Rétention de sûreté : un exemple historique récent
Les événements qui se sont déroulés en Iran en 1988 sont peu connus en Occident, mais illustrent bien pourquoi nous avons érigé des garde-fous dans les principes les plus fondamentaux de nos sociétés. Je vais tenter de résumer sommairement ce qui s’est passé.
La révolution iranienne date de 1979. La faction qui a pris le pouvoir
à cette époque était celle de l’ayatollah Khomeini, le Hezbollah. Les
"Mojahedins du peuple", une autre faction également très puissante,
sont restés en dehors du pouvoir, mais ont retenu et augmenté leur
organisation. En 1982, la tension entre les deux factions s’est
dénouée dans une explosion de violence : d’un côté, de nombreux
représentants du pouvoir (le président de la République, son Premier
ministre, le procureur de la révolution, le tiers des membres du
parlement...) ont été assassinés ; de l’autre, des milliers des
membres des Mojahedins ont été arrêtés et beaucoup exécutés après des
procès bâclés. Plusieurs milliers de Mojahed ont été condamnés à de
lourdes peines de prison. En 1984, la guerre entre les deux factions
était pratiquement terminée et les derniers Mojaheds en liberté se sont
réfugiés en Irak (alors en guerre avec l’Iran) et se sont constitués en milices armées, attendant un éventuel retour.
En 1988, l’Etat iranien passait un moment difficile : Ayatollah
Khomeini était mourant et le savait ; la guerre interminable avec
l’Irak, suréquipé par la France et l’Union soviétique, commençait à
tourner au désavantage des Iraniens. Pendant une offensive irakienne,
des milices Mojahed ont même réussi à prendre pendant plusieurs jours
le contrôle d’une ville frontalière importante. Il n’y avait pas
d’issues victorieuses pour l’Iran et, la mort dans l’âme, le dirigeant
iranien a accepté un cessez-le-feu sous les auspices de l’ONU.
Pendant ces jours où l’Etat se sentait menacé, une commission s’est
réunie pour décider du sort des Mojaheds qui purgeaient leur peine en
prison : si les choses tournaient encore plus mal, ces quelque
milliers de personnes en prison pouvaient ou auraient pu présenter un
danger potentiel pour la République. Il a été décidé de les exécuter.
Durant plusieurs jours, ils ont été sortis des prisons par milliers,
alignés le long des murs des prisons, fusillés et enterrés dans des
cimetières loin du regard des autres citoyens.
J’essaie d’évoquer avec quelques distances les souvenirs de ces jours
sombres. Ces événements sont tellement douloureux dans la mémoire
collective des Iraniens que nous avons été frappés d’amnésie et les
avons confiés à l’oubli. Si j’en parle maintenant, c’est pour souligner
quelques faits.
Ces Mojaheds avaient été condamnés pour des faits et purgeaient leur
peine. Beaucoup étaient libérables sous peu. Un comité d’experts s’est
réuni et les a jugés dangereux. Il n’y eut aucun débat contradictoire,
ces prisonniers n’ont pas eu l’occasion de se défendre. Les nouvelles
lois sur la dangerosité ont été appliquées à ces prisonniers de façon
rétroactive.
Tous ces éléments se retrouvent dans la nouvelle loi sur la rétention
de sûreté que la ministre de la Justice, Mme Rachida Dati a fait
voter au Parlement français : on ne jugera pas des faits, mais des
"potentialités de dangerosité" ; ce jugement ne sera pas effectué par
un tribunal avec débat public et contradictoire, mais par un comité
d’expert (psychiatre, juge...) ; cette loi sera appliquée de façon
rétroactive aux prisonniers purgeant actuellement leur peine.
J’entendais l’autre jour Mme Dati répondre aux questions critiques
d’un journaliste de la radio : "vous préférez quoi, qu’on les relâche
pour qu’ils violent les petites filles ? C’est une loi de sûreté".
Je croyais entendre les paroles de Khalkhali, le procureur de la République islamique d’Iran. Je ne dis pas cela de façon allégorique,
ce sont exactement les termes qu’il employait pour justifier ses
exécutions. Jouer sur la peur, accomplir l’impardonnable.
Au citoyen ordinaire, l’Iran paraît un pays lointain gouverné par
d’autres mœurs. Notre Histoire récente cependant montre que tous les
peuples sont capables de basculer dans la folie. C’est justement pour
nous protéger de nos propres folies, après de douloureux
apprentissages, que nous avons érigé des murs que l’on voudrait
infranchissables : présomption d’innocence ; jugement des faits et
seulement des faits ; interdiction de la rétroactivité. Pour glaner
quelques voix du côté de l’extrême, le gouvernement actuel démantèle ce
que nous avons de plus fondamental au cœur de notre démocratie.
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