Retraite, un mot à oublier
À la retraite et toujours à me demander si c’est un rendu pour un prêté, un devoir ou des vacances, une arrivée avant le départ. Toujours cette maudite alternative du diable !
Encalminé dans la mer des sarcasmes, la grande voile faseyant, en pilotage automatique, le temps est de faire le point. Le terme est-il en vue ? Celui du sabordage est-il venu ?
Faute d’un matelot à la vigie, j’ai à répondre au questionnement du capitaine.
D’abord, réparons une erreur. Retraite est un mot fâcheux. Emprunté au militaire, il est incongru pour qualifier le dernier quart de l’Histoire. Dans la grande, il ternit la gloire du général que le revers des armes contraint à la reculade, seul moyen d’échapper à la déculottée. Napoléon ne se remit pas de la retraite de Russie. Une Bérézina est mieux vue qu’une reddition, formulation acceptable de la capitulation.
Donc, retraite sonne trop le glas pour résonner plaisamment aux oreilles de ceux qui passent ou ont passé le flambeau. L’expression devrait marquer simplement le passage du service des autres au service de soi. Libre-service singularise bien ce nouveau moment. Il succède à 40 ans de service commandé. C’est la libération après la liberté surveillée. Cet instant de vérité est une échéance, pas un choix. Cela explique que la liesse ne soit pas au rendez-vous. Il marque trop que la société vous déclare inapte au service actif. Elle ne veut même pas de vous dans la réserve. De bon à tout, vous voilà bon à rien. La dégringolade est sévère. On comprend que certains ne s’en remettent pas.
Leur nouveau statut est trop bouleversant et les obligerait à changer. L’adaptation est impossible car, habitués à élever des murs, à serrer des boulons, à remplir des formulaires, à répondre au téléphone, à additionner, à présider, ils ont toujours obéi à d’autres ou à leur planning. Ils ont vécu pour travailler, ayant oublié de travailler pour vivre. Ils parlent de leur bon vieux temps d’actifs comme celui où l’on savait se fatiguer devant une machine, un clavier, derrière un comptoir, un pupitre, un micro. On existait aux yeux des autres : les copains, les clients. On se serrait les coudes, on se rendait service. Et le pouvoir s’en est allé. Pouvoir de faire attendre, refuser, paraître pressé, débordé, important. Cette activité dispensait de l’inconvénient de penser. Leur self-service est une espace d’indécision, de vacuité, très inconfortable. Ces malheureux errent, pitoyables. Ils se croient devenus invisibles. Leur avenir sera encore plus lamentable que le passé. Comment les convaincre qu’à 60 ans il est grand temps de devenir égoïstes ? Le bistrot devient la consolation. Le pastis, la chopine donnent de l’éloquence et on y retrouve d’autres orphelins. Un pote peut l’entraîner sur un terrain de pétanque. Une solidarité et des rites feront reculer la cirrhose de quelques années.
À côté, il y a une autre humanité. Elle ignore ce genre de problème. Pour eux, il n’y a ni avant ni après. Ils n’abandonnent jamais le service actif. Ils se recrutent partout, mais les plus voyants, les plus charismatiques sont les artistes. Tous n’atteignent pas le plus haut niveau d’accomplissement. Ils y sont alors exemplaires. Leur travail est une vocation, un appel auxquels ils n’ont pas résisté. Ils avaient le moyen de les satisfaire. Ces artistes vivent au paradis car le travail les occupe, les stimule, ouvre l’âme et ils gagnent leur vie en faisant ce qu’ils aiment. Devant un piano, un chevalet, sur scène, à leur écritoire ils créent, jouent, vibrent et seront jeunes jusqu’à la fin. Jean Piat à 83 ans brûle les planches. Danièle Darrieux à 90 ans joue au théâtre, fait du cinéma, prête sa voix. John Le Carré à 78 ans écrit des livres passionnants. De Oliveira filme à 100 ans. Picasso, Rubinstein, Chagall, Hugo, Casals, Toscanini font partie de l’immense cohorte de ces êtres d’exception dont la joie de faire s’est jusqu’au bout confondue avec le plaisir de vivre. Leur ligne de vie est rectiligne, sans le décrochement à 60 ans. Ils n’en ont pas l’apanage. Il y en a ailleurs, partout. Ils font seulement moins de bruit. Pas loin de chez moi j’en connais un. Il est tonnelier. Il y a longtemps qu’il ne fait plus de tonneaux pour les vignerons de Chinon et de Bourgueil. Son atelier, à l’entrée du village est souvent ouvert. Il y travaille pour le plaisir, pour les amis. Sa femme a du mal, quand il y est, à le récupérer pour dîner. Il sculpte aussi le bois et son jardin est un bestiaire qui fait aboyer ma Thrice quand on le croise. Elle trouve l’immobilité d’une grande girafe qui scrute l’horizon et d’une grosse cochonne avec sa gorouée de porcelets très menaçante. Si vous vous arrêtez, il sera difficile de partir car le bonhomme de plus de 80 ans pétille de malice et il a tant à dire !
