Scènes parisiennes de la vie quotidienne
Il est des expériences qui sont révélatrices d'un des maux dont souffre notre société : la violence quotidienne que nous imposent, au nom d'une organisation des services toujours plus "efficace" et toujours plus "performante", des experts polis mais froids qui règnent dans tous les domaines de notre existence et qui nous condamnent, par la dictature des procédures et de la norme, à la régression et au dessèchement des rapports humains .
La banalisation de ces méfaits quotidiens, avec l'énorme capacité d'adaptation de l'être humain, nous conduit à accepter l'inacceptable : l'atteinte permanente à la dignité et à l'intégrité humaine au nom de l'efficacité d'un certain progrès technique. Dans ces communautés éphémères ( transports, hôpital) où l'on se sent si seul et où l'autre devient très vite notre ennemi, la seule issue, dans une situation d'incompréhension, stressante ou inconfortable, le seul signal de détresse actionné est trop souvent le recours à la violence verbale ou physique envers l'autre . Cette "auto agression" du groupe, formé par les usagers et les employés d'un même service, est-elle la seule réponse possible face à l' inhumanité de l'organisation rationnelle des systèmes et l'objectivation de l'individu qui en découle ?
Voici deux situations, vécues cette semaine, qui illustrent cette érosion de l'humain que cause cette organisation technocratique des systèmes complexes que nous sommes amenés à mettre en œuvre et à utiliser.
DES CORPS TRANSPORTES DANS LE RER DANS DES CONDITIONS INDIGNES
La ligne A du RER est de plus en plus fréquentée © JACK GUEZ / AFP
Dimanche, 1er septembre 2013, 18h, Gare du Nord, direction Châtelet, le quai est bondé. A nos cotés, en tête de train, une famille anglaise, certainement fraichement débarquée de l'Eurostar, vient de plonger dans les entrailles du RER parisien, avec ses valises et une voiture à bébé. Dans les bras du père un enfant de quelques mois sourit serein. Le train arrive, les portes s'ouvrent et c'est la cohue ; chacun joue des coudes pour s'enfoncer dans ce maudit wagon. la famille avec ses valises et le bébé doit se forcer un passage, personne ne leur donne la moindre attention, au contraire ils sont comprimés par les suivants et, déséquilibré , l'homme avec le bébé dans ses bras, heurte une femme qui se met à hurler en le traitant de tous les noms. Le bébé crie. Chacun s'invective dans sa langue maternelle sans se comprendre. Les portes se ferment, on suffoque, la tension est à son comble . Après de longues secondes d'attente insupportable, le train démarre enfin. A Châtelet, c'est la délivrance pour la famille d'outre-Manche, on est soulagé l'étau se desserre, chacun rentre dans ses pensées ou son écran.
Pas un regard ne s'est croisé dans cet espace contraint. Nous étions tous, seuls contre tous, aux prises à nos angoisses, prêts à nous abandonner à nos pulsions de violence contenue. Dans cette barbarie quotidienne, pas de place à l'échange et au respect. Dans ce wagon sinistre, tagué, pas un message audio apaisant, rien à quoi s'accrocher. Nous étions comme du bétail, condamnés à subir notre condition de passager du RER, corps sans âme, abandonnant nos vies et nos personnalités à la technique froide et à la violence des conditions qui nous sont imposées par des technocrates qui se satisfont, pour évaluer l'efficacité des moyens de transports parisiens et imposer les cadences, de chiffres sur le nombre de passagers transportés, de moyennes sur la ponctualité du service et de coûts passager.km.
DES CORPS MANIPULES SANS HUMANITÉ AUX URGENCES
Jeudi 5 septembre,14h, salle des urgences dans un grand hôpital parisien, je viens rechercher un personne hospitalisée depuis plus de 24 heures, nous l’appellerons D. Les ambulanciers sont déjà à l’œuvre pour préparer sa sortie. Âgé de 90 ans, D. a subi tout au long de cette épreuve, et de la nuit, une série d'examens ( analyses diverses, scanner, etc...), il est là à mes cotés, allongé sur son lit d'hôpital, le corps enveloppé dans une blouse bleue et des draps ; derrière leur box des infirmières s'affairent. Pas un regard, pas un mot, pas un égard envers mon arrivée dans le service. Une imprimante crache une quantité invraisemblable de papier. J'attends. On m'appelle pour me remettre le dossier de sortie avec une série de résultats d'analyses, d'ordonnances, mais pas un commentaire sur le bilan de toutes ces heures passées entre les mains d'experts et je n'aurai pas le privilège d'échanger quelques mots avec un médecin. Tout est écrit, il n'y a qu'à lire. Une seule injonction : il faut dans les trois jours contacter un spécialiste dans un autre hôpital parisien, car, là où nous sommes, on ne traite pas cette partie du corps.
