Saul Alinsky, florilège et résonances
En ces temps de lutte sociale et politique, j'ai voulu partager d'anciennes notes de lectures du Manuel de l'animateur social, une action directe non violente de Saul Alinsky, paru en 1971. Le titre original est très différent : Rules for Radicals : A Pragmatic Primer for Realistic Radicals).

Animateur social, ou « community organizer », c'est un métier au Etats-Unis. Il s'agit d'une sorte d'expert en lutte sociale, de lobbyste des opprimés.
Après 30 ans de métier, principalement à Chicago et Rochester, Alinsky a condensé ses expériences et réflexions dans un ouvrage en forme de guide pratique du révolutionnaire.
Alinsky s'affirme de gauche, mais il n'hésite pas à utiliser des termes ou défendre des idées que l'on pourrait considérer spontanément « de droite ».
Pragmatisme de gauche
Il pense d'abord à l'échelle locale (ou « communautaire », dans le contexte américain). Nous ne trouvons pas chez lui de réflexions poussées, forcément théoriques et désincarnées sur le système politique ou économique. Alinsky revendique ce « pragmatisme », et nous permet de reconsidérer un mot souvent dévoyé par les politiciens prétendument réformistes.
« Fidèle au pragmatisme de notre démarche révolutionnaire, n'oublions pas que notre système, malgré certaines répressions, nous permet encore de nous exprimer à haute voix et de dénoncer l'administration, d'attaquer la politique du gouvernement et de travailler à construire les fondements d'une opposition politique. Le gouvernement il est vrai, ne cesse de nous harceler, mais il nous reste cette relative liberté de nous engager dans la lutte. Je peux attaquer mon gouvernement et tenter un travail d'organisation pour le changer. »
Cette citation me fait penser à cette phrase de Chomsky, au Guardian, le 20 janvier 2001 :
« Je n’ai aucune influence sur la politique du Soudan, mais j’en ai, jusqu’à un certain point, sur la politique des États-Unis »
Ou encore, le leitmotiv tendance mais loin d'être bête : penser global, agir local.
Cheveux courts de gauche
Nous l'avons vu, Alinsky ne hurle pas à la dictature pour légitimer l'inaction ou l'action violente. Non-violent, Alinsky ne s'entendait pas nécessairement avec les hippies de son temps.
« Si un authentique révolutionnaire découvre que ses cheveux longs constituent un handicap, une barrière psychologique pour communiquer avec les gens et les organiser, il les fait couper. »
Un révolutionnaire, pour Alinsky, cherche d'abord à obtenir des résultats. Il doit donc pouvoir, tel un caméléon, mettre son apparence au service de la cause qu'il défend.
Judéo-christianisme de gauche
« Croyant au peuple, le radical doit organiser les gens de façon qu'ils aient un jour le pouvoir et qu'ils sachent surmonter les obstacles imprévisibles qu'ils rencontreront en chemin dans leur quête d'égalité, de justice, de liberté, de paix, de respect de la vie humaine et de ces droits et valeurs affirmés par la religion judéo-chrétienne et la tradition démocratique. La démocratie n'est pas une fin en soi mais le moyen par excellence de réaliser ces valeurs. »
Pour Alinsky, issu d'une famille polonaise juive, le radical doit donc chercher à faire ressurgir les bonnes valeurs, on pourrait dire les valeurs humanistes, qui préexistent dans la culture collective. Il faut donc parler aux gens avec les mots qu'ils connaissent, et leur parler des valeurs dans lesquels ils se reconnaissent, plutôt que d'ériger des discours alambiqués, qui par un langage trop novateur, pourrait perdre le peuple. Car si le community organizer est quelque peu berger, il doit tout de même croire en l'humanité de son troupeau. Il ne veut pas fonder un « homme nouveau » mais faire avec les humains qui existent déjà.
Communication de gauche
Alinsky pensait que la capacité à communiquer est la qualité la plus importante pour un animateur social. Ce dernier étant un travailleur social, il doit toucher les gens, plutôt que vouloir leur donner une compréhension globale des problèmes du monde.
« La communication qui met en scène des idées générales, au lieu de s'appuyer sur les expériences bien spécifiques de l'interlocuteur, devient pure rhétorique et n'a qu'un impact limité. »
« C'est la même chose quand on discuter de la bombe H. C'est trop énorme. Cela implique trop de morts. C'est au-delà de l'expérience et ils réagissent en disant : « C'est terrible », mais cela ne les touche pas. »
« Le cœur de tous les problèmes, en fin de compte, c'est cet élément spécifique qui doit être assez petit pour correspondre à l'expérience habituelle. Les problèmes, il faut qu'on puisse les faire saisir. Il est essentiel qu'ils soient assez simples pour devenir des cris de ralliement ou des slogans pour la bagarre. Cela ne peut pas être des généralités comme le péché, l'immoralité, la bonne vie, la moralité. Il faut que ce soit l'immoralité de tel propriétaire de taudis, qui loue tel taudis, où souffrent un tel et un tel. »
Un innovateur de gauche
Saul Alinsky raconte plusieurs drôles d'actions. A Rochester, le ghetto noir et la municipalité ne trouvaient pas de terrain d'entente, après des émeutes. Le philharmonique étant un symbole prestigieux de la ville, Alinsky a décidé de s'y attaquer. 100 noirs ont acheté leur place à un concert de musique douce, puis ingurgité une bonne ratio de haricots avant de s'y rendre. Les flatulences de masse, bruyantes et malodorantes, ont rapidement arrêté le concert, et l'histoire a tôt fait de circuler dans toute la ville et au-delà.
