Retour sur un naufrage
A l’heure où ressort Titanic, le film de James Cameron, en 3D, on peut se demander une fois encore pourquoi les réalisateurs éprouvent désormais le besoin de tourner ou ressortir systématiquement leurs œuvres en trois dimensions, tant le « plus » que cela apporte au film est inversement proportionnel à l’inconfort que le spectateur ressent, non seulement du fait de ces grosses lunettes en plastique épais, mal adaptées, qu’il doit porter en permanence, parfois même par-dessus ses lunettes de vue, mais également du fait de la fatigue oculaire que le système engendre. Il n’est pas difficile, en effet, de ressortir d’une salle obscure avec une migraine épouvantable et les yeux explosés après avoir vu Avatar en 3D. Il arrive même que la 3D n’apporte rien de plus et ne semble avoir été utilisée que dans le but d’attirer vers le tiroir-caisse, par effet de publicité, une clientèle plus jeune et/ou toujours plus nombreuse. Si l’on veut caricaturer, on peut remettre sérieusement en question l’intérêt de voir un gros plan en 3D sur une main étalant du beurre sur une biscotte, sur un fugitif courant dans une forêt… ou pire, sur le générique lui-même ! On en arrive même, de nos jours, à tourner les pubs qui précèdent le film en 3D. C’est amusant sur le moment, et on en oublie même qu’il s’agit là d’une publicité, mais on s’en lasse très vite.
L’idéal étant, comme toujours, de trouver un juste milieu entre un film tourné en totalité en 3D parce que cela se justifie au niveau du scénario et des angles de prise de vue choisis, mais dont le résultat provoque un inconfort visuel parfois insupportable pour le spectateur (surtout si le film est visionné sur écran géant ou si le spectateur a été contraint de prendre place trop près de l’écran en raison de l’affluence dans la salle) et un film tourné pour le principe, et parce que c’est à la mode, en 3D, alors que rien ne justifie qu’il ait été tourné ainsi. La 3D oui, mais à petite dose, et seulement lorsque cela apporte une réelle valeur ajoutée à l’œuvre, parce qu’il renforce l’effet spectaculaire d’une scène en particulier, ou parce qu’il s’agit d’une fiction de « grand spectacle ».
Déjà, en 1954, Alfred Hitchcock avait magnifiquement su tirer profit de la technique du relief lorsqu’il tourna les scènes en contre plongée du « Crime était presque parfait » (« Dial M for Murder ») en 3D. Personne n’a oublié la main de Grace Kelly sortant littéralement de l’écran lorsqu’elle se lance dans la quête désespérée de la paire de ciseaux qu’elle sait posée derrière elle sur la table, alors que son agresseur tente de l’étrangler avec son bas. Cette scène, en particulier, était « faite » pour être tournée en 3D.
Il n’est pas nécessaire de tourner la totalité d’un film en 3D, ou de tourner chaque plan avec l’idée qu’il faut absolument que le spectateur ait l’impression d’être au cœur de l’action. Trop de 3D nuit à la 3D. Quelques scènes, insérées tout au long du film, suffiraient à créer l’atmosphère et surprendre le spectateur. Mais peut-on, techniquement parlant, tourner un film en 2D et n’insérer que quelques scènes en 3D, obligeant ainsi les spectateurs à chausser et déchausser régulièrement leurs lunettes ? A moins que les effets de 3D ne soient discrets, pour s’amplifier et donner le meilleur d’eux-mêmes lorsque la scène le justifie.
C’est ce qui semble être le cas pour le film de James Cameron, dont l’effet 3D ne provoque pas d’inconfort visuel et ne semble pas avoir été utilisé à outrance. On peut dire que pour une fois, (d’un point de vue purement technique, il est important d’apporter cette précision) la 3D se justifie pleinement dans un film, et si le port des lunettes spéciales reste tout aussi agaçant, si la luminosité de l’écran s’en trouve toujours diminuée, au moins on a le sentiment, comme pour « Le Crime était presque parfait » que l’effet 3D a été usé avec parcimonie, intelligence et discernement.
