Retour sur la disparition de JJ Cale, l’alchimiste de Tulsa

Mais commençons par le mystère de la sonorité de ses disques, à nôtre OVNI musical, entendu la première fois Claude Villers et Patrice Blanc-Francard puis chez José Arthur, à l'époque où la radio nous apprenait encore quelque chose. La première vision d'un homme qui se veut d'emblée discret (il n'y a aucune photo de lui sur les pochettes avant le 8eme album !)) le montrait en effet muni d'une drôle de guitare. "Cette guitare sur le premier album de Cale était une Harmony Sovereign pas chère comme le montre la photo ici et il a joué dessus dans la vidéo de 1979 avec Leon Russell. Il aimait le manche et le ton de cet engin particulier qui à un moment a eu pas moins de cinq micros-joints. Le dessus s'était cassé à San Francisco, mais aucun luthier local avait de dessus qui correspondait. Cale a mis des tendeurs intérieurs pour caler le haut et par inadvertance, a résolu le problème de rétroaction (les guitares creuses à micro y sont en effet plus sensibles, comme rappelé ici). Comme ingénieur du son, il modifiait son équipement sur ​​un coup de tête et pour expérimenter. Bien que Cale a eu quelques guitares inestimables, il a joué sur une Danelectro à 200 dollars à son dernier concert de la salle de Cain's". L'engin devenu surréaliste à force de tripatouillages avait été décrit en 1977 dans un numéro étonnant de Guitar Player qui avait révélé son incroyable montage interne, et le fouillis des câbles de micros et les fameux tendeurs plus proches des travaux d'un garagiste que ceux d'un ébéniste : JJ Cale était un curieux personnage, adorateur de motos et de voitures vintage, un goût qui avait visiblement déteint sur ses façons d'envisager le son et l'élaboration de ses guitares, souvent rafistolées. Comme micros, JJ Cale choisissait au gré de ses lubies, empruntant à une Sears Silvertone son micro Danelectro pour l'ajouter aux quatre déjà fixés sur son monstre (à 5 micros au total !). Le micro Danelectro en métal était surnommé le “Lipstick tube” car il était inséré dans un emballage de fabricant de tube de touge à lèvres ! Avant lui, un célèbre Bluesman avait fait lui aussi dans le genre : Big Joe Williams, qui comme par hasard jouait aussi sur une Sovereign Harmony, sur laquelle il avait lui ajouté 3 cordes pour en faire une guitare improbable à 9 !  On peut voir ici en détail (et là) le style et la guitare bricolée du maître, favori de Mike Bloomfield comme il a pu le raconter dans son livre. Le fûté JJ Cale s'inscrivait ainsi directement dans une tradition du bricolage propre aux bluesmen, par définition pas fortunés. Sur l'extrait de You Tube, on distingue la drôle de façon de monter le micro, dont le long câble était enroulé autour du corps de la guitare, qui rappelle à certains spécialistes le cas du micro coulissant sur une tige de chez De Hamond. Cale n'était en tout cas pas bégueule question guitare : on le verra même jouer sur une Ovation Adamas (oui, vous savez déjà que je n'en apprécie pas la sonorité)... Sur ces dernières vidéos il a en main en tournée une Tacoma Small Body Chieftain C1C, objet bien pratique à balader, il est vrai..

