Scandale Charlie : le second degré a-t-il des limites ?
Le 28 septembre 1982, Jean-Marie Le Pen était à la barre du "Tribunal des flagrants délires", une émission de France Inter à l'époque où l'humour n'était pas proscrit du cahier des charges de cette station radio d'état.
Claude Villers, Luis Rego, et Pierre Desproges faisaient face au fondateur du Front national qui répondait à l'"accusation" (délirante, évidemment) de "reconstitution de ligues dissoutes du fait qu'il propageait des idées totalitaires et staliniennes", et de "dilapidation de fonds publics puisque les expulsions d'immigrés risquaient en fait de coûter fort cher à la France".
C'était l'occasion pour Pierre Desproges de se livrer à un réquisitoire mémorable dans lequel il se posait deux questions dont la première était : "Peut-on rire de tout ?"
Il répondait "oui" sans hésiter et ajoutait :
"S'il est vrai que l'humour est la politesse du désespoir, s'il est vrai que le rire sacrilège, blasphématoire, que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, s'il est vrai que ce rire-là peut exorciser désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors oui, à mon avis, on peut rire de tout - on doit rire de tout. De la guerre, de la misère, et de la mort."
A la deuxième question, "peut-on rire avec tout le monde ?", il répondait : "C'est dur"
C'est sans doute en s'appuyant sur la première réponse de Desproges que Charlie Hebdo avait publié en 2006 douze caricatures de Mahomet déjà parues dans le journal danois Jyllands-Posten. On ne connait que trop les conséquences de cette publication : le 7 janvier 2015, alors que sortait un numéro du journal dans lequel figurait un dessin de Charb, titré « Toujours pas d'attentat en France », et montrant un islamiste armé déclarant « Attendez ! On a jusqu'à la fin janvier pour présenter ses vœux…", un attentat ignoble massacrait douze personnes, dont huit membres de la rédaction.
Une émotion légitime et sincère s'est exprimée de tous les horizons et les hommages aux victimes se sont multipliés. Une campagne non dénuée de manipulations autour du slogan "je suis Charlie" a mobilisé plus de braves gens que n'importe quelle protestation sociale, et le paroxisme a été atteint par Nathalie Saint Cricq qui déclarait le 12 Janvier sur France 2 : " il faut repérer et traiter ceux qui ne sont pas Charlie".
La semaine suivant l'attentat, l'hebdomadaire publiait une caricature de Mahomet à la une du numéro 1178 du 14 janvier 2015, avec en légende : « Tout est pardonné ». Par la suite, très peu de dessinateurs se sont risqués à publier des caricatures de Mahomet8, ce qui avait conduit Philippe Val, ancien directeur de rédaction de Charlie Hebdo à affirmer : « les terroristes ont gagné ». Et il avait raison si le fait de ne plus pouvoir rire de tout est imposé par la terreur et l'autocensure.
Il apparaît pourtant aujourd'hui qu'il existe bien en réalité d'autres lignes rouges, d'autres limites que la violence à cette "liberté d'expression". Ces limites sont la pudeur, la solidarité dans le malheur et la compassion pour les victimes innocente d'une catastrophe ou d'une guerre, n'en déplaise à Pierre Desproges (RIP).
Or, Charlie Hebdo vient de publier un dessin de Pierrick Juin sur le tremblement de terre qui a fait plus de 5000 morts et des centaine de milliers de victimes en Turquie et en Syrie, montrant des bâtiments vacillants au milieu de tas de décombres et titrant "Séisme en Turquie" avec la légende : "même pas besoin d'envoyer de chars".
Ce dessin que je me refuse de copier/coller a suscité l'indignation sur les réseaux sociaux où de nombreux utilisateurs, turcs en particuler, se sont émus en considérant que le dessin se moquait de la tragédie qui a touché des millions de personnes dans deux pays, en qualifiant le croquis incriminé d'"écoeurant", "honteux", "révoltant" et apparenté à un "discours de haine", et en affirmant : "Non, ce n'est pas de l'humour."
Certains utilisateurs ont rappelé comment les Turcs avaient organisé des marches de soutien après l'attaque de 2015, se ralliant à la campagne "Je suis Charlie", et considèrent cette publication comme du mépris à leur égard. La présidente de l'agence d'information Réd'Action Media et spécialiste de la Turquie Öznur Küçüker Sirene s'est adressé au magazine dans un tweet : "Même les Turcs étaient 'Charlie Hebdo' pour partager votre chagrin et aujourd'hui vous osez vous moquer de la souffrance de tout un peuple. Il faut vraiment avoir du culot pour le faire alors qu'il y a encore des bébés qui attendent d'être secourus sous les décombres ».
L'écrivain américain Omar Suleiman a déclaré : « Se moquer de la mort de milliers de musulmans est le sommet de la façon dont la France nous a déshumanisés de toutes les manières ».
Le dessin a même donné lieu à la qualifaication de "Barbares modernes" par M. Ibrahim Kalin, un porte-parole présidentiel turc. Et il a tweeté. « Étouffez dans votre haine et vos rancunes."
Qualifier ce dessin de "satire" ayant besoin de "contexte" n'est pas approprié.
Rire est une chose, humilier et provoquer en est une autre.
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