Tout d’abord, et toujours d’un point de vue purement technique, certaines scènes bien spécifiques gagnent au change après avoir été transformées. C’est le cas pour celles où le spectateur voit la mer du haut du pont du navire. On comprend alors pourquoi Rose, pourtant décidée à mettre fin à ses jours, hésite à sauter à l’eau lorsqu’on voit, grâce à cet effet technique, la hauteur vertigineuse qui sépare le pont des flots. Non seulement on a alors le sentiment d’être cette figure de proue qu’incarne quelques secondes la jeune héroïne hésitante, mais on peut même affirmer que la 3D apporte ici un plus au niveau documentaire. Les personnes intéressées par le navire lui-même se rendent mieux compte du gigantisme de la construction. On a enfin la possibilité de se pencher par dessus la balustrade du Titanic, comme on aurait pu le faire si l’on avait été parmi les passagers.
D’autre part, si certaines scènes spécifiques ont gagné au change, il semblerait, bien que cela soit difficile à vérifier, que la 3D utilisée pour rénover « Titanic » ait amélioré la perception par le spectateur d’une multitude de petits détails de mise en scène. Non qu’ils aient été invisibles dans la version précédente, mais on les remarque avec plus de clarté. Et les détails, on ne le répètera jamais assez, James Cameron (et son équipe, sans aucun doute) les a soignés. Il les a chouchoutés, faisant de son film un chef d’œuvre documentaire. On peut trouver naïve et complètement improbable, surtout à cette époque, l’histoire d’amour entre cette jeune aristocrate couverte de soie et de bijoux et cet artiste sans le sou voyageant (clandestinement) parmi les déshérités de troisième classe, on peut trouver, à juste titre, que certains dialogues sont fades ou d’un humour déplacé, car trop « hollywoodien » dans le contexte du film (Jack affirmant à Rose, alors qu’il est fermement menotté au tuyau, qu’il ne va pas bouger de là et l’attendre tandis qu’elle part à la recherche de secours) on peut également relever certains détails imparfaits (mais rien n’est parfait en ce monde) comme lorsque Jack déclare, lors du dîner auquel il est convié, qu’il n’y a que très peu de rats en troisième classe sur le Titanic, alors que, quelques plans plus tard, on voit Tommy Ryan, le jeune irlandais de troisième classe, suivant vers la sortie, lors de sa fuite des couloirs déjà inondés, une multitude de rats (à moins que les troisièmes classes des navires de l’époque étaient si infestées de rats que celles du Titanic semblaient, en comparaison, relativement épargnées ?), bref, on peut trouver toutes les critiques que l’on veut au film de James Cameron, il n’en demeure pas moins qu’il est un chef d’œuvre documentaire, non seulement sur le navire lui-même, mais sur les circonstances de la tragédie, sans oublier les côtés sociologique et émotionnel qu’il ne fallait pas non plus négliger.
James Cameron, peut-on lire, a accumulé des montagnes de documentation pour la réalisation de ce film et a accompli un travail aussi titanesque que le navire qu’il a voulu faire revivre. Rien, absolument rien, n’a été négligé. Tout a été minutieusement reconstruit à l’identique. Nombre de scènes ont été reproduites d’après photographie d’époque, comme celle montrant ce petit garçon jouant sur le pont de première classe avec une sorte de palet. Cette scène est en effet basée sur une photo prise à bord juste avant le départ du navire. Elle dure moins de trois secondes, et pourtant il est évident que l’équipe de tournage lui a accordé la même importance et la même attention qu’une autre scène que le spectateur aurait eu plus le temps de voir. De même, lorsque Ismay, dans un salon de première classe, tente de convaincre le Capitaine Smith d’augmenter la vitesse du navire en allumant les dernières chaudières encore inactives, afin de faire la une de tous les journaux en arrivant à New York plus tôt que prévu, le spectateur ne manque pas de remarquer la femme assise juste derrière leur table, qui espionne, l’air de rien, la conversation. Du moins la remarque-t-on si l’on est au préalable informé du fait que ce fait est réel. Bien que cela soit à peine perceptible, James Cameron a tenu à inclure ce minuscule détail dans ce plan, et c’est ce qui fait toute la différence. Et des détails de ce genre, il y en a sûrement des milliers d’autres, ce qui pousse à lire autant de documentation que l’on peut sur l’histoire du navire et l’histoire de son naufrage, pour revoir ensuite le film de Cameron avec l’étonnement de découvrir ces petits détails qui nous avaient échappé lors du visionnage précédent. Bien des gens se sont demandés comment il se faisait que certains spectateurs soient retournés voir le film des dizaines de fois à sa sortie en 1997. La réponse est là. Parce qu’il y a toujours quelque chose de nouveau à découvrir dans « Titanic », et que James Cameron n’a rien négligé, rien laissé au hasard, même des plans fugitifs, presque subliminaux, que les yeux auraient à peine le temps de capter. C’est clair, Cameron est un cinéaste qui respecte profondément son public.
