Requiem pour un catalan ombrageux
Vous êtes dans le sud du Maroc, sous un soleil brûlant, au km 28 de la route qui mène de Smara à Laâyoune. Dès que vous croisez une station-service désaffectée, prenez la mauvaise piste à droite en direction de Sidi Ahmed Laroussi. Au bout de 5 km, freinez : vous êtes arrivé au Relais Michel Vieuchange, situé à 26°42,13’ de latitude Nord et 11°55,34’ de longitude Ouest si vous êtes amateur de GPS.

Vous vous garez, parmi quelques 4x4 et camping-cars poussiéreux, devant des bâtiments à l’architecture saharienne, aux murs faits d’adobe et de pierres noires de Smara. Vous admirez la tour supportant le château d’eau, construite à la façon du minaret de Tichitt, en Mauritanie. Tout autour, le désert, mer minérale, blanche et silencieuse s’étendant à perte de vue. Au loin, à l’horizon, le Gor el Berd (la Montagne du vent) découpe de ses reliefs de grès noir l’azur du ciel.
Vous avez soif et vous en avez plein le dos. Vous entrez dans vaste salon saharien au plafond fait de stipes et de feuilles de palmiers. Vous êtes chez Patrick Adam, l’hôte des lieux et l’un des rédacteurs les plus lus, commenté, talentueux et controversé d’Agoravox. Vous demandez à le voir. Vous ne le verrez pas : il est mort.
Toi l’ami que je n’ai jamais vu...
Curieux d’évoquer la mémoire d’un ami rencontré dans le cyberespace. Que sait-on de lui ? Pas grand-chose, à part les trente-quatre articles qu’il a écrit sur Agoravox du 7/02/2006 (« L’islam va mal ») au 14/11/2006 « Le corps est laïque ». Dix mois d’écriture passionnée, véhémente, urgente, polémique et furieuse alors qu’il se savait très malade et peut-être même condamné. Dix mois pendant lesquels il est devenu un de mes meilleurs amis, un ami que je n’ai jamais vu et que je ne verrai jamais.
Tout entier tourné vers les autres, habité d’une implacable et lucide fraternité rugueuse et orageuse, ennemi déclaré de la langue de bois, hanté par les fracas de l’Histoire et les convulsions des civilisations et des religions, Patrick Adam livrait peu de lui-même dans ses articles et, suprême élégance de l’impersonnel, il n’a pas dit un mot du mal qui le rongeait déjà lorsqu’il publia son premier article.
Comment dès lors faire le portrait et raconter l’histoire d’un homme qu’on n’a connu que par ses écrits et pendant si peu de temps ? En faisant un détour temporel.
La saga de Michel Vieuchange
Né en 1904 dans une famille bourgeoise de Nevers, Michel Vieuchange découvre la splendeur minérale du désert en faisant son service militaire au Maroc en 1926. Ce Rimbaud du XXe siècle, catholique mystique et assoiffé d’absolu, en oublie immédiatement ses études littéraires. Démobilisé et de retour en France, il n’a plus qu’une obsession : revenir au Sahara. Ce qu’il fait très vite, en compagnie de son frère Jean. Ils montent une expédition qui mènera Michel mènera dans une région entre le sud marocain et la Mauritanie où se situe une cité aussi mythique, désolée et désolante que la légendaire Tombouctou de René Caillé.
Michel Vieuchange part seul pour ce voyage initiatique qui débute le 11 septembre 1930. Déguisé en femme berbère (ombre d’Isabelle Eberhart ?), puis enfermé dans un couffin rudement amarré à dos de chameau, il parcourt frénétiquement 4500 kilomètres dans ces immensités désertiques avant d’arriver à Smara le 1er novembre 1930. « Nous entrerons aux splendides villes », écrivait Rimbaud. Chaviré par, la transcendance, la faim et l’épuisement, Michel Vieuchange entre donc à Smara. Il n’y restera que trois heures. « Etait-ce donc ceci ? Et le rêve fraîchit » (Rimbaud toujours) : « Trois heures seulement j’ai erré dans tes ruines - chassé aussitôt loin de toi. Et ces trois heures, je ne pus te contempler ni errer au hasard, ni m’asseoir un instant, te parcourant à pas pressés - comme un anatomiste - comptant les travées de ta mosquée, les distances, relevant la position de tes édifices, et leur orientation »(extrait de son carnet de route). Sur le chemin du retour, il chope la dysenterie. Il meurt un mois plus tard à Agadir, dans les bras de son frère Jean qui y est en poste.