Entre les deux, il y a le tout-venant, comme moi. Pas désespéré de ne plus en être et pas assez passionné pour avoir envie de continuer. Il faut s’occuper pour ne pas s’ennuyer, ne pas rouiller et attendre que le temps passe à ce qu’il veut.
Trois écoles s’affrontent. La première est assez bien décrite par ce quidam à l’activisme peu débridé et qui écrivait à un neveu lointain : « Affaissés dans nos pullmans fatigués de ne rien faire ; contents d’être arrivés, mécontents de presque tout, repus et affamés, un verre de JOGUET de la grande époque pour l’un, un verre de Vouvray made by FOREAU pour l’autre, ignobles, nous trinquons à la mémoire de nos souvenirs ». Revenus de tout et n’aspirant à rien, ils passent le temps en en faisant le moins possible. Ils se fatiguent en regardant travailler les autres. Ils se félicitent de leur bonne santé chaque fois qu’ils vont à un enterrement. Ils survivent en surfant. Plus ils prennent de poids et de l’âge, plus ils s’allègent, s’intéressant de moins en moins, perclus d’arthrose et de ruminations. Certains opportunistes et que rien ne retient passent l’hiver au chaud, en Tunisie ou au Maroc, en pension complète pour une vie de château, à un tarif basse saison. D’autres, plus riches et voulant le rester partent dans le pacifique, non pas à la poursuite du soleil comme Alain Gerbault, mais pour échapper à l’ISF. Leur disparition est anticipée, avec beaucoup d’élégance ils la rendent aussi transparente que l’eau du lagon.
Une autre clientèle fréquente les selfs. Je la jalouse. Elle recherche ce qu’elle ne connaît pas et ce à quoi elle a toujours rêvé de goûter. Le temps est arrivé. Leur patience va être récompensée. Ils vont enfin apprendre le mandarin, à jouer au piano, à la guitare, devenir potier, sculpteur, écrivain, chanteur et même philosophe. Ils partent faire le tour du monde à pied, à cheval, à vélo, en bateau, en voiture. Aucune bonne raison, aucune bonne âme outrée de tant d’inconscience ne les arrêtera. A l’âge où la plupart se retournent pour commenter le passé, ils deviennent des aventuriers et ne pensent qu’à demain. Ils ont tourné une page pour en écrire une plus belle, plus riche. Parce que le temps ne passe plus, mais court, ils se dépêchent de penser, de courir, d’agir. Il y a tant à faire et les jours sont des heures. Leur retraite est, par le seul effet de la volonté, une victoire sur la paresse, la résignation, la routine, la sagesse normalisée. Ils sont admirables.
Reste la troisième option, un entre-deux. Par définition, il n’est ni ignoble ni admirable. Elle compte le plus grand nombre. La vie continue, une routine remplace l’autre. S’occuper est facile. Il y a tant à faire : la maison, la famille, le jardin, les petits enfants, les livres, le cinéma, le théâtre, l’opéra, Venise, la Grèce, une croisière peut-être, un voyage aux States c’est si tentant avec un dollar si bas. « Oui, je me suis mis au golf, ça oblige à marcher » - « Moi, c’est la natation, un sport complet, c’est bon pour l’ostéoporose. Mais sérieusement, trois fois par semaine, avec le club de seniors. Il y a des gens très, très intéressants » - « J’anime un blog. J’y parle de tout et de rien. Ça m’occupe un peu. On s’y fait des tas d’amis, tout autour du monde. C’est très stimulant. C’est sur le conseil de mon médecin » : « à votre âge, il faut faire travailler le cerveau » - « Du bénévolat ? Oui, oui ! Très important, on deviendrait égoïste sans ça » - « Je recherche une ONG qui aurait besoin de mes compétences. Je sens que je pourrais beaucoup apporter. J’étais si tonique, si performant ! » - « Oui, la boîte a eu de gros problèmes. Ils ont failli être rachetés. Je les avais prévenus. Enfin, ce n’est plus mon affaire… Et vous, la santé, ça va mieux ? »
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