Mais les guitares ne faisaient pas tout dans l'assemblage sonore déroutant des albums de JJ (prononcer "djédjé" ou "gg"). Le subtil alchimiste des studios d'enregistrement, plutôt avare de détails sur ses façons de faire, donnera pourtant en 1997 quelques recettes au sujet de ses mystérieuses prises de son (c'est aussi son métier de base en effet après divers autres moins gratifiants comme garçon d'ascenseur à Tulsa même !). Question technologie, c'est en effet fort particulier, chez JJ, et partout un bricolage assez incensé : "Call me the breeze (***) ", qui l'avait fait découvrir, par exemple, à été enregistré sur un magnétophone quatre pistes Ampex et une boîte à rythmes Ace Tone (c'est elle, visible ici à droite, qu'on entend le plus !) passant par un ampli Fender Twin Amp (le son en est pris alors au micro, devant l'ampli !). La rythmique étant assurée en re-recording par Cale par son Harmony acoustique équipée d'un micro "Dan'O". La lead guitar étant tenue sur une Gibson ES 335 branchée sur un Fender passant via un limiteur (compresseur) Teletronix et une chambre d'écho faite avec un simple magnéto Ampex à deux pistes... "Don't cry sister" est fait sur une vieille boîte à rythmes Korg, un orgue M3 Hammond, et toujours la Gibson 335 électrique, mais le tout a été enregistré directement dans la maison de Nashville de JJ Cale (il y est resté quelque temps avant de revenir à Tulsa). Le musicien alternant prises de son en studio et tripatouillages des bandes rapportées chez lui, ou l'inverse. Pour "Money Talks", ça devient encore plus épique et plus étoffé en musiciens  : Jim Keltner est à la batterie, JJ à Ia Gibson S.G, Spooner (Oldham) à l'orgue, Tim Drummond à la basse, et Glen D. Hardin au piano. Cette fois, c'est JJ en personne qui enregistre sur un 3M 32 pistes Digital (ses premiers pas dans le digital, voir ici l'engin page 8  !) chez Warner Bros à Hollywood, l'ancien Amigo Studio de Snuffy Garrett. (en fait de son vrai nom William Garrett Walden, le compositeur de musiques pour feuilletons TV !). Avant de sombrer dans la musique au km, Garrett avait enregistré Bobby Vee ou les Ventures, mais aussi Sonny and Cher... car il était aussi à la tête du label A&R chez Liberty Records. Elmer Valentine, le directeur du club le Whisky à Gogo (là où a été enregistré la "scie" de l'époque (en 1967) de Johnny Rivers) avait proposé à Garrett de prendre JJ Cale comme preneur de son. Cale commença alors à travailler avec Audie Ashworth qui produira ses 8 premiers albums (David Teegarden revenant "To Tulsa and Back" : en interview il affirmera adorer le timbre de voix de Cale).

Le studio Amigo verra aussi défiler aussi Clapton, Stevie Ray Vaughan, et même Metallica, ou Randy Newman (pour "Sail Away"), alors que Paul Simon y a fait le fabuleux "Graceland". Le détail qui tue, c'est que le studio, éloigné en banlieue hollywoodienne, n'avait à l'époque de l'enregistrement de JJ Cale même pas d'arrivée de courant électrique provenant du réseau. Tout était alimenté par des batteries mises en séries qui jonchaient le sol derrière le studio... pour indication, la fameuse console d'enregistrement 3M était alors vendue 115 000 dollars... la bande enregistrée (on n'était encore loin du tout numérique !) tournait à 45 pouces à la seconde (les magnétos alnalogiques les plus rapides faisaient du 30 in/s (soit 76,2 cm/s), et cette vitesse n'offrait que 30 minutes d'enregistement sur le ruban magnétique long de 2 km pourtant, sur les bobines de 31 cm de diamètre... à cette époque, on passait son temps à changer les bobines de magnétos et à les empiler (*****) ! La "méthode" JJ est souvent moins sophistiquée "Il s'est toujours baladé avec un studio portable (il vivait dans un trailer-home) et possède maintenant une petite installation digitale. En moyenne, un album est pour moitié enregistré avec des musiciens et un studio, et le reste at home. Pour "Closer to You," la plupart des chansons ont été écrites en un jour pendant qu'il essayait sa nouvelle guitare. Il a enregistré les maquettes chez un ami, puis a loué le studio Capitol à Hollywood pour deux jours, où il a enregistré les vocaux en live. Enfin il a ramené le résultat chez lui pour le travailler et rajouter quelques chansons. Il s'est parfois contenté de sortir une chanson enregistrée avec un magnétophone à cassette près de sa porte de derrière ! (sur "Okie")."