A Chicago, la municipalité n'avait pas tenu ses engagements auprès du ghetto de Woodlawn. Alinsky proposa d'occuper les toilettes de l'aéroport de Chicago, nœud mondial de la circulation aérienne. Ç'aurait été le premier shit-in, de l'histoire, mais la municipalité eut vent du projet, et aussitôt fit des concessions aux habitants du ghetto.
Alinsky ne s'attaquait pas toujours à des administrations. Pour dénoncer le mal-logement, il a souvent organisé des piquets de pauvres des ghettos de Noirs devant les pavillons de leurs riches propriétaires blancs.
Bien d'autres actions novatrices sont présentées dans le livre, dont l'édition française est épuisée, mais disponible en PDF sur le web.
Se mettre la classe moyenne blanche dans la poche
Dans le chapitre 9, « Ce qui nous attend », Alinsky explique que la Révolution viendra de la classe moyenne blanche, car « C'est là que se trouve le pouvoir ». Selon lui, les trois quart de la population américaine (Alinsky écrit en 1971) s'identifie à cette catégorie. Derrière, il faut que les pauvres, sureprésentés chez les Porto-Ricains, Latinos, Noirs, ou encore les blancs des Appalaches, s'allient entre eux, et avec la classe moyenne.
Certes la classe moyenne est « matérialiste, décadente, bourgeoise, dégénérée, impérialiste, belliqueuse, brute et corrompue » comme le disent les « rebelles » ayant « rejeté avec mépris les valeurs et le style de vie de la classe moyenne. ». Mais presque tous « nos activistes et nos radicaux sont des produits de la classe moyenne ». Ces derniers doivent s'appuyer sur la connaissance intime de cette classe (ses valeurs, codes...) pour la retourner. Ils ne doivent plus la traiter de « vieux jeu » mais y voir les ferments de la révolution.
Alors, le révolutionnaire « commencera à comprendre ce que la police représente à leurs yeux, il découvrira leur langage et, ce faisant, abandonnera le vocabulaire rhétorique du genre : « espèce de cochon ». Au lieu de tout rejeter, il cherchera des ponts pour réduire les écarts entre les générations et entre les valeurs. Il sentira opportunément la nature du comportement de la classe moyenne, ses réticences à l'égard de toute grossièreté ou de tout ce qui est agression, insulte et manque de respect. Tout ceci, et plus encore, doit être pleinement saisi et utilisé pour « radicaliser » la classe moyenne. »
Ne pas avoir peur de la classe moyenne basse
Les gens de la « classe moyenne basse » ont parfois des positions que d'aucuns gauchistes qualifieraient de réactionnaires.
« Ils entendent les pauvres réclamer l'aide sociale comme un dû. A leurs yeux, c'est une injustice et même une insulte. »
Il faut bien comprendre cette foule des travailleurs, pour leur donner envie de rejoindre la révolution, ou à défaut éviter qu'ils ne soient contre-révolutionnaires.
« Les rejeter, ce serait les perdre par négligence. Ils ne diminueront pas, ils ne disparaîtront pas. Pas moyen ici de tourner le bouton pour changer de chaîne. C'est ce que vous faîtes dans vos rêves de monde radicalisé ; ils sont bien là, en chair et en os, et ils resteront. ».
Le révolutionnaire doit donc éviter de les blesser par ses mots, qu'il doit peser un par un.
En effet les gens appartenant à cette classe moyenne basse, composée pour une large part de blancs des Appalaches, de Porto-Ricains, de Latinos ou de Noirs, « voient le milieu de la classe moyenne et la classe moyenne supérieure prendre des positions libérales, démocratiques, dans le vent, et attaquer la bigoterie de l'ouvrier pauvre. »
Le révolutionnaire en quête de vrais changements devrait peut-être utiliser les idées de partage et d'égalité que l'on trouve dans les religions, plutôt que de s'égosiller dans des prêches athées.
Et ceux qui jubilent dans le confort ?
Alinsky est bien conscient de la léthargie dans laquelle sommeille une part importante des individus à l'aise avec la société de consommation, du spectacle, de l'insignifiance. Ce sont ceux qui vivent, aux Etats-Unis, dans les chics banlieues résidentielles. Alinsky ne propose pas de remède miracle pour faire bondir de leurs canapés ceux qui « vivent dans les illusions d'une certaine fuite »
« Le monde autour d'eux est entraîné dans une telle frénésie, qu'il les conduit à se réfugier dans un petit univers bien à eux, dans un passé sans existence, dans une sorte de ghetto social ».
En somme, il n'y a pas grand-chose à attendre de ces gens là.
Epilogue
De tout temps, les révolutions ont été menées par ceux qui ont a y gagner, ou qui n'ont rien à perdre.
« Voilà la tâche du révolutionnaire d'aujourd'hui : souffler sur les braises du désespoir pour en faire jaillir une flamme pour le combat »
La révolution, en dernière instance, sera l’œuvre des mécontents. Et bien malin celui qui pourra dire ce qu'ils en feront.
« Même si le but à atteindre n'est pas encore bien défini, il faut les convaincre que l'essentiel c'est de se mettre en route. »
Alinsky ne parle pas de Constitution à réécrire, ni d'interdiction de la Bourse, pas de socialisation des moyens de production, ni même directement d'autogestion. Il en veut à la spéculation immobilière, au complexe militaro-industriel de mise avec le Pentagone, aux essais nucléaires, aux mensonges sur l'environnement... Il suggère d'utiliser toutes les occasions, tous les scandales, pour attaquer le système. Son livre-testament est donc un complément pratique à toutes les luttes plus lointaines.
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