Rimes mémorielles
Feu Lazare : un rescapé de la Grande Guerre et un sans-papiers naturalisé. Tout un symbole.
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Hier soir, pour la toute première fois de ma vie, j’ai demandé une minute de silence, dans une obscure salle de quartier, pour rendre un dernier hommage au dernier des poilus, décédé hier à 110 ans et qui aura droit à un hommage national aux Invalides lundi prochain. Le hasard de sa longévité exceptionnelle a fait que son nom soit bien Lazzaro Ponticelli, un nom qui rime avec le mien - une rime pauvre mais chantante, comme sa langue et son accent. Comme moi aussi, son prénom a été francisé. Mes propres grands-parents étaient nés tout juste avant la Grande Guerre, dans la même péninsule. Lui était arrivé à Paris peu avant leur naissance, en 1906. Il ne parlait pas un mot de français, ne connaissait pas l’alphabet. Alors qu’il vivotait avec des petits boulots, il part bientôt « la fleur au fusil » parce que « tout le monde était parti ». « Tous les Italiens et les familles étaient partis. » La France ne voit en lui qu’un étranger corvéable à merci et le mobilise dans la Légion étrangère. « On se tirait dessus et on ne se connaissait pas. Pourquoi ? » Pourquoi ?
Dès que l’Italie s’engage aux côtés de la France en 1915, la France renvoie vite fait Lazare de l’autre côté des Alpes, entre deux gendarmes - on ne sait jamais, ce pourrait être un tire-au-flanc. Et la guerre recommence, dans les mêmes tranchées, avec les mêmes horreurs et la même fraternité, jusqu’à l’armistice du 11 Novembre. La France lui refuse un temps la démobilisation sous uniforme français, mais il insiste et finit par l’obtenir. Et devient même naturalisé en 1939, juste à temps pour avoir les bons papiers, ce qui lui a permis de rester en France sous le régime de Vichy. Mais comme moi, il ne peut pas oublier « tous ces jeunes tués » qui m’avaient tiré quelques larmes et une profonde émotion à la lecture d’En l’absence des hommes de Philippe Besson.
Que serait-il arrivé à Lazare, incapable de parler français, avec un ministère de l’Identité nationale, des tests ADN (était-il bien le fils de ses parents immigrés ?), s’il avait clandestinement franchi les Alpes en 2008 ? Deux gendarmes l’auraient sans doute reconduit à la frontière ? Ah, j’oubliais : les Italiens n’ont désormais plus besoin de titre de séjour et peuvent circuler librement dans tout l’espace Schengen. C’est à ce genre de mesures que je mesure les petits progrès accomplis en quatre-vingt-dix ans.
Au nom de tous ceux qui ont été oubliés. Aux oublié(e)s de la mémoire.
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