Sarcasmes sarkozystes en clôture des États généraux de la presse
Peut-il en être autrement quand les journaux paraissent attendre leur salut du pouvoir ? Manifestement le président de la République devait jubiler, vendredi 23 janvier 2008, au moment de clôturer des États généraux de la presse dont il avait pris l’initiative. La majorité de la profession était à ses pieds, suspendue à ses lèvres : il régnait, a noté le journal 20 Minutes, un « silence religieux dans l’assistance, venue nombreuse écouter les mots du président de la République à l’Elysée ».

Ses États généraux lui avaient porté avec déférence un « Livre vert » recensant les mesures de sauvetage qu’ils préconisaient. Mais c’était à lui seul qu’il revenait, selon son bon plaisir, de retenir celle-ci ou de rejeter celle-là. Est-il cérémonie plus symbolique d’une allégeance de la profession journalistique française au pouvoir présidentiel ?
« Des chiens de garde de la démocratie » en laisse
En juin 2007, pour condamner la France dans l’affaire du livre censuré de Jérôme Dupuis et Jean-Marie Pontaut, « Les oreilles du président », la Cour européenne des droits de l’homme avait qualifié les journalistes de « chiens de garde de la démocratie » (1). Le président a retenu la leçon et n’a pu s’empêcher de laisser transparaître un peu de l’arrogance du maître qui tient ses chiens en laisse. Déjà, lors de sa conférence de presse du 8 janvier 2008, il avait gentiment asséné au parterre de journalistes accrédités, que s’ils étaient près de lui, c’était qu’il les avaient sifflés et que quand il ne le voulait pas, ils ne pouvaient l’approcher.
Le leurre de la prétérition
Sans doute cela a-t-il été plus fort que lui : on ne tient pas tous les jours à la gorge la profession journalistique. L’arrogance est, vendredi 23 janvier 2008, montée d’un cran à en juger par deux saillies sarcastiques servies à l’assistance. Comme l’ironie dont il est un degré exacerbé, on le sait, le sarcasme consiste à dire le contraire de ce qu’on pense en le laissant deviner par des indices, en général une contradiction. Les premiers mots choisis par le président pour saluer l’assistance ont donné le ton. Il aurait pu commencer courtoisement par la formule rituelle et donc sans charge intentionnelle particulière : Mesdames, Messieurs… Non, il a préféré le procédé de la prétérition qui permet de transmettre avec insistance une information tout en assurant qu’on n’a pas l’intention de la transmettre : « Je ne prononcerai pas, a-t-il déclaré sourire aux lèvres, la formule habituelle "chers amis" pour maintenir l’indépendance entre pouvoir et médias ».
La ficelle est grosse, mais l’intention claire : c’est une façon de porter un jugement tout en prévenant l’objection qu’il risque de susciter et qui n’a pas lieu d’être faite puisqu’il est dit d’avance que l’émetteur ne le formule pas… tout en le formulant ! Tout est dit dans ce salut : l’inféodation des journalistes au pouvoir et la condescendance présidentielle qui en découle en échange et que révèle l’impropriété du qualificatif octroyé par pur bon vouloir du prince,« chers amis ».
L’injonction paradoxale de la double contrainte
Le président a récidivé un peu plus tard en annonçant que « les dépenses de communication institutionnelles » réservées à la presse écrite seraient doublées, passant de 20 à 40 %, ce qui représenterait un gain de 20 millions d’Euros par rapport à 2008, selon 20 Minutes. L’occasion était encore trop belle de tirer sur la laisse : « J’espère que personne n’y verra d’atteinte à son indépendance », a-t-il déclaré, le sourire en coin.
Toute l’histoire des médias apprend sans doute, en effet, que les recettes tirées des annonces publicitaires n’influencent en rien la ligne éditoriale d’un journal. On sait seulement que, Le Canard enchaîné excepté, ces recettes font vivre un journal qui ne peut se suffire de son prix de vente dérisoire. On a pu observer aussi que tel constructeur automobile, mécontent des critiques d’un organe d’information, pouvait lui retirer, séance tenante, une campagne de publicité préalablement conclue. En d’autres termes, un média ne peut prendre le risque de mécontenter ses annonceurs en critiquant leurs produits ou leurs conduites. Est-il dans ce cas raisonnable de penser qu’un journal qui reçoit du gouvernement et de son administration des annonces publicitaires, puisse se permettre de critiquer la politique gouvernementale ? On en a déjà un bel exemple avec l’Éducation nationale : où trouve-t-on dans les médias traditionnels la moindre critique sur les violations répétées de la loi par son administration quand elle y a intérêt ?
Le sarcasme se signale donc ici par une belle « injonction paradoxale ». Le président demande, en effet, aux journalistes de ne voir aucune atteinte à leur indépendance dans l’acte même qui y porte atteinte. On reconnaît la fameuse « double contrainte », explorée par Gregory Bateson et reprise par Paul Watzlawick (2), dont les conséquences sont dangereuses. Enfermé comme ici dans cette contradiction qui l’ oblige à croire qu’il est indépendant dans la situation qui scelle sa dépendance, l’individu est exposé à des troubles de la perception. Il est dans la situation de l’enfant qui, voyant son père ivre ou en colère, est sommé par son père de croire qu’il ne l’est pas. S’il « perçoit les choses correctement », écrit P. Watzlawick, il risque de se voir accusé d’être « ‘’méchant’’ ou ‘’fou’’ pour avoir ne serait-ce qu’insinué que, peut-être, il y a une discordance entre ce qu’il voit et ce qu’il ‘’devrait’’ voir ». Il en est de même quand on dit à quelqu’un : « Sois spontané ! » ou « Sois libre ! »
« Dans ce cadre de relation, explique P. Watzlawick, une injonction est faite à laquelle on doit obéir, mais à laquelle il faut désobéir pour obéir ». En effet, pour prouver son indépendance, le journaliste ici doit voir dans ces recettes publicitaires gouvernementales accrues une possible atteinte à son indépendance et donc désobéir au président. À l’image d’une scène récente, on aurait bien vu des chaussures ou des babouches voler !
La profession journalistique osera-t-elle sortir du piège refermé sur elle ? En aura-t-elle surtout les moyens ? Même si les médias ne constituent pas à proprement parler un pouvoir constitutionnel au même titre que l’exécutif et le législatif, ils participent à la mise en œuvre d’une liberté fondamentale qui est un des piliers de la Démocratie : la formation et l’expression libres de l’opinion du citoyen. Cette liberté contribue, en outre, à assurer l’assise des deux autres piliers, la limitation organisée du pouvoir et la protection du citoyen par la loi. C’est dire que de la qualité de l’information des citoyens dépend la qualité de la démocratie d’un pays. Inféodée à des groupes économiques ou au pouvoir d’État, l’information ne peut plus irriguer le débat public du pluralisme d’où naît la critique, ce garde-fou irremplaçable contre les mythologies et les hallucinations collectives qui, comme le montre l’Histoire, conduisent un peuple à la ruine. Paul Villach
(1) J. Dupuis et J.-M. Pontaut, « Les oreilles du président », Éditions Fayard, 1996. Le livre traitait de « l’affaire des écoutes téléphoniques de l’Élysée » qui avait fait suite à « l’affaire des Irlandais de Vincennes » sous la présidence de F. Mitterrand.
Paul Villach, « La France encore condamnée par la Cour européenne : la liberté d’expression, un problème français ? », AGORAVOX, 12 juin 2007
(2) Paul Watzlawick, J. Helmick Beavin, Don D. Jackson, « Une logique de la communication », Édiitons Le Seuil, 1972.
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