D'autres indications précieuses viendront au compte-gouttes sur le mystère sonore enveloppant l'univers de Cale, notamment sur ses guitares électro-acoustiques récentes."JJC : Je joue sur une Danelectro que j'ai modifiée, le modèle "convertible" (faite par Dan Armstrong sous la marque Ampeg), qui est une acoustique (on peut l'entendre ici en concert). Je l'ai utilisé sur les concerts depuis les quatre, cinq dernières années. La raison pour laquelle je l'aime - vous ne pouvez plus obtenir celle-ci, non plus- c'est que ce n'est pas la vieille américaine d'origine faite par Dan-o, pourtant, car celle-là a été fabriquée en Corée. Ils ont fait ces guitares pendant peu de temps , c'est le modèle "convertible" (à savoir "léger"), ce n'est pas le modèle à corps solide, c'est vraiment mince. Car souvent, je ne souhaite même pas brancher l'ampli, quand je tiens à m'asseoir pour simplement pour jouer ou écrire une chanson ou une autre. Elle présente en effet des propriétés acoustiques évidentes. J'ai mis un piezo dessus, en plus du micro "tube de rouge à lèvres" (visible ici), que j'active par un ampli et le micro magnétique à travers un autre. Je l'utilise en concert. Et lors de la dernière tournée - que j'ai faite en 2002-, cela a fonctionné assez bien. J'ai fait beaucoup de solos dessus. J'ai aussi ajouté quelques membres de groupes et un tas de musiciens sur scène, mais j'ai aussi fait beaucoup de solos. Et cela fonctionne aussi bien. C'est quelque part entre une guitare électrique et une guitare acoustique. Maintenant, j'ai également des Martin et des Taylor et tout ce genre de trucs. Elles sont toutes un peu pareilles- ce sont toutes des guitares électro-acoustiques, avec quelques propriétés propres à chacune. Fender a sorti la Telecaster acoustique et la Stratocaster de même. C'est vraiment léger, car elles sont creuses, elles n'ont pas une âme qui traverse le milieu comme sur une 335 (voir ici aussi).  J'aime bien, parce que la moitié du temps, je n'ai pas besoin de brancher un amplificateur, et cela se sent comme une guitare électrique - et cela fonctionne aussi très bien sur les concerts". Il jouera aussi sur une Moonstone notamment pour son album de retour de 2009, "Roll On". C'est un peu logique ; comme lui, le fondateur de l'entreprise, Steve Helgeson, est un autodidacte complet qui a débuté en1972, Steve en créant sa première boutique dans les bois de Moonstone Heights, en Californie, d'où le nom des guitares fabriquées sur place (dont aussi la célèbre "Earthaxe" électrique). Sa façon toute personnelle de découper le barrage en X de la table d'harmonie de ses guitares (c'est en effet l'élément capital dans la qualité sonore d'une guitare acoustique, ici celles de chez Martin) les rendent à la fois plus légères et plus sonores que la concurrence. Ce n'est pas Claude et Robin Boucher au Canada, qui vont le contredire. Comme autre instruments, outre récemment une Carvin AE185, Guitares et Clavier distingue "une Strato de 1977 avec un manche Telecaster, très fin, micros Alambic Stratoblaster (elle fait un boucan d'enfer), cordes Fender, ampli Peavey Artist ou 410 Bassman. En studio, il emploie une Les Paul Sunburst 1960, une Gibson Super 400 (introduite en 1934 c'était alors une des plus onéreuses sur le marché), plus une série de grattes bon marché comme cette Coral Firefly sortie d'un atelier de Neptune, New Jersey". La Coral étant une copie de Gibson 335 (voir ci-dessous son allure générale et ici ses deux micros "lipstick" et son électronique simplissime) :