On embarque dans l'ambulance pour un retour au domicile de D. situé dans les quartiers Nord de la capitale,sans que l'on ait pris soin de l'habiller avec ses effets personnels. Au cours du trajet, il me confie que depuis son entrée aux urgences, il y a déjà 30 heures, jamais on ne lui a proposé un repas où une collation, même pas un verre d'eau. On nous rétorquera certainement que c'est à cause des examens, mais on aurait pu le lui dire et lui proposer un petit réconfort à la fin des opérations. A l'arrivée à l'entrée de la cité HLM, les désagréments continuent : il est impossible d'entrer avec l'ambulance car le portail est constamment fermé à cause des trafics. (Au nom de la sécurité,on a décidé en haut-lieu, sans consultation, d'interdire les voitures dans la cité, sans se préoccuper des habitants qui ont des difficultés à se mouvoir) Seul le concierge peut le manœuvrer, mais, comme souvent, il est absent de sa loge. Il est impossible de le contacter. Nous voilà partis à travers la cité. Allongé sur le brancard, avec comme seuls vêtements les draps et la blouse de l'hôpital, D. a abandonné toute velléité de rester digne. Arrivés dans la cage d'escalier, où flottent les effluves nauséabondes habituels, il nous faut rejoindre le 8 ° étage. Après avoir transféré D. dans un fauteuil, on constate alors que l'ascenseur est en panne. Les ambulanciers téléphonent immédiatement à leur hiérarchie pour m' annoncer ensuite qu'ils refusent de monter avec D. les huit étages par l'escalier car ils ne sont pas habilités à le faire. Sans état d'âme on nous impose un retour forcé aux urgences de l'hôpital, pour commander, à une autre société, une ambulance avec des employés plus costauds et en nombre pour l'épreuve des huit étages. Après plus de trente minutes d'attente, avec comme seule compagnie une femme, gémissante, allongée sur son lit, à moitié couverte sous les draps, nous voilà repartis pour une nouvelle tentative d'approche du domicile de D., sans plus d'ambulanciers,mais cette fois ils ne semblent pas rechigner devant la difficulté. Après un second parcours dans la cité, on constate cette fois, on ne saura pas pourquoi, que l'ascenseur fonctionne, D. retrouve enfin son épouse et son intimité après plus de trois heures d'inconfort pour parcourir une distance de l'ordre de deux kilomètres. Il ne reste plus qu'à jeter cette maudite blouse bleue et les draps et enfin à pouvoir manger et boire à son aise en attendant la prochaine épreuve.
Organisation inhumaine de l'institution hospitalière, réponse technocratique et uniquement sécuritaire à la violence des quartiers, tout se mêle dans cette histoire ubuesque et triste, où tous les acteurs fuient le contact humain, et sont prisonniers de protocoles, de procédures et de la réglementation. Dépersonnalisés et déresponsabilisés, sous la pression d'une hiérarchie invisible et d'objectifs sans cesse revue à la hausse, leur souffrance au travail occulte la souffrance de ceux qui les sollicitent.
Si nous sommes nombreux à avoir vécu des tranches de vie similaires que l'on cherche à banaliser en se rassurant comme on peut, le coup de l'émotion passé, rares sont ceux que l'indignation pousse à agir . On éprouve des sentiments contradictoires face à notre incapacité à faire front devant ce coût "caché" du progrès technique. On a trop souvent l'intuition qu'il n'y a pas d'alternative à ce mode de fonctionnement dicté par la rationalité froide des experts, alors on se résigne.
Il faudra bien un jour se poser la question fondamentale : le prix à payer pour le développement de services de plus en plus "performants" et la rationalisation à marche forcée de l'activité humaine, au nom de la rentabilité et du profit, n'est-il pas trop important ? Doit-on accepter cette aliénation que nous impose la norme et la technique pour bénéficier de leurs "bienfaits" ? (1)
Certes, cette barbarie du quotidien peut sembler dérisoire face à la barbarie de certains États envers leur peuple mais, par la répétition de ces désagréments , elle conduit trop souvent certains à passer à l'acte et à exercer une violence sur leurs semblables ( usagers ou professionnels censés leur apporter un service ) ou sur eux-mêmes (les suicides récents d'employés de nombreuses administrations publiques en témoignent). Symptômes d'une société malade, il est urgent de revoir la manière de faire et la manière d'être dans nos organismes publiques pour transformer ces monstres froids au service du plus grand nombre en systèmes plus diversifiés et plus conviviaux, respectueux de la personne, capable de prendre en compte la parole de l'usager et de l'employé pour ainsi faire preuve d'un peu plus d'empathie face à la souffrance que chacun peut ressentir et d'intelligence, d'initiative et de souplesse dans les réponses forcément différentes à fournir aux diverses sollicitations de la personne humaine. Pour cela il faudrait aussi inverser la tendance à la massification et à la centralisation vers des pôles opérateurs toujours plus grands et trop spécialisés.
Mais n'est-il pas trop tard dans un monde où l' humanité est peut-être déjà dans un état végétatif ?
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(1) LA DICTATURE DE LA NORME
Il y a quelques temps j'ai écrit un papier sur ce sujet :hopital-haute-technicite-peu-dhumanite . Je faisais référence à Roland Gori et à son dernier livre " la fabrique des imposteurs". J'en reproduis ici un paragraphe.
[...]Roland Gori décrit très bien ces mondes où la parole et l'échange se raréfient, où les acteurs n'existent que par leurs gestes d'experts sur d'autres êtres entièrement objectivés et où tout est cadencé par la dictature du temps.
" Nous nous trouvons devant une prolétarisation généralisée de l'existence dont les signes les plus patents sont les procédures de normalisation matérielles et symboliques des pratiques professionnelles [...] Technicisation, quantification, fragmentation, rationalisation, formalisation numérique, normes gestionnaires agissent alors de concert dans cette prolétarisation des savoirs et des métiers et assurent une hégémonie culturelle nécessaire au pouvoir. [...] Cette philosophie transforme l'hôpital en entreprise- on parle alors de "chaîne de production de soin" ( 2 ) Avec R. Gori on peut se poser la question si la dimension artisanale du médical a encore le moindre intérêt dans cette médecine productiviste. "Il s'agit de faire du "vrai médecin" une "denrée rare" qui doit apporter une valeur ajoutée aux autres soignants auxquels il aura délégué ses compétences incorