Sagesse et errances de Yuval Noah Harari
Écrire une macro-histoire est une exercice intellectuel périlleux. Les axes d’interprétation qui la sous-tendent doivent faire sens, c’est-à-dire allier haut niveau d’abstraction et pertinence explicative. En s’éloignant des faits pour élaborer une vue générale, on risque à chaque instant d’écarter un faisceau de données décisives, qui, remises en lumière, abattront d’un coup tout l’édifice conceptuel ainsi élaboré.
Peu réussissent à ces synthèses, et le cimetière des pilons oubliés est plein de ces tentatives avortées d’établir une histoire générale du monde. Tel est le coup de maître de Yuval Noah Harari dans Sapiens : une brève histoire de l’humanité (Albin Michel, 2015), d’avoir su englober plusieurs dizaines millénaires de vie humaine, dans une narration qui s’écrit en quelques centaines de pages, et qui semble assez robuste sur le plan scientifique.
L’idée directrice de l’ouvrage est que l’histoire a d’abord été celle de la matière (décrite par la physique et la chimie), puis de la vie (décrite par la biologie, dans le cadre de la théorie générale de l’évolution), puis d’une espèce parmi les vivants, homo sapiens (décrite par l’histoire proprement dite), le tout étant pris dans une accélération qui fait que les changements du niveau ultérieur outrepassent le rythme de ceux du niveau antérieur.
Quant à l’histoire d’homo sapiens, elle est marquée par trois inflexions majeures : la révolution cognitive, qui conduit l’espèce à faire disparaître la majorité des grandes mammifères de la planète, Néandertal compris ; la révolution agricole, qui a permis un accroissement sans précédent de la population humaine, mais au détriment de la qualité de vie de la majorité d’entre elle, et en re-façonnant à son usage une large part du vivant ; puis la révolution scientifique, qui a unifié le monde sous la double houlette de l’impérialisme et du capitalisme. Le tableau qui en résulte est à la fois celui d’une espèce très prédatrice, mais aussi ingénieuse et évolutive. Avec une question finale fort juste et cruciale aujourd’hui : « Que voulons-nous vouloir ? » Car en effet la connaissance historique est une porte majeure pour entrer dans le questionnement éthique. Mais si l’histoire fournit une matière précieuse à la morale, cette dernière ressortit d’autres outils, d’autres méthodes pour façonner ses réponses.
Cependant, à travailler à grands traits, le livre pèche parfois par inexactitude, et on y trouve quelques paralogismes, généralement dus à un parti-pris individualiste radical, mais qui n’atteignent pas au cœur du raisonnement. Par exemple, parler de « mythe » et d’« ordre imaginaire » pour désigner les faits sociaux est choix sémantique contestable, car il insinue une irréalité alors qu’il s’agit de choses observables. Ou encore, pour expliquer la prévalence du patriarcat, plutôt que d’errer dans des explications douteuses sur la compétition entre hommes et femmes, il aurait été plus simple et plus cohérent de penser la compétition entre sociétés patriarcales et sociétés matriarcales. Et cette affirmation : « Il y a six millions d’années, une même femelles eut deux filles : l’une qui est l’ancêtre de tous les chimpanzés ; l’autre qui est notre grand-mère » (p. 15) est non seulement invérifiable, mais surtout contradictoire avec ce qu’il écrit peu après et qui est exact : « Il faut une tribu pour élever un homme » (p. 21).
On retrouve aussi les illusions habituelles du transhumanisme : une définition de la pensée comme un ensemble de données transférables sur un serveur informatique, alors qu’il s’agit plutôt d’un process et d’un rapport au monde ; la croyance que l’on peut effectivement « changer de sexe » en confondant la forme externe de l’organe et sa fonction reproductive, etc.
En matière d’histoire religieuse, Yuval Noah Harari ne dépasse pas le stade mythique de ce que les religions disent de leur origine, et s’en tient donc aux supposés des Lumières et à leur systématisation du 19e siècle. Il semble ignorer tout de la critique qui a suivi, notamment depuis Durkheim, et qui montre l’entrelacement intrinsèque du fait social et du fait religieux. En particulier, son opposition du polythéisme tolérant et du fanatisme monothéiste est un cliché qui ne résiste pas à l’analyse des faits remis dans leur contexte historique et social. L’approche anthropologique de René Girard, entée sur la notion centrale de sacrifice, est d’un bien meilleur potentiel explicatif de la diversité des religions et de leurs dynamiques, mais Yuval Noah Harari ne paraît pas la connaître.
Heureusement, ces faiblesses de l’ouvrage n’atteignent pas la valeur du tableau général. Mais elles sont peut-être la cause d’une de ses limites que nous allons voir.
Yuval Noah Harari ne relève pas, dans son vaste tracé historique de la planète et de ses habitants, le fait qui a tant frappé des penseurs comme Bergson ou Teilhard : la montée de la complexité, donc l’accroissement de la quantité d’information comprise dans l’univers, notamment de par le vivant puis l’intelligence humaine. S’il voit bien la révolution cognitive et la révolution scientifique, il manque le maillon qui permet de passer de l’une à l’autre, et que n’est pas la révolution agricole. Il ne considère pas ce fait nouveau, germinatif, qu’est le prophétisme hébreux et qui conduit l’humanité, par un long chemin (décrit par Tresmontant pour sa première partie, et par Charles Taylor pour sa seconde), à la sécularisation du savoir et de l’agir technique. Cet oubli est d’autant plus regrettable qu’il provient d’un Israëlien.
De fait, Yuval Noah Harari ne dit pas d’où il parle ; il semble inconscient de ses propres présupposés (si tout construit social, notamment la langue, est « imaginaire », et si les pensées se réduisent à des suites de données enregistrables sur des serveurs, quelle valeur accorder à ses affirmations et pourquoi y prêter attention ?) ; et il se pose finalement du point de vue du dieu dont il dénie l’existence. Toute science doit rendre compte de ses conditions de possibilités, ce qu’il ne fait pas. Telle est la limite essentielle d’un livre, par ailleurs fort instructif et souvent magistral.
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