Rouillan, le « courage » et le « radicalisme »
La pureté révolutionnaire, cela se cultive : Jean-Marc Rouillan aime jouer au poil à gratter de la société bourgeoise, les provocations un peu faciles, se pose en vieil anarcho-marxiste qui ne renie rien et reste droit dans ses bottes de « radical » : tout, sauf être un « pépère de la protestation » qui cultiverait son « jardin bio » (dixit son portrait dans Libé). Alors, de temps à autre, Rouillan se lâche, défend ses combats passés et ceux à venir, dézingue les bobos qui font leurs trucs dans leur coin parce qu’au final, « vingt ans à faire des trucs sympas [cultiver des carottes bios], ça nous emmène les parachutistes dans la rue » aujourd’hui, déclare-t-il, bravache, dans un entretien accordé à « Radio Grenouille », depuis Marseille, où il vit.
Rouillan justifie son parcours et voit le monde avec les mêmes yeux qu’il y a trente ou quarante ans : d’un côté des « oppresseurs », de l’autre des « opprimés ». Il prend acte de l’échec de la lutte armée des années 1970 et 1980 mais paraît ne rien regretter. Action Directe se voulait à l’avant-garde révolutionnaire et rejetait tout compromis avec le pouvoir « bourgeois ». Dans les années 1970 et 1980, la mouvance anarcho-marxiste française a frayé avec la lutte armée et Rouillan fait partie de ceux, peu nombreux (avec Joëlle Aubron et Nathalie Ménigon, notamment), qui ont passé le pas et franchi le Rubicon. Depuis 1987, Rouillan a passé son temps dans une prison centrale (à Lannemezan) et refuse tout repentir. Il est aujourd’hui en liberté conditionnelle. Rien à redire à cette posture, opposée à celle des « repentis », comme certains de ceux de la RAF (Fraction Armée Rouge). Rouillan a le droit de ne rien renier puisqu’il en a payé le prix – vingt-vinq années passées en prison, ce n’est pas rien. En cela, il se place dans la lignée de Valerio Morucci, ancien des Brigades Rouges qui a participé à l’enlèvement et à l’assassinat d’Aldo Moro, et ne renie rien de cet engagement tout en reconnaissant une « erreur » et la défaite de la stratégie de l’organisation.
Là où Rouillan entre dans une spirale dangereuse, c’est lorsqu’il met sur le même plan les attentats du 13 novembre et l’ « état policier », lorsqu’il se déclare « neutre » dans la « guerre » menée par la France et d’autres contre l’Etat islamique. Certes, il n’a rien à voir avec Daesh, et on s’en doutait un peu. Mais quel est l’intérêt, le but réel, de parler de « courage » au sujet des auteurs des attentats du 13 novembre, même s’il les considère comme des « ennemis » idéologiques ?
Il nous semble que tout est affaire ici de « pureté » et de fascination pour la violence, tout en s’en défendant. Sur le plan strictement humain, voire physiologique, il y a en effet une forme de courage à mettre sa vie en danger pour défendre des idées, une cause, une vision de la religion, un idéal, sa famille ou son basset. Dans le cas du 13 novembre, il s’agit avant tout d’attentats aveugles et coordonnés contre des civils désarmés. Certes, les auteurs de ces attentats savaient qu’ils risquaient leur vie, et affichaient d’ailleurs un mépris profond pour la vie terrestre et une fascination pour la mort, glorieuse de préférence. Mais ils ont surtout froidement assassiné des gens qui n’avaient rien à voir avec leur « guerre » et qui n’avaient aucune responsabilité directe dans la guerre en Syrie ou ailleurs.
Jean-Marc Rouillan se veut tellement du côté des « opprimés », dans une pureté révolutionnaire absolue, qu’il en oublie la réalité de la mort, du sang et de la guerre. A l’écouter, on a l’impression qu’il s’agit d’une guerre stratégique, entre deux « Etats » (l’EI et la France) et que, comme toute guerre, elle fait des morts, et que les plus faibles attaquent les plus forts avec une stratégie de guerilla finalement habituelle. Fermez le ban.
Bien sûr, des innocents perdent la vie dans des guerres depuis la nuit des temps. Mais derrière ces propos affleure une forme de mépris pour la vie humaine, justifié par des considérations idéologiques en soi parfaitement respectables (on a le droit, en France, de se dire anarchiste et marxiste, et de rejeter toute légitimité à l’Etat).
Il nous semble donc que Jean-Marc Rouillan a perdu une bonne occasion de se taire. Car Rouillan oublie un peu vite, dans cet entretien, qu’il existe également une éthique révolutionnaire, même chez les anarchistes, et même chez ceux qui défendent ou ont défendu la lutte armée. Non qu’il s’agisse véritablement d’ « apologie » du terrorisme ou qu’il mérite une quelconque sanction judiciaire, à notre sens. L’hystérie médiatique qui s’empare de la presse et de la twittosphère, en particulier, apparaît ici comme un symptôme de la fragilité de la liberté d’expression aujourd’hui : de tels propos, tenus dans un journal gauchiste des années 1970, n’auraient suscité que peu d’intérêt médiatique.
Que Rouillan considère que, pour changer la société, « rien ne se fera sans la violence, mais la violence ne suffira pas » est une opinion, qui peut légitimement se défendre (que l’on songe à la Révolution française ou à la Résistance). Lorsqu’il s’amuse à déclarer que le Front National n’est pas un parti fasciste mais plus proche de la tradition de l’Action Française, on peut également le comprendre. Mais ce qui sous-tend la réflexion de Rouillan est que le fascisme est véritablement d’essence révolutionnaire (certes perverti, et un peu bourgeois quand même, et antimarxiste aussi), car il a utilisé la violence : après tout, « mieux vaut vivre un jour comme un lion que cent comme un mouton » est un slogan d’anciens combattants italiens repris ensuite par Mussolini et des révolutionnaires du monde entier. Ainsi que par des partisans du djihad armé. Derrière cette défense des « opprimés » qui se trompent de combat (d’où l’idée que l’EI est un peu « capitaliste » sur les bords, par exemple) mais font preuve de courage se cache un mépris pour la vie humaine et sa valeur intrinsèque.
Comme si reconnaître la valeur de la vie humaine constituait, pour un révolutionnaire, une preuve de faiblesse, de mollesse dans le combat. Il nous semble pourtant que ce serait seulement faire montre d’intelligence et d’humanité.
Article publié sur le blog Demosthene2012
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