Sarkozy, l’homme aux rats : variations freudiennes sur un thème d’Alain Badiou*
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Certes Badiou est-il à l’opposé, politiquement, de nos positions idéologiques, lesquelles ne firent que s’éloigner davantage encore, lors de la parution de L’hypothèse communiste (2009), de cet anachronique nostalgique du totalitarisme stalinien. Nous concordons même pleinement avec Yves Charles Zarka lorsqu’il voit en lui, comme chez Slavoj Zizek en son éloge de Logiques des Mondes, un « philosophe de la terreur » ainsi qu’il l’écrivit dans Le Figaro du 27 mars 2008. Mais il n’empêche : Badiou n’a pas tout à fait tort, bien que nous lui laissions l’entière responsabilité de son jugement, dans le très critique, et encore plus ironique, portrait qu’il dresse, en son De quoi Sarkozy est-il le nom ? donc, de tous ces transfuges, pour ne pas dire renégats, post soixante-huitards.
De fait, écrit-il en son pamphlet, épinglant là celui qu’il y surnomme, empruntant l’expression à un célèbre texte de Freud, « l’homme aux rats » : « Et pourtant, dans son genre sautillant, bavard, improvisé, on pourra dire un jour que Sarkozy a tenté d’être le grand bâtisseur de notre parti unique, l’UUP, l’Union pour l’Unanimité Présidentielle. Pour qu’il réussisse, il suffirait que les ralliés, les transfuges, les rats qui quittent le navire de la gauche en perdition, constituent petit à petit un flot, une marée, un tsunami de rats. (…). Un certain nombre de personnalités représentent cette posture. »1. Quant à ces « rats d’avant-garde pour la construction de l’UUP », comme il le dit encore avec un même mordant, Badiou a tôt fait de les identifier, suite à leur lecture de Soljenitsyne, parmi ce qu’il était jadis convenu d’appeler les « nouveaux philosophes » : « Ils ne font du reste que prolonger, achever, donner sa forme définitive, au vaste mouvement de renégation contre-révolutionnaire initié, dès 1976, par la clique des ‘nouveaux philosophes’. »2, y stipule-t-il.
Ce très suspect virage de cuti, symptomatique des errances idéologiques, depuis l’ascension au pouvoir de Nicolas Sarkozy surtout, de cette prétendue « nouvelle philosophie », Marcel Gauchet l’avait déjà diagnostiqué en 2003. Ainsi, à François Azouvi et Sylvain Piron qui lui demandaient, dans La Condition historique, si lui et quelques-uns des collaborateurs de la revue Le Débat, parmi lesquels Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, avaient « entretenu des rapports (…) avec André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy », répondit-il sans ambages et même avec une once de mépris : « Non, nous avons eu tout de suite la plus mauvaise opinion de ces personnages. Quant à leurs livres, nous n’avons pas eu besoin de débats théoriques pour conclure qu’ils ne valaient rien. Je me rappelle encore de notre lecture en commun de La Barbarie à visage humain de Bernard-Henri Lévy, qui oscillait entre le fou rire et l’indignation devant le grotesque de la rhétorique et l’indigence du propos. Il ne pouvait y avoir de front commun antitotalitaire. Il était impensable de se commettre avec des histrions de ce calibre. Politiquement, il y avait certainement lieu de se féliciter de leur virage de cuti et du bruit fait autour. Intellectuellement, leur production était encore pire que les délires gauchistes de l’avant-veille. »3.
