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Accueil du site > Tribune Libre > S’enfermer dans ses mots . . . dans ses maux

S’enfermer dans ses mots . . . dans ses maux

   La pièce ABILAFAÏ LEPONEX, créée et jouée par la compagnie FOUIC*1, éclaire d'une manière questionnante, l'enfermement dans les mots à l'œuvre dans la schizophrénie. Elle nous donne à voir et entendre des comédiens interprétant « quatre schizophrènes aux frontières de la raison humaine, qui se côtoient, se frôlent, s'évitent, se rejettent entre les couloirs, les salles communes de leur centre de séjour, et leurs froids appartements thérapeutiques » (d'après les témoignages réels recueillis par une jeune psychologue entre 2006 et 2008).

  Spectateurs, nous sommes déjà captivés par le niveau de langage que ces schizophrènes utilisent, par leurs références indéniables de culture. Déjà, ils parlent entre eux, de leur vie d'avant ou envisagée pour la suite, pour évoquer des souvenirs douloureux, le plus souvent en lien avec leur environnement personnel, ils parlent dans les groupes de parole institutionnels, ils parlent avec leur psychiatre. Des mots, rien que des mots (le plus souvent de rejet parce qu'on ne les comprend pas, qu'ils font peur, qu'ils dérangent). Aragon finit son poème « Du peu de mots d'aimer », par ce vers : « les mots sont des oiseaux tués », laissant entendre que tant qu'ils sont présents à l'esprit, ils sont vifs, mais dès qu'on les prononce, ou les écrit, ou les posent sur un plateau de Scrabble, ils perdent cette vitalité. Ces mots si présents à leur bouche ne seraient ils alors qu'un exutoire à leurs pensées ravageuses ?

  Connaissent ils autre chose que ces mots, au regard de leurs quelques balbutiements à établir une relation réelle avec leurs comparses d'infortune ? Leur lieu de soin propose t-il autre chose que la parole*2 ? Connaissent ils autre chose avec leurs proches de famille ? . . . quasiment rien !

Il faut entendre cette schizophrène, évoquer l'intense souvenir de ses temps de danse à l'adolescence. Là, pas de mots, mais « on se comprenait par le corps, par l'émotion, par la grâce du geste ». Et cet autre qui aurait tant voulu entendre de sa mère, qu'elle l'aime, qu'elle l'aime encore . . . à le hurler. Mais l'amour, surtout maternel, n'est ce que des mots ? Où se trouvent les caresses, les câlins, les douces embrassades, bref le toucher, la chaleur du contact ? Et c'est ce que leur refuse, et leurs proches, et l'univers médical . . . que des mots, le plus souvent durs, le plus souvent de distance, codifiés.

 A une époque, « le maternage insolite » de Loczi*3, mettait concrètement en évidence, la nécessité de donner plus, que simplement garantir les besoins physiologiques aux bébés, afin de contrevenir le syndrome de l'hospitalisme : établir une vraie relation individuelle, basée sur la parole, mais aussi le toucher, et surtout seulement 2 à 3 mêmes puéricultrices par bébé. BESOIN, c'est en lettres capitales, que ces schizophrènes nous donnent à voir. Leurs besoins, mais les savent ils ? Empêtrés dans le système de conventions généralisées, à l'œuvre dans les familles, dans les hôpitaux, dans toute la société, eux qui résistent, sans le savoir, à tout ça (mais peut être pas que, cf l'adresse au Directeur du centre), car ils sont bien incapables de s'y conformer, à leurs corps défendant, à leur corps souffrant.

   « On voit toujours la violence du torrent, jamais celle des berges qui l'enserrent ». Mis depuis tout leur temps sous cette pression calamiteuse, alors ils ne leur restent que les mots, ceux qu'ils essayent de contrôler, mais aussi ceux des voix qu'ils entendent (et c'est la voix de la mère, du père), et les hallucinations, le tout terreau fertile de leurs obsessions, de leurs naufrages.

  Rendons de l'humanité à ces gens pleins d'une vie qui ne sait pas par où passer, relevons les à la dignité humaine, rompons avec le face à face soignants/soignés, et plus sûrement qu'avec les médicaments (judicieusement nécessaires pour se protéger en période de crise – pas pour assommer, pas pour dévitaliser, pas pour « lobotomiser »), alors ils pourront commencer un chemin de réhabilitation. Ce chemin n'amènera pas à la guérison, mais il peut permettre au schizophrène de conquérir des espaces de liberté, de se conforter dans ses pouvoirs en jachère ou à venir . . . à moins que sa résolution intime soit de rester dans son état.

  Il est admis maintenant que « ces malades sont le miroir de nos propres existences », qu'ils mettent ainsi en « clair-obscur », ce que nous avons de commun avec eux, nous qui parvenons, tant bien que mal, à trouver une place dans la société française, nous qui traînons souvent la patte, au cœur de nos vies parfois balbutiantes, mais que d'après B. Quentin*4, la différence fait apprendre, ouvre notre champs de conscience. Alors avec eux d'abord (et, in fine, avec tous les êtres de nos rencontres), adoptons l'adage « se laisser transformer par un engagement  » : celui d'aider, pour lui, celui qu'on aime et qui souffre, celui d'accepter le retour sur soi qu'il nous engage à faire.

Et alors, nous œuvrerons pour une société pour tous, et élargirons ainsi, notre espace de vie

le 9 décembre 2014

 

*1 - http://www.fouic.fr/

*2 - On se doute que des activités corporelles et artistiques sont organisées pour eux . . jusqu'à quel point réel ?

*3 - Institut Pikler - Budapest - http://www.psy.be/famille/fr/enfants/loczy-maternage-insolite.htm

*4 - La philosophie face au handicap physique de Bertrand Quentin


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