De la trajectoire météoritique de ce poète mystique mort à 26 ans, il nous reste son carnet de voyage sobrement intitulé Smara, qui sera édité en 1932 avec une préface de Paul Claudel dont voici un extrait :« Rien ne lui coûte, la fatigue, le danger, la faim, la soif, la nourriture grossière, l’eau pourrie, la vermine, les sables et les feux de l’Enfer. Il donne tout son argent, il se confie tout seul à quelques brigands dont la langue même lui est inconnue. Il passe des heures roulé dans un ballot, lié par les quatre membres comme une bête qu’on sacrifie. Une première tentative échoue ; il recommence et réussit. Ce n’était pas payer trop cher le droit d’errer pendant deux heures dans ce village fait de quelques tas de pierres amassées par les nomades et déjà évacué par eux. Ce n’était pas trop cher, car celle-là qu’il désirait a été fidèle au rendez-vous. Il n’a pas plus tôt gravi la selle de son chameau comme un trône de torture, il n’a pas plus tôt dirigé vers le Nord les naseaux de cet animal douloureux, qu’il a reconnu sur sa bouche ce baiser glacé et au fond de ses entrailles ce frisson dévastateur. La route qu’il a faite dans la contraction de l’espérance, il la refait dans celle de l’agonie. Mais l’intelligence et l’attention restent éveillées dans ce corps indomptable, vidé par la dysenterie et secoué par l’affreux galop d’une bête elle-même à moitié morte : jusqu’au dernier moment la boussole, la montre, le crayon relèvent tous les détails et tous les fléchissements à travers le vide de l’inestimable itinéraire ; le regard pur et acéré perce, domine les êtres obscurs qui l’entourent ».
De Smara à Smara
En automne 1998, Patrick Adam et son compagnon Mohamed Ayoubi décident de mettre leurs pas dans ceux de Michel Vieuchange en faisant le même périple. Trois mois de voyage dans ce désert blanc toujours aussi peu fréquenté, qu’ils relatent dans leur livre De Smara à Smara (éd. L’Harmattan).
Tombé amoureux du désert et de ses habitants dans la queue de la comète Vieuchange, depuis longtemps familier des paysages et cultures sahariennes, Patrick Adam, qui n’hésitait pas à se définir à la fois et contradictoirement comme « athée », « agnostique » et « mystique sauvage » monte un camping à Smara et poursuit parallèlement des recherches d’historien et d’archéologue autodidacte à l’écart des chemins battus.
De Smara à Agoravox
Le 7 février 2006, une voix tonitruante se fait entendre sur Agoravox. Celle de Patrick Adam. « L’islam va mal », tonne ce prophète érémitique du désert. Lucide, il s’empresse d’ajouter : « Oui l’islam va mal, et je ne suis pas seul à le dire. Si ma mère est souffrante, et si je dis à mon entourage qu’elle va mal, est-ce une insulte ? Ici aussi, les esprits épris de justice sociale et d’oxygénation du cerveau, osent le dire. Ce n’est pas rendre service à l’Autre (dont vous vous proclamez le Chevalier Blanc) que de vouloir l’empêcher de suivre l’évolution normale de l’Humanité qui, sur n’importe quelle rive de la Méditerranée ou sur n’importe quel continent, ferait mieux de passer son temps à regarder en avant plutôt que derrière lui, vers un Âge d’Or qui n’a existé que dans la nostalgie de ceux qui cultivent le mal vivre de pauvres gens privés de réponses satisfaisantes devant un monde en questionnement incessant ».
Car si Patrick Adam était hyper-critique vis-à-vis de l’Islam, il aimait les musulmans - comme il aimait tous les humains. On choisit rarement sa religion. Il le savait mieux que personne, lui qui, né au pied du mont Canigou, face à l’abbaye préromane de Saint Michel de Cuxa, élevé dans le catholicisme catalan, avait renié la sienne sans abjurer de la transcendance.
Une transcendance brutale, sauvage, tellurique et a-religieuse qui l’a sans doute incité, pressentant sa mort prochaine, à écrire son ultime article, Le corps laïque. Oui Patrick, le corps est laïc, l’esprit libre et l’âme religieuse ou non si ça lui chante.
D’Agoravox à Smara
Vous revoilà à Smara où vous avez garé votre 4x4 ou votre camping-car. Le camping de Patrick Adam est en vente. Le relais Michel Vieuchange n’a pas perdu son âme tellurique mais le corps laïque de son créateur. Ses projets d’extension et de développement sont en cendres, des cendres que le désert blanc absorbera dans une marmoréenne indifférence.
En cendres ? Non. Vos neurones frémissent. Votre cortex associatif grouille soudain de connexions synaptiques. Un miraculeux mirage s’exhale à l’horizon de l’imaginable. Vous êtes pile au centre de cet horizon. Ces bâtiments fonctionnels près desquels vous vous êtes garé sont secoués de métastases constructives. Le relais Michel Vieuchange de développe par-delà la mort. Dans cet espace cérébral apparaissent les chambres d’hôte, le petit musée botanique, géologique et archéologique, la boutique d’artisanat saharien, la salle de réunion et la bibliothèque saharienne que Patrick projetait de réaliser.
Une oasis dans le désert qui est en vous.
NDLR : Sur la disparition de Patrick Adam, voir également l’article de Demian West ainsi quecelui de son frère Philippe.
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