Pareil opportunisme, qui n’est certes pas pour déplaire à cet insigne « homme aux rats » dont nous entretient Alain Badiou, le docte Raymond Aron l’avait lui aussi, dès 1973, fustigé, quoiqu’il se situât aux antipodes, sur le plan idéologique, de Badiou. Et ce via une critique aussi rationnelle qu’objective de ladite « nouvelle philosophie » : « Les ‘nouveaux philosophes’ ne me touchent pas personnellement. Ils ne représentent pas une manière originale de philosopher ; ils ne sont comparables ni aux phénoménologues, ni aux existentialistes, ni aux analystes. Ils écrivent des essais en dehors des normes universitaires. Leur succès fut favorisé par les media et l’absence, dans le Paris d’aujourd’hui, d’une instance critique juste et reconnue. Agrégés de philosophie, ils ne se rattachent pas au courant de Sartre ou de Merleau-Ponty, certains ont passé par Althusser, ils l’ont abandonné sans toujours le renier. Ils firent sensation avant tout par la condamnation radicale du soviétisme, voire du marxisme. Je n’avais aucun motif d’entamer une polémique avec eux. (…). Cela dit, l’irruption de J.-M. Benoist, de A. Glucksmann ou de B.-H. Lévy dans le débat politique (…) me laissa ‘stupide’. Ni Marx est mort, ni La Cuisinière et le Mangeur d’hommes, ni La Barbarie à visage humain ne m’apprirent quoi que ce soit sur Marx, le marxisme-léninisme ou l’Union Soviétique. En dépit de ma sympathie et de mon estime pour A. Glucksmann, je ne goûtai guère Les Maîtres Penseurs, pamphlet contre la philosophie allemande dont l’auteur lui-même s’était nourri. »4, commente-t-il en ses Mémoires. L’estocade, quelques lignes plus loin, concernant BHL : « Combien de Français échappent à la vindicte de ce Fouquier-Tinville de café littéraire ? »5, s’y interrogeait-il, brandissant là le spectre du plus zélé des procureurs de la République au temps de la Terreur, comme l’avait déjà énoncé plus haut, quoique en un autre contexte, Yves Charles Zarka.
Car si Lévy a effectivement, comme le déplora Gilles Deleuze en sa propre critique de la « nouvelle philosophie »6, la « dent creuse », il l’a surtout, ainsi que le constate Aron, longue : de celle du plus féroce des terrorismes intellectuels !
Reste toutefois à expliquer, de manière plus approfondie, comment ces anciens adorateurs de tyrans, de Lénine à Mao, en passant par Trotski ou Staline, ont donc pu s’acoquiner ensuite, eux qui naguère s’estimèrent dépositaires de la doxa marxiste, avec Sarkozy, homme de droite s’il en est, jusqu’à quelquefois devenir eux-mêmes de fieffés réactionnaires, ainsi que le clama, à la une de son numéro du 1er décembre 2005 - « les néo réacs » en était, avec la photo d’Alain Finkielkraut en couverture, le titre de ce dossier -, Le Nouvel Observateur, dont Jean Daniel n’est pourtant guère suspect d’une quelconque antipathie à l’égard de M. Lévy et Cie.
Les raisons de cette inhabituelle charge du Nouvel Obs à l’encontre d’une bonne partie de l’intelligentsia française puisque y étaient inclus pêle-mêle, outre Finkielkraut et Glucksmann, des auteurs tels que Pierre-André Taguieff, Alexandre Adler, Jean-Claude Milner, Maurice G. Dantec et même la très respectable Hélène Carrère d’Encausse ? L’entretien accordé le 18 novembre 2005, au lendemain des violences urbaines qui mirent le feu à la banlieue parisienne, par Finkielkraut au journal israélien Haaretz et que Le Monde du 24 novembre, titrant la voix ‘très déviante’ d’Alain Finkielkraut au quotidien ‘Haaretz’, synthétisa, sous la plume de Sylvain Cypel, de la sorte : « On voudrait réduire les émeutes des banlieues à leur dimension sociale, y voir une révolte de jeunes contre la discrimination et le chômage. Le problème est que la plupart sont noirs ou arabes, avec une identité musulmane. En France, il y a d’autres émigrants en situation difficile. Ils ne participent pas aux émeutes. Il est clair que nous avons affaire à une révolte à caractère ethnico-religieux. ».
