Elle agonisera vraisemblablement dans des convulsions qui seront chaotiques et douloureuses pour le pays et la population, et ne disparaîtra que lorsque la rupture sera devenue inévitable. Cela pourrait être avant la fin du prochain quinquennat ou bien lors du suivant, mais le moment fatidique approche inévitablement. Faute de disparaître à temps, la Vème République finira sans doute par donner les clés de l’Elysée au Front National. On se rendra alors compte que le régime semi-présidentiel de la Vème République, s’il n’aboutit la plupart du temps qu’à un « absolutisme inefficace », peut aisément dériver vers l’autoritarisme et l’arbitraire. On s’en rendra compte, mais trop tard.
7 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON