Retour vers la fin du monde...
En fabulant sur la « fin du monde », les fictions postapocalyptiques nous parlent-elles de notre présent sans espoir afin de nous faire entrevoir des brèches et des possibles dans la « catastrophe civilisationnelle » en cours ? La destruction imaginaire de notre monde ne serait-elle pas plutôt celle du « mode d’existence qu’il implique » ? Ne s’agirait-il pas plutôt de sortir d’une postmodernité dévastatrice afin de réinventer un nouveau commencement « malgré tout » ?
Est-il concevable qu’une « société » tue ses propres enfants – voire toute forme d’avenir sur Terre ? Est-ce concevable que des générations (deux encore, tout au plus ?) se laissent effacer dans une dévastation sans retour de leur demeure terrestre ? Les fictions de fin du monde n’ont pas attendu la controverse entre partisans de la thèse du « réchauffement climatique » et « climatoseptiques » ni la catastrophe de Fukushima pour alerter sur ce qui menace les populations.
Dès le commencement de la Révolution industrielle, rappelle Jean-Paul Engélibert, l’universelle fabrique de fictions s’est mise en branle avec Le Dernier Homme (1805) de Jean-Baptiste Cousin de Grainville (1746-1805) qui mettait en scène des Jardiniers attendant le Déluge.
D’emblée, l’industrialisation a suscité la défiance de esprits avertis qui, à l’instar de Charles Fourrier (1772-1837), s’inquiétaient de la dégradation de l’environnement, déjà observable dès le Premier Empire. En éclairant d’une lumière crue « l’évidence d’un monde qui court à sa perte », les fictions postapocalyptiques dissipent tout faux espoir et réarment les consciences pour imaginer d’autres mondes possibles : « La littérature ne doit pas consoler. Au contraire, elle doit nier l’idée de salut, refuser le désir de consolation : elle doit affirmer l’énergie du désespoir. C’est là sa force, au moins pour la raison que c’est à cette condition qu’elle ne conduira pas au renoncement. Survivre à la fin du monde suppose que les rêves ne soient pas consolateurs. La fiction ne doit entretenir aucun espoir, c’est ainsi qu’elle donnera au rêveur l’énergie de survivre, ou du moins qu’elle ne la lui retirera pas. »
« Regarder l’histoire depuis l’après »...
Pour le philosophe Jean-Luc Nancy, la « menace globale et persistante de l’anéantissement de l’humanité résulte de l’interconnexion qui absorbe toutes les sphères de l’existence des hommes, et avec eux de l’ensemble des existants ». Cette intrication exacerbée entre « le capitalisme et le développement technique ne laisse aucune marge aux êtres vivants pris dans la connexion d’une équivalence et d’une interchangeabilité illimitée des forces, des produits, des agents ou acteurs, des sens ou valeurs ».
Professseur de littérature comparée à l’université Bordeaux-Montaigne, Jean-Paul Engélibert rappelle à propos de Fukushima qu’il n’y a « pas de catastrophes naturelles mais seulement une catastrophe civilisationnelle qui se propage à toute occasion et qui est justement l’intrication des techniques et de la nature, l’interdépendance, sous le régime de la technique et du capital, de toutes les dimensions de l’existant ».
Si on ne peut pas se préserver de cette « catastrophe civilisationnelle » avec les moyens de cette même civilisation devenus notre mode d’existence, autant en sortir par un saut dans l’imaginaire : « Regarder l’histoire depuis l’après, c’est prendre acte des ruines, nier l’idée de progrès et dire les restes. C’est se donner le lieu d’où réveiller les morts et, peut-être, commencer à reconstruire. »
Les fictions postapocalyptiques, de Margaret Atwood à Antonio Saramago, permettent une « critique radicale » du système qui précipite notre fin : « C’est une représentation de notre présent qui se situe fictivement dans l’avenir pour le déjouer : nous placer dans le temps de la fin pour nous mettre en position d’imaginer comment prévenir la fin des temps »... Elles créent une « véritable conscience tragique : fabuler la fin du monde n’est synonyme ni de l’espérer ni de désespérer de l’éviter, mais peut signifier tenter de la conjurer et ainsi rouvrir le temps ».
Imaginer la fin des temps, ne serait-ce pas aussi rendre son sens à l’expression « faire de la politique » - celui qui consisterait à « lutter pour faire advenir un monde qui mérite d’être vécu » ? Contre le « grand récit du progrès », les fictions de fin du monde « mobilisent le mythe de la destruction universelle » et oeuvrent à la « restauration d’un sacré quand la modernité a soumis toutes les sphères de l’existence au calcul et à rationalité économique » ...
La roue (dentée...) du progrès fait dévaler les espèces à tombeau ouvert sur la pente de leur effacement mais la catastrophe ne mène-t-elle pas aussi à l’utopie ? Une utopie de l’après ? Pour nombre de ces fictions de fin du monde installées dans notre « anthropocène », la destruction absolue rend possible « l’utopie du commun ».
Ne nous prouvent-elles pas amplement, comme l’écrit Margaret Atwood, que jusqu’alors nous avions mis en oeuvre de « bien meilleures idées pour faire de la terre un enfer plutôt qu’un paradis » ? Les récits d’un monde néoféodal « où les riches s’isolent derrière de hautes murailles des territoires ravagés » sont monnaie courante depuis deux siècles. Elles nous parlent bien d’un « pire des mondes » réduit à sa machinerie et livré à la prédation sans borne d’exploiteurs/pollueurs dont les crimes contre l’environnement (« le climat »...) demeurent impunis alors que le droit le plus élémentaire d’habiter notre commune demeure terrestre est interdit aux dépossédés : « La dystopie de l’hypermodernité est encore une façon de représenter l’apocalypse »...
Une société vivable se doit de penser son rapport à la technique et à ce qui la détermine fondamentalement – elle se doit de préserver la possibilité d’une vie de l’esprit et de respect du vivant contre la pression d’un présent sans présence véritable à soi et aux autres. Ne s’agirait-il pas, finalement, de faire advenir l’inestimable d’un paradis possible pour la communauté des espèces en portant notre attention, pendant qu’il en est encore temps, à ce qui seul est susceptible de résister à l’apocalypse annoncée plutôt que d’avoir à imaginer ce qui lui succéderait ?
Et si le délai qui nous sépare de la fin promise n’était pas une avenue ouverte à la capacité de prédation illimitée de quelques uns, toujours prompts à jouer « le coup d’avance » sur une scène de catastrophe investie en scène de crime aux indices effacés, mais une opportunité offerte à des « stratégies intersticielles » de transformation pour le meilleur plutôt que pour le pire ? Finalement, contre quoi ou qui se battent les "guerriers" de cinémascope de ces block-busters, séries ou sagas qui envahissent nos écrans, petits ou grands ? Et pour quoi pourraient-ils se battre, une fois réalisée leur conquête d'un monde auquel on ne croit plus ?
Ce serait le ressort non pas d’une « littérature engagée » mais simplement engageante et fertilisante pour recomposer de "nouveaux mondes" à notre porte - des mondes à notre portée...
Jean-Paul Engélibert, Fabuler la fin du monde – la puissance critique des fictions de l’apocalypse, La Découverte, 240 p., 20 €
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