On ne peut donc qu’être admiratif devant le travail accompli, même si l’on est du genre à vouloir à tout prix dénicher le petit détail qui coince, la petite erreur sans réelle importance que l’on ne voudra pas pardonner. Cela dit, adopter cette attitude est aussi une preuve que l’on a regardé le film avec une extrême attention, et que l’on se sent concerné, par grand intérêt porté au film, si un détail a été négligé.
D’un point de vue documentaire, on peut juste regretter que la seconde classe du navire n’ait pas été un peu plus montrée, car elle existait bel et bien, ce qu’on a tendance à oublier parfois. La petite Cora, par exemple, voyageait-elle en seconde ? Son compartiment, que l’on entrevoit durant une seconde ou deux, semble en effet légèrement plus confortable que celui où loge Jack. La seconde classe a compté elle aussi de très nombreux naufragés. La plupart des rescapés, est-il nécessaire de le rappeler, étaient des passagers de première classe. La troisième classe fut celle qui compta le plus fort pourcentage de victimes, et le film de Cameron montre parfaitement comment furent traités ces passagers de troisième jugés moins importants que les autres d’un point de vue humain, comment ils furent parqués derrière des grilles comme des bêtes alors que le bateau coulait, et que l’on faisait monter à bord des canots, en priorité et au son de l’orchestre, les élégantes aristocrates de première. Il est bon de rappeler également que les tous premiers morts du Titanic ne furent pas des passagers, ni même des employés à bord du navire, mais huit ouvriers ayant perdu la vie sur le chantier de construction du fait des conditions de travail très éprouvantes.
La 3D dans le film de Cameron apporte également une réelle valeur ajoutée lorsque l’on fait visiter au spectateur les salles des machines. Déjà spectaculaires et impressionnantes en 2D, les monumentales turbines et les gigantesques pistons sont à couper le souffle lorsqu’on les découvre en relief. Cette fois, on a vraiment l’impression d’être à bord, on a l’impression « d’y être », et c’est l’effet recherché par le cinéaste.
Mais c’est justement là où l’on peut sérieusement se poser la question de savoir si Titanic devait vraiment être ressorti en 3D. Cette question m’a taraudé l’esprit au moment de retourner voir le film. Faut-il vraiment aller voir Titanic en 3D comme on irait voir un spectacle anodin et moins dramatique ?