Malvenus bien évidemment, ces propos que d’aucuns jugèrent « racistes » et même « fascistes », après que Sarkozy, encore Ministre de l’Intérieur à l’époque, eut parlé, s’en prenant là aux meneurs cagoulés de ces cités dites « sensibles », de « racaille » qu’il fallait « nettoyé au Karcher », comme le fait remarquer Laurent Joffrin en un des articles, intitulé les néoréacs, de ce dossier du Nouvel Observateur ! Et ce même Joffrin de préciser : « Différents, disparates, discordants parfois, ils n’ont rien d’un groupe constitué. (…) Ils sont les intellos d’une droite nouvelle que le 11-septembre, la dissémination terroriste, la montée de l’islamisme et la faiblesse culturelle de la gauche coalisent peu à peu. Après des décennies de domination progressiste, ils veulent écrire le nouveau logiciel que leur inspirent le terrorisme, l’insécurité, les violences urbaines et surtout le ‘choc des civilisations’ diagnostiqué par Samuel Huntington. Ils sont les néoréacs. »7.
Le directeur de la rédaction du Nouvel Obs ne se contenta cependant pas de résumer ainsi son point de vue. Il l’articula, pour mieux qualifier ces nouveaux tenants de la « droite libérale », moyennant quatre caractéristiques majeures, elles-mêmes destinées à les réunir, par-delà leurs différences, sous une même et seule bannière :
- « Pour eux, nous sommes en guerre. Une guerre déclarée le 11 septembre 2001, point de départ d’un mouvement mondial d’agression contre l’Occident, ses valeurs, sa civilisation, et dont le terrorisme d’Al-Qaïda n’est que la pointe extrême ».
- « Dans cette guerre, il y a une cinquième colonne. Une certaine extrême-gauche se lie à l’islamisme et devient le vecteur d’une nouvelle judéophobie à oripeaux progressistes (…). Un courant antiaméricain, qu’on voit à gauche et à l’extrême gauche (…) affaiblit l’Occident. Une frange violente, antirépublicaine et antisémite des populations immigrées qui campent autour des villes occidentales sert d’armée de réserve aux émeutes urbaines et de vivier de recrutement pour les groupes terroristes ».
- « Il y a, dans ce combat planétaire, des ‘idiots utiles’ : les hommes de gauche bien sûr, accablés de cécité, d’angélisme et d’inertie. Indécrottables dans leur rousseauisme, ils refusent de voir le mal, de percevoir la haine, d’admettre le retour de la bête immonde, le ‘troisième totalitarisme’. Toute à ses idées de paix par le droit et de multilatéralisme à l’eau de rose, la gauche ne cesse d’entraver l’effort de résistance dirigé par une administration américaine certes un peu fruste mais ô combien précieuse par sa fermeté. (…). Aveugle devant la situation dangereuse créée par une immigration incontrôlée, la gauche continue enfin à se concentrer sur l’inégalité sociale alors que l’intégration ne se fait pas et que la ‘culture de l’excuse’ laisse la délinquance et la subversion prendre le contrôle de cités désormais peuplées non de victimes mais d’ennemis ».
- « Ces ‘idiots utiles’ ne sont que la manifestation d’un symptôme plus large : la fin du progrès et la dissolution des valeurs - républicaines, occidentales, judéo-chrétiennes, c’est selon. La liberté qui prévaut dans la démocratie finit par la ronger de l’intérieur. Les croyances s’effacent, les institutions s’effritent, une douce anarchie consommatrice et médiatique, shootée à la culture de masse, amollit la société et abaisse les défenses morales de l’Occident. La démocratie est un lieu vide, sans foi ni règle. Nous sommes en décadence. »8.
Certes tout n’est-il pas faux, comme le note très objectivement Laurent Joffrin, en ce sombre diagnostic. Mais enfin : c’est le président du Front National lui-même, le très douteux et infréquentable Jean-Marie Le Pen, que d’aucuns ont cru entendre, non sans raison (hormis bien sûr les tirades de Finkielkraut sur l’antisémitisme et autre judéophobie), en ces propos tenus, dans la foulée du futur Président de la République, par cette horde de néoconservateurs en chasse de rappeurs encapuchonnés !
Nous ne reviendrons certes pas ici sur l’ampleur du débat, que ce soit sous forme de critique (dont celle de Régis Debray, résolument à gauche) ou de soutien (dont celui de Luc Ferry, ouvertement à droite), qui suivit cet incendiaire entretien que l’auteur de La Défaite de la pensée accorda donc à Haaretz. Qu’il nous soit seulement permis de rappeler, cependant, combien Aude Lancelin avait vu juste, dans un autre article (intitulé Intellos : la vague droitière) de ce même numéro du Nouvel Observateur, lorsqu’elle y écrivait ces mots : « L’attitude culturelle dont un Alain Finkielkraut s’autorise pour toiser la bête humaine à jogging et son ‘parler banlieue’ devrait à priori lui permettre de ne pas tomber dans des pièges aussi grossiers. ‘Voilà ce qui arrive quand on ne s’intéresse qu’aux concepts, et pas aux faits’, disait un jour à son propos Théo Klein, ancien président du Crif. Au-delà du cas Finkielkraut, dont on ne discutera pas la sincérité, il n’est pourtant pas interdit d’y voir un symptôme supplémentaire de l’extrémisation du débat intellectuel en France. Exemplaire, à cet égard, le basculement d’un Pierre-André Taguieff. »9. Et, plus percutante encore, sans être pour autant moins lucide, d’ajouter, après s’être référée à ce que disait Jacques Rancière de Jean-Claude Milner, linguiste lacanien et anciennement mao, dans La Haine de la démocratie : « C’est ainsi que, dans le sillage d’intellectuels écoutés, la dénonciation de l’ ‘extase antifasciste’ et de la ‘bien-pensance antiraciste’ est devenue l’inlassable incantation qui permet de poser à l’esprit fort en servant son intérêt bien compris. C’est ainsi que, repeintes aux couleurs avantageuses du soufre et du blasphème, on ressort depuis quelques années de vieux thèmes édifiants, où l’on prône un retour à la yeshiva et au missel. D’ancien ‘nouveaux philosophes’ comme André Glucksmann redécouvrent les charmes ténébreux de la gnose, par-delà Mao et l’antitotalitarisme. D’autres croisent Léon Bloy et Philippe K. Dick pour soutenir des lieux communs d’évangélistes américains, comme Maurice G. Dantec. D’autres encore, tel l’historien Alexandre Adler, revendiquent fièrement leur passage de Georges Marchais à George Bush. Beaucoup en appellent à un Leo Strauss, halluciné en oncle néoconservateur d’Amérique, oubliant au passage qu’on aurait bien du mal à imaginer l’auteur du monumental Maïmonide tenant des propos de concierge sur l’obscurantisme arabo-musulman. »10. La conclusion enfin, aussi magistrale, quant à la justesse de l’analyse, que tragique, quant aux conséquences du constat : « Mais au fond, nous n’en sommes déjà plus là. Le train fantôme de la pensée française file vite désormais. Il y avait encore un salutaire iconoclasme chez certains de ces ‘nouveaux réactionnaires’, que Daniel Lindenberg décrivait polémiquement en octobre 2002 dans le Rappel à l’ordre. Pour certains, le faux nez de la subversion est en train de tomber, et c’est une droitisation dure et somme toute bien banale que l’on découvre. (…). Après le politiquement incorrect, voici le ‘politiquement abject’, selon une heureuse expression empruntée à Philippe Muray, le plus subtil des penseurs antimodernes qui, lui, ne donnerait jamais dans ce ‘dix-neuviémisme’ glauque-là. »11
D’où, particulièrement habile et fondé, ce jugement, auquel l’on ne pourra donc que souscrire, de Claude Askolovitch en ce papier ayant pour titre, pastichant là une célèbre théorie théâtrale d’Antonin Artaud, Le Philosophe et ses doubles : « le Finkielkraut de la passion a trahi le Finkielkraut de la raison. »12, en infère-t-il dans le fameux dossier du Nouvel Obs.
Un autre important hebdomadaire parisien, Marianne, que fonda et dirigea Jean-François Kahn, concocta lui aussi, dans son numéro du 7 février 2009, un dossier, peut-être plus assassin encore, concernant les dérives, dans la relation qu’ils se mirent alors à entretenir avec Nicolas Sarkozy, de ces illustres représentants de l’intelligentsia française. Son titre, s’étalant en couverture, en était, du reste, plus dramatiquement révélateur encore : De gauche à droite, comment on vire sa cuti. Y étaient notamment brocardés, outre les susmentionnés, les contorsionnistes suivants : Pascal Bruckner (philosophe, certes mineur, issu de la gauche Charlie-Hebdo), Max Gallo (ancien porte-parole du troisième gouvernement de Pierre Mauroy), Georges-Marc Benamou (autrefois directeur du très socialiste Globe-Hebdo et l’un des derniers confidents de François Mitterrand), Alain Minc (économiste keynesien, ex-président du très influent conseil de surveillance du Monde), Blandine Kriegel (jadis passionaria rouge, à la tête du Haut Conseil à l’intégration), Emmanuel Leroy-Ladurie (grand historien mais vieux ponte du Parti Communiste), Georges Suffert (ancienne plume anticolonialiste de l’Observateur puis de L’Express avant que de devenir éditorialiste au Figaro), Thierry Wolton (naguère maoïste, lui aussi, avant que de s’autoproclamer - la pirouette idéologico-linguistique ne manque ni d’audace ni de piment - « libéral libertaire »), Arno Klarsfeld (avocat spécialisé dans les procès de collaborateurs nazis) et Jean-Robert Pitte (ancien président de l’Université de Paris IV). Manquait à l’appel une autre girouette habituée à s’exposer, en fonction de la variation du climat politique, aux vents contraires : Philippe Val, proche de Bernard-Henri Lévy, mais qui trouva néanmoins parfaitement logique, et surtout très cohérent, de passer, en mai 2009, de la direction d’un journal aussi idéologiquement marqué que le très satyrique Charlie Hebdo à celle de France Inter, elle-même sous la récente coupe de Jean-Luc Hees, à peine nommé, par l’omnipotent Président de la République, à la tête de Radio France.
C’est dire si l’appât politico-idéologique de « l’homme aux rats », pour reprendre, via la métaphore freudienne, Badiou, finit par se révéler d’une rare efficacité ! Serait-ce donc là, après la faillite du marxisme-léninisme et la conséquente crise des idéologies d’extrême gauche (ce que Francis Fukuyama assimila indûment à ce qu’il qualifia tout aussi abusivement de « fin de l’histoire »), ce que Jeanine Verdès-Leroux appelle, en son étude sur les « révolutionnaires » français du XXe siècle, la Foi des Vaincus ? A croire que ces anciens adeptes de Trotski et de Che Guevara confondent « révolution permanente » avec « mouvement perpétuel », surtout lorsque c’est de l’avancement de leur propre personne, en ce très providentiel jeu de fauteuils musicaux, dont il s’agit !
La palme, incontestablement, revient cependant là, bien qu’on ne puisse certes la considérer comme une intellectuelle (pas plus d’ailleurs que Fadela Amara, ancienne présidente de Ni putes ni soumises), à une femme dite d’exception : Carla Bruni, qui de sympathisante socialiste qu’elle était en début de carrière, accomplit cet exploit unique en son genre de devenir, ayant rencontré son futur président de mari lors d’un dîner chez l’ancien phare de la cour mitterrandienne qu’est le publiciste Jacques Séguéla, première dame de France.
Et ce brave « nouveau philosophe » de Bernard-Henri Lévy, dans cette comédie-là ? Il est vrai qu’il refusa, lui, les très politiques et surtout avantageuses sollicitations de Nicolas Sarkozy, à la veille des élections présidentielles de mai 2007, pour lui préférer, en parfaite cohérence là avec ses idées de toujours, la plus modeste mais loyale profession de foi, estima-t-il, de la candidate socialiste, Ségolène Royal, ainsi qu’il le révéla quelques mois après, d’un ton quant à lui assez peu diplomatique, en son très sartrien (du moins par son titre, emprunté au Sartre de la préface à Aden Arabie de Paul Nizan) Grand cadavre à la renverse. Mais il n’empêche : il est clair qu’il aurait pu faire partie intégrante lui aussi, quoiqu’il faille donc porter à son crédit quelque nuance, de cette clique de « néoréacs » que stigmatisèrent, à des degrés divers, tant Le Nouvel Observateur que Marianne. Preuves en est ce constant parti-pris pro-yankee dont font preuve, invariablement alignés sur les positions atlantistes, ces essais plus tardifs que sont Qui a tué Daniel Pearl ? (2003) et American Vertigo (2006), mauvais « road book », celui-ci, qui aurait fait pâlir de honte le grand Tocqueville en personne à l’idée que ce « nouveau philosophe » prétendait refaire ainsi, à plus d’un siècle et demi d’intervalle, son historique périple à travers une Amérique dont il se proposait d’étudier la démocratie alors naissante.