Si le matériel a eu une influence sur le son de JJ Cale au point d'en faire l'un des créateurs du "Tulsa Sound" comme on va le voir, les musiciens aussi. Johnny Cale, comme il était appelé par ses amis, est né en effet à Oklahoma City et a grandi à Tulsa, où il subit l'influence du lieu. Les parents de JJ étaient plutôt pauvres : être un "Oakie", disait Baranger c'est "être un de ces pauvres Blancs de l'Amérique profonde. (Relisez le début des Raisins de la colère, ça vaut tous les dépliants touristiques sur ce coin de misère)". "Tulsa dans les années 1950 était devenue la « Oil Capital of the World », une ville en plein essor" qui avait attiré des gens de tous les coins du globe pour y forer et installer partout des derricks, notent avec acuité Bob Blackburn & Jeff Moore dans "Tulsa News". Une véritable ville champignon naissante : en 1940 la population de la ville indiquait 142 157 habitants. Vingt ans plus tard, il y en avait déjà 258 271 de recensés (voir la vidéo en bas de l'article****). Essentiellement des jeunes, venus avec leurs habitudes musicales ou fans de nouveautés diverses. "Sur ce véritable mélange culturel diversifié est venu une génération d'artistes qui se sont exprimés à travers le langage de la musique, y compris le folk, le gospel, la country, le blues et le jazz". Un "melting pot", qui est présentée désormais dans un musée local. Une Country joyeuse était omniprésente dans les fêtes, dans laquelle JJ fait ses premiers pas en chantant dès 1965 un singulier hommage au héros de BD Dick Tracy... Quatre ans auparavant, il s'était déjà essayé à un rock plus nerveux et bien dans l'air du temps. Il n'avait alors que 23 ans ! En fait il a commencé tôt, continue sur sa lancée Baranger : "à douze ans, en séchant la cantine de l'école et en économisant, par là même, l'argent de ses repas, il parvient à s'acheter une méchante guitare Harmony d'occasion. C'est le déclic qui va changer sa vie. Cale veut devenir guitariste professionnel, seulement guitariste. Il le devient rapidement mais à la petite semaine, montant des groupes sans avenir du style "John Cale and the Valentines" ("Johnnie and the Valentines", plus exactement), jouant le plus souvent derrière (ce qui n'est pas forcément la plus mauvaise place, me direz-vous) des strip-teaseuses de honky tonks de troisième zone... Dès cette époque, il fait partie de la scène musicale de Tulsa où les musicos sont "weird" (bizarres) me dit Cale : Si un mec était sur la touche, aussi sec un autre pouvait jouer à sa place". Pour ajouter à l'ambiance créatice du coin il faut ajouter en effet la radio et les nouveaux sons du rock naissant, ceux de Chuck Berry et d'Elvis Presley. En tout cas, pas de problème pour jouer à cette époque : "Cale a naturellement trouvé un débouché pour sa propre musique dans les clubs et salles de danse de Tulsa".

Existait-il donc un son "Tulsa" autour de la bande d'amis ? Oui et non, disons qu'à cet endroit plusieurs facteurs, dont l'absence de racisme dans les nightclubs tels le Flamingo, et le rôle qu'aura joué Joe Cocker avec son groupe et son disque Mad Dog and Englishmen enregistré les 27 et 28 mars 1970, dans lequel jouaient tous ceux cités ou presque, un disque alliant r&b (plutôt noir) et rock (plutôt blanc) qui aura eu une influence certaine, historiquement parlant. Mélangé à la country-jazz environnante (Bob Wills y (*******) a beaucoup joué, notamment au célèbre club Cain's- un ancien garage-, supporté par une radio, KVOO), un genre musical nouveau été né, qui aura une influence directe sur Clapton. Le guitariste anglais, câmé à mort, est alors en arrêt total de production pendant trois longues années, pendant lesquelles Carl Radle lui enverra la musique sur laquelle il travaillait, en compagnie d'un groupe, le Tulsa County Band, qui comprenait Jamie Oldaker et Dick Sims. C'est ainsi que Clapton se mit à faire entendre de l'orgue Hammond sur  “461 Ocean Boulevard" (son second album solo), qu'il décrit aujourd'hui comme "un hommage direct à JJ Cale.” Il reçut ainsi de Radle l'une des premières chansons ("After Midnight") d’un total inconnu,... dont Clapton fait ses choux gras dès 1970, avant même que Cale ne sorte des disques ! Les influences musicales de JJ sont donc très variées, et la country y tient aussi une bonne place. Avec notamment Bob White (ici entre Christine Lakleland, la femme de JJ et JJ lui-même), que JJ a sontenu dès le début de sa carrière. Lui aussi originaire de Tulsa, ce que l'on devine sans hésiter longtemps à l'écoute de sa version de "Riverboat Song" au son cristallin (le premier titre proposé dans cette page).