L’effet 3D sert à donner au spectateur l’impression qu’il se trouve au cœur de l’action, qu’il la vit au même titre que les personnages du film. Elle sert à augmenter le côté spectaculaire d’un film, donner plus de force aux images, voire même à lui donner un côté « grand spectacle ». Or, Titanic peut également être perçu comme un film documentaire, et en premier lieu comme un film documentaire, où la fiction est finalement secondaire, où elle n’est que prétexte à montrer ce que fut ce navire, le décalage ahurissant entre le traitement des passagers en fonction de leur classe sociale, les conditions de travail effroyables des personnes employées dans les salles des machines, notamment la salle des fourneaux, montrer aussi exactement comment et pourquoi le navire a coulé, et surtout, d’un point de vue plus émotionnel, comment les passagers ont dû vivre et ressentir la tragédie de leurs derniers instants. Certaines scènes sont déjà suffisamment éprouvantes à regarder pour qu’on ne soit pas en plus choqué du fait qu’il faille désormais les considérer comme du grand spectacle. Car après tout, il s’agit bien d’une reconstitution minutieuse de faits réels et non d’une simple fiction. Ce n’est pas Margot cherchant à attraper la paire de ciseaux pour se défendre contre son agresseur. Tous ces gens que l’on voit mourir en direct sur l’écran ont bel et bien vécu ce drame en 1912, il y a tout juste cent ans. Ces deux enfants de troisième classe que la maman a remis au lit, sachant qu’ils n’avaient plus aucune chance d’être choisis pour monter à bord d’un canot de sauvetage, a peut être réellement existé. Ce papa qui fait à ses filles un adieu bouleversant, leur mentant sur l’existence d’un autre canot réservé aux papas et leur recommandant de veiller sur leur mère, a peut-être été l’un des passagers réels du Titanic en ce mois d’avril 1912. Cette famille orientale particulièrement paniquée, parce que ne sachant pas où aller et ne comprenant visiblement même pas la langue dans laquelle étaient écrits les panneaux sur les murs, était peut-être, elle aussi, réellement à bord du navire. Ces gens qui sautent par-dessus bord, ou dont la chute les entraîne dans le vide, n’est-ce pas choquant et déplacé de vouloir les voir se tuer « comme si on y était » ? Sommes-nous à ce point à la recherche de sensations fortes ? Ces autres gens, prisonniers de salles qu’ils n’ont pas réussi à quitter, qui hurlent alors que l’eau monte inexorablement, qu’ils sont sur le point de se noyer et savent qu’ils sont en train de vivre leurs derniers instants, il est déjà suffisamment pénible de les voir se noyer, alors faut-il vraiment les regarder mourir en trois dimensions ?
On ressort de la salle obscure avec la conviction renforcée que la 3D ne doit pas être servie aux spectateurs à toutes les sauces, et pas seulement, comme décrit plus haut, en raison de l’inconfort visuel que l'effet procure. Il y a des sujets bien particuliers, des sujets sensibles, qui ont du mal à s’y prêter. Si Titanic est un chef d’œuvre du point de vue de sa réalisation technique et au niveau reconstitution historique, s’il est vrai que certaines scènes, comme celle de la figure de proue ou les scènes montrant les salles des machines, gagnent à être montrées en 3D, on n’aurait peut-être pas dû, par respect pour la mémoire des victimes, vouloir renforcer, par l’ajout de cette 3D, le côté « grand spectacle familial » du film. Si la 3D n’a aucune incidence, d’un point de vue émotionnel, sur des films comme Avatar ou Alice au Pays des Merveilles, peut-être était-elle déplacée dans le cas de Titanic, et eut-il mieux valu, par principe, éviter d’y avoir recours, surtout pour marquer les cent ans du naufrage du navire. Une ressortie en 2D, en film « normal » en quelques sortes, n’aurait-elle pas été largement suffisante ? En effet, tant que l’on va voir Titanic en 2D et que l’on se concentre sur l’aspect documentaire et reconstitution historique, il est possible de faire l’impasse sur l’aspect hollywoodien du film et sur son côté « spectacle » dans la mise en scène de la mort des passagers, que l’on pouvait percevoir comme la volonté d’être au plus près de la tragédie qu’ils ont vécue. En revanche, que le film soit ressorti en 3D laisse à penser que le côté « effet technique » et désormais « grand spectacle » l’a emporté sur le côté purement humain et le côté documentaire. Peut-être est-ce finalement pour cette raison, en raison de « l’inconfort », non visuel mais émotionnel, produit par le fait de voir un tel film en 3D, que l’effet de relief semble avoir été distillé, comme écrit plus haut, avec parcimonie, intelligence et discernement ?
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