André Glucksmann, lui, ne lésina pas sur les moyens quant à sa volonté d’instruire Sarkozy puisque c’est un très ambitieux, quoique insipide, Mai 68 expliqué à Nicolas Sarkozy qu’il se piqua de publier, en compagnie de son fils Raphaël, un an à peine (2006) avant l’élection du futur roi.
L’effort de Glucksmann, pour maladroit qu’il soit, fut certes louable. Reste à savoir toutefois, si tant est que Sarkozy n’ait pas compris grand-chose aux mobiles de ladite contestation et qu’il ait donc dû attendre les explications de ce duo pour se mettre au diapason, comment alors ce membre actif de la Gauche prolétarienne des années soixante-dix et ancien compagnon de route tant de Benny Lévy (alias Pierre Victor) que de Daniel Cohn-Bendit (d’abord surnommé « le rouge » avant de devenir très vert) ait pu appeler à voter, lors des dernières élections présidentielles, pour lui !
Eclairant, de ce point de vue-là, le beau mais inquiétant portrait psychologique qu’en dresse, dans un article, intitulé L’obsession du mal, du Monde du 7 octobre 2009, Marie-Pierre Subtil lorsqu’elle observe qu’André Glucksmann, « qui incarne avec Bernard-Henri Lévy la figure de l’intellectuel français ressasse le ‘grand regret de (sa) vie d’adulte’ : son engagement au sein de la Gauche prolétarienne au début des années 1970, cette période Mao jugée, a posteriori, comme la période du mal. »13. Et, tentant d’expliquer là l’inexplicable, avec ce virage philosophico-existentiel à trois cent soixante degrés, de préciser aussitôt, prenant pour cela Romain Goupil et Pascal Bruckner à témoins, restés quant à eux fidèles, malgré quelque flirt tout aussi éhonté avec la droite américaine de George W.Bush, à leur « gauchisme » d’antan : « Pour ses amis, son erreur n’est pas là. Elle est dans son ralliement à Nicolas Sarkozy, dans cette tribune de soutien parue dans Le Monde quatre mois avant la présidentielle, dans cette présence à un meeting du candidat à Bercy et, depuis près de trois ans, dans l’absence de regrets. (…). André Glucksmann manie les concepts, reste muet sur son ralliement. Ses amis s’interrogent : comment celui qui avait toujours su rester au-dessus de la mêlée peut-il cautionner l’artisan d’une realpolitik contraire à ses convictions ? (…). L’un de ses meilleurs copains, le réalisateur Romain Goupil (…), lui a dit qu’il y perdait son rôle d’intellectuel critique, que c’était ‘absurde, contre-productif’… rien n’y a fait. Son ami Pascal Bruckner : ‘Il a accompli la transgression qui est un crime absolu pour les intellectuels en France, le passage de l’extrême gauche à la droite. Il doit y trouver un certain plaisir’. »14.
Car l’auteur des Maîtres Penseurs, fervent maoïste en sa folle jeunesse, n’hésita donc pas à tourner casaque, lorsqu’il sentit le piquant vent de l’Est changer de direction, pour emprunter alors l’uniforme quasi monarchique, allant même pour cela jusqu’à se compromettre irrémédiablement en soutenant Bush, en 2003, dans sa sanguinolente croisade en Irak, de Sarkozy. Celui- ci, une fois élu à la Présidence de la République, sut du reste, magnanime comme à son habitude envers ses nombreux courtisans, le récompenser à sa juste quoique inique valeur : il lui troqua son terne et rigide col Mao contre un soyeux et flambant neuf (histoire de se refaire une virginité) ruban de la Légion d’Honneur… Quel déshonneur, pour la « nouvelle philosophie », que de passer aussi allègrement, enivré par l’air empesé des puissants de ce monde mais guidé surtout par un indéfectible sens de la trahison, de la gauche (et même, dans son cas, radicale) à la droite (certes fréquentable et même très fréquentée, celle-ci, y compris par les French Doctors, style Bernard Kouchner, qui n’en est pas, lui non plus, à un retournement de veste près) ! Ainsi Lévy savait-il seulement qu’en égratignant fort injustement Régis Debray en un texte ayant pour titre Splendeurs et misères d’un courtisan (contenu en ses premières Questions de principe), il brossait bien plutôt là, comme par anticipation, le très peu flatteur portrait de son ancien camarade mao, devenu sarkozyste sur le tard ?
Ce sarkozysme échevelé, Glucksmann l’exprima encore lors du « talk » co-organisé, le 22 décembre 2009, par Orange-Le Figaro. Et ce à propos de l’un des thèmes de prédilection - l’identité nationale - d’Eric Besson, lequel n’hésita pas, lui non plus, à quitter un Parti Socialiste en pleine tourmente pour se rallier à l’UMP et devenir ainsi, une fois Sarkozy élu à la tête de l’Etat, le très zélé Ministre de l’Immigration que l’on sait : « Le débat sur l’identité nationale est nécessaire, mais devrait porter sur la façon de s’intégrer en France », y déclara en effet Glucksmann. Déconcertante et même consternante, cette ultime volte-face politico-idéologique, pour ce vieux libertaire !
Si bien que l’on ne pourra que donner raison à Yves Charles Zarka, une fois de plus, lorsqu’il écrivait, dans Le Monde du 11 décembre 2009, que le débat sur l’identité nationale, où il en démonta les rouages les plus secrets tout en y analysant les effets les plus pervers, s’avère un « piège » avec lequel il convient, après l’avoir déjoué, d’en finir au plus vite.
Telle est encore, du reste, l’opinion d’Edwy Plenel dans l’excellent dossier, présenté sous forme de « décryptage au jour le jour d’une contre-révolution », que la rédaction de Mediapart réalisa, pour les bien nommées éditions Don Quichotte, dans son numéro, consacré aux « faits et gestes de la présidence Sarkozy », de janvier 2010. Quant aux non moins édifiantes, quoique rédigées en un tout autre esprit, Chroniques du règne de Nicolas Ier de Patrick Rambaud, nous ne pourrons que nous en réjouir également tant elles confortent, avec humour mais justesse, et en une remarquable liberté de ton, la thèse de départ d’Alain Badiou lui-même, en son De quoi Sarkozy est-il le nom ?, lorsqu’il y parlait donc, pour qualifier Nicolas Sarkozy et sa nouvelle traîne de courtisans, d’ « homme aux rats ».
Entendons-nous, cependant : ce n’est pas tant Sarkozy lui-même, talentueux attrape-nigauds, que ces intellectuels grouillant désormais à ses pieds, jusqu’à lui lécher parfois les bottes, qui se voient condamnés en cette métaphore freudienne n’illustrant somme toute que ce que Julien Benda qualifiait déjà, quant à lui, de trahison des clercs. C’est là que se trouve, paradoxalement, ce que le grand Victor Hugo aurait très certainement appelé, à propos de la cour de ce petit Empereur (que d’aucuns ont affublé du cruel sobriquet de « Naboléon »), la véritable Berezina !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER
* Article extrait de la revue philosophique Cités (sous la direction d’Yves Charles Zarka), Hors Série (10e anniversaire), dossier « Retour sur événements, 2000-2010 » (numéro coordonné par Franck Lessay et Raphaël Draï), PUF, Paris, août 2010, p. 169-179.
N.B. Pour compléter cette lecture, voir aussi, du même auteur, l’essai intitulé Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des « nouveaux philosophes » et de leurs épigones (Bourin Editeur, Paris, 2010).
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