Les amis de Tulsa conduisant directement à Cale, qui n'arrêtait pas de jammer avec eux. Contrairement aux bêtises qu'on a pu entendre des relations entre Clapton et Cale, le premier a très tôt reconnu cette influence, ne serait-ce qu'en reprenant le titre hommage "Tulsa Time", emprunté au texan Don Williams (sorti en 1978) et repris la même année sur "Backless", son 6eme album solo... album sur lequel il y avait aussi "I'll Make Love to You Anytime", emprunté... à JJ Cale (dont l'album contenant ce titre, son 5eme, ne sortira que l'année suivante !).  "Plutôt qu'un "son Tulsa », ces artistes ont représenté une véritable fraternité de Tulsa. La plupart d'entre eux, avec Cale, est ensuite allée à Los Angeles où ils ont eu un impact majeur sur l'industrie de la musique. Russell est devenu célèbre pour son travail de session et son propre label, Shelter Records, tandis que les autres ont lancé des carrières solo et ont joué dans une variété de groupes. Des années plus tard, lorsque Cale est parti sur ​​la route, il a normalement réuni son groupe de camarades habituels de Tulsa." Avec l'argent gagné par les ventes des premiers albums, Cale se paye un mobile home de type Airstream qu'ils installe au bord du parc à thème d'Opryland (près de Nashville). Mais comme il détestait avoir froid, son Airstream prenait tous les hivers la route pour la Floride ou la Californie. Pour le joindre, pour lui faire faire une promo, c'était donc une vraie galère : il n'a jamais voulu accepter d'utiliser un téléphone de sa vie...En 1993, il avait dit dans le magazine Guitare et Claviers : "si enregistrer des disques m'amuse et que j'aime la musique, il y a toute une part de business qui me fatigue profondément"... Il bossait, donc, mais la musique seulement : pour lui "promouvoir un album" signifiait ne rien faire ! C'est dans les bandes enregistrées qu'il prenait plaisir, pas à aller raconter sa vie à des présentateurs de radio locales ne connaissant même pas un seul titre de ses albums... Un homme intègre, à coup sûr.

Et il n'était pas le seul, à Tulsa à préférer jouer : "les autres Tulsans de sa génération influencée par ce "carrefour de créativité" incluaient Leon Russell, David Gates, Jimmy Markham, Carl Raddle, Rocky Frisco, le pianiste qui a démarré sa collaboration en 1957 avec JJ, Gary Gilmore, Chuck Blackwell," à qui on ajoute l'incontourable bassiste William Arthur "Bill" Raffensperger, lui aussi vieux compagnon de route de Cale, visible ici alors que Cale était invité par l'excellent Jools Holland (******) il est hélas décédé à 69 ans le 14 janvier 2010), ainsi que les deux batteurs Jim Karstein, et Jim Keltner. Tous ou presque étaient en fait... voisins : facile pour eux de se donner un rendez-vous pour faire une prise de son à la volée, sans même avoir à se téléphoner. Le fameux style "laid back" semble propre à Tulsa : ainsi sur la superbe prise jazzy de 1979 des studios Paradise. On le comprend aussi à écouter la frappe légèrement décalée d'un Keltner à la batterie (l'homme a aussi joué avec Ry Cooder pour former avec lui, Hiatt et Nick Lowe "Little Village"). Un style dont la plus éclatante démonstration peut-être reste l'album "BB King in London". (L'album verra les parties de guitare de Peter Green supprimées à sa demande, l'homme sentant déjà son déclin dû à l'abus de drogues). Un Peter Green et surtout Jeremy Spencer qui avaient aussi beaucoup écouté Big Joe... Et un Keltner qu'on différencie difficilement de Jim Gordon sur l'album de BB King, au style si voisin. A l'époque, donc, Johnny Cale, pas encore JJ, est un jeune musicien, jouant le beau ténébreux au regard séducteur, qui a dû tourner la tête à bien des filles comme le montre le rare cliché de l'OKPOP Collection déniché par le journal de Tulsa dans son hommage. On est loin de l'image de lui-même qu'il donnera plus tard !

Un autre batteur originaire de Tulsa tient une part importante dans le style "laid-back", qu'on traduira par "décontracté" : c'est Jim Karstein, (ici repéré par Antoine de Caunes dans son émission "Houba Houba", en train de rattraper au tambourin... la boîte à rythmes mémorable de Cale !). Un musicien qui a joué avec Russell mais aussi avec Joe Cocker : lors du retour à la scène d'Eric Clapton, le 14 juin 1970, au Lyceum Theatre de Londres, c'est Karstein qui s'y était collé : comme second batteur on trouvait... Jim Gordon, et toute la bande de Delaney an Bonnie  (qui accueillaient parfois Clapton en invité : à l'époque, l'anglais habite à demeure dans le coin) comme Dave Mason, et Carl Radle que l'on retrouvait aussi derrière George Harrison's sur son disque "All Things Must Pass". Le groupe, intitulé "Del and The Dominos" ("del" est aussi un des surnoms de Clapton) deviendra vite... Derek and the Dominos, dont l'album éponyme sera enregistré dans le studio Criteria à Miami. Qui intègre une des premières consoles multipistes, poussé par les recherches de Les Paul et Tom Dowd sur l'enregistrement du même nom. Gordon, extrêmement doué, qui avait débuté fort jeune derrière les Everly Brothers, plutôt une excellente référence, ne survivra pas longtemps à sa notoriété (il jouera aussi avec le superbe groupe Traffic) : devenu complètement schizo, il assassinera sa propre mère en 1983 (à coups de marteau !) pour écoper de la prison à vie. Le monde venait de se priver d'un des meilleurs batteurs existant sur ce coup de folie.

Autre influence notable, outre les deux texans Bob Wills l'itinérant, ou T-Bone Walker et son blues jazzy, fluide et nonchalant, le mouvement musical "Red Dirt". Un mouvement Country à part, du nom de la couleur dominante du sol en Oklahoma (et une partie du Texas). Un étonnant mix d'influences, difficile à définir : « C'est un peu difficile à mettre en mots, mais si jamais vous vous vous rendez sur le Delta (Mississippi), vous ne pouvez presque entendre que son blues », explique le musicien et critique Jimmy LaFave, qui habite Stillwater. "Si vous allez à la Nouvelle-Orléans, vous pouvez entendre le jazz Dixieland. Allez à San Francisco, et vous obtenez cette musique de vibrations psychédéliques. Vous entendrez le son de la terre rouge quand vous passerez par Stillwater. Cela a à voir avec l'esprit des personnes qui y habitent. Il ya quelque chose de différent à leur sujet. Ce ne sont pas des Texans, ce sont des Okies, et je pense que tout le son "Red Dirt" est tout aussi important en musicologie américaine comme l'est celui de SanFrancisco ou tout le reste. Ça lui appartient." En gros comme le disent ces étudiants de Cameron dans leur excellent montage vidéo fort réussi, "ça se situe entre le Nord d'Austin et l'Ouest de Nashville"...Une partie texane du Red Dirt existe bien sûr, entretenue par les radios FM locales. Une page Facebook bien achalandée existe sur le mouvement, version Oklahoma. Un des jeunes représentants actuel de la tendance est par exemple Stoney LaRue. Un documentaire, "Red Dirt on 66 - Director's cut" (avec les Red Dirt Rangers) montre bien le phénomène ; on y entend également Rocky Frisco... le pianiste attitré de JJ Cale interpréter un suberbe blues. Chez JJ Cale, le côté Country marqué de banjo notamment apparaît clairement sur des titres comme "Shady Grove", de l'album "10", ou sur "Take Some Insurance", où un violon le rejoint. Le côté à la fois jazzy et "ilesque" revenant avec "Artificial Paradise" fable typique du guitariste, au solo de guitare délié et une voix mise en avant, pour une fois...

Reste à les mettre en boîte et à les produire, ses disques enfin enregistrés, via une filière... anglaise inattendue : "à Los Angeles, Denny Cordell venait de lancer Shelter Records en janvier 1970, en partenariat avec Leon Russell. D'origine Irlandaise, Cordell avait démarré en Angleterre en produisant les Moody Blues et en vendant des produits dérivés "Beatles". Ensuite il démarra Regal Zonophone afin d'enregister The Move et Procol Harum. Il débarqua aux USA avec la troupe de Joe Cocker, vendant au passage sa part de Regal Zonophone pour démarrer Shelter Records. Shelter avait son quartier général à Hollywood." JJ Cale, jeté ou ignoré par les firmes de disques US, catégorisé "country", se verra donc offrir un enregistement par le producteur anglais des Moody Blues et de Procol Harum, voilà un beau pied de nez à l'histoire de la musique et au marché du disque ! Les albums suivants se feront de la même manière, avec un JJ Cale qui n'aimait pas sa voix, ou plutôt qui la minimisait toujours dans les prises ou le mixage : selon "Audie : "Cale voulait toujours atténuer la voix. On s'asseyait près de la console, et chacun de nous deux empêchait l'autre de toucher aux potentiomètres. Il était sans arrêt en train de baisser le fader de la voix. Il remixait sa voix au minimum. Il disait que cela te concentrait sur la musique plutôt que de t'en distraire. Les gens "entraient" dans la musique. Il avait des idées bien arrêtées sur le mixage." Et au milieu, toujours la guitare Harmony a 50 dollars : sauf pour "Cajun Moon", dans l'album "Oakie", ou est convoqué Reggie Young, requin des studios de Nashville (ici dans sa version du magnifique "In The Ghetto" de Presley) pour se coller au solo. Audie Ashworth , ancien chanteur de country, disparaîtra hélas en août 2000, terrassé par une crise cardiaque à l’âge de 78 ans ; ce qui affectera beaucoup JJ, pour qui Ashworth était en quelque sorte son double à la table de mixage.

 A part Garnier déjà cité (voir à droite un de ces articles de R&F), qui avait justement fait voler en éclats le mythe d'un Cale peu travailleur (la légende est tenace, puisque JD Beauvallet des Inrocks la reprend in extenso en avouant avoir voulu acheter à l'origine la première fois un disque de John Cale- "son idole"-, à en devenir ridicule !), les rock-critics seront souvent à côté de la plaque le concernant, même en l'encensant parfois. Tel Jean-Louis Lamaison, dans Rock and Folk numéro 184, de mai 1982, qui affirmait que JJ Cale s'était mis en couple et qu'à partir de là ce n'était plus le même, mais en ajoutant quand même : "Avec "5", ça se gâte un peu. Il semble que J.J. se soit mis en ménage avec une certaine Christine Lakeland, et ça a l'air d'être le grand amour (...)  J'ai peut-être l'air de faire la fine bouche, mais il n'en est rien : tous les disques de J.J. Cale sont de fameux investissements. Tous. Ma combinaison gagnante est la suivante : 1-3-4-2-7-6-5, mais les cinq derniers arrivent dans un mouchoir. Quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit, que l'humeur soit au beau fixe ou au blues, il y a un morceau de J.J. Cale pour chaque moment de la vie d'un honnête homme. Qui peut en dire autant ?" .  Un peu dur avec Christine Lakeland, car ces deux là s'aimaient énormément, et ça se voit dans leurs regards respectifs, même trente ans après leur première rencontre. Ils s'étaient rencontrés lors d'un concert "benefit" donné dans une prison et ne se sont plus jamais quittés depuis ! Si la carrière de JJ avait faibli avec notamment avec Travel Log, de 1990, qui m'avait fait abandonner à vrai dire mon abonnement les yeux fermés à ses albums, son retour de 1996 avec "Guitar Man" avait été éblouissant, suivi des deux perles que sont "To Tulsa and Back" (paru sur le label de Jazz Blue Note !) et "Roll On" chez Thunder. Trois petits bijoux, ciselés à l'ancienne ! Et entre temps, j'étais passé bien sûr du vinyl au CDs... Aujourd'hui, les titres de JJ Cale frôlent les 400 exemplaires ; bootlegs inclus, sur mes étagères (numérisées).

JJ Cale disparu le 26 juillet dernier, des gens ont pensé à lui, et non des moindres. Le 6 août dernier, Eric Clapton et Jim Keltner, dans un célèbre magasin de musique de Santa Monica, en Californie (McCabe’s Guitar Shop) ont appelé quelques amis, dont... Don White, et Marty Rifkin, pour y jouer “Cocaine” et “After Midnight ;” pour Clapton et “Magnolia,” pour Don White. Pour l'occasion, Clapton, qui jouait encore récemment du JJ Cale sur scène, avait ramené une Gibson L5 de 1930 : un cadeau (à 10 000 dollars) que JJ lui avait fait il y a quelques années. M'est d'avis que celle-là, il ne la vendra jamais. Il l'emménera en revanche où le vent le conduira, pour sûr. JJ, lui, se faisait déjà accompagner par les oiseaux de son vivant... Un JJ Cale qui venait juste de sortir en mars 2012 "Old Sock", avec un titre inédit de JJ Cale intitulé "Angel". le 28 mars 2009, et ce n'est pas un hasard, JJ Cale avait fait un bœuf au même endroit avec David Teegarden (aux synthés) ; James Cruce à la batterie et Skip Knape aus claviers, rejoints sur scène par Tom Petty et Mike Campbell (voir photo ci-contre)... La session, bien enregistrée, est devenue depuis un autre bootleg très prisé comportant 19 titres sur 2CDs (voir ci-dessous la discographie "spcéciale"). Un de ses meilleurs enregistrements ! A noter aussi l'hommage express et sympathique de John Mayer le jour même où il a appris le décès de JJ.

(*******) l'homme, considéré à juste titre comme "le Duke Ellington de la Country", précurseur (il est le premier à avoir intégré une guitare électrique sur scène, dans un style où la guitare a toujours eu une présence importante laissant place à la dextérité !) est toujours admiré à Tulsa : le 13 juin 2013 on a rapatrié du Texas son emblématique bus pour y être restauré.

 

-sur JJ Cale :

A noter sur l'excellent album (aux pochettes différentes donc) la présence de l'excellent Jimmy Hall, le formidable chanteur de Wet Willie, lui aussi hélas trop méconnu (réécoutons le sublime "Cadillac Tracks", car l'homme a plutôt bien vieilli !), accompagné par un excellent groupe, Swamp Cabbage, dont le lead guitar, Walter Parks, a longtemps joué avec Richie Havens. Pour ne rien gâcher, ce groupe a pris l'habitude d'enregistrer aux studios Retrophonics Studios de St. Augustine, en Floride en analogique, sur de bonnes vieilles bandes de deux pouces. Leur version de "Sensitive Kind" est renversante (version rock lourd, jouée sur scène beaucoup plus subtilement  !), comme l'est leur version de "Cajun Moon", très ZZ Top, vocalement, comme l'est encore leur interprétation de "Old Blues" : à écouter et découvrir absolument ! A la fin de l'album l'autre version (instrumentale) de "Sensitive Kind" que donne tout en finesse Michael Powers mérite aussi le détour.

Allez, je vous remets "Sensitive Kind" : on ne s'en lasse jamais, car c'est immortel (joué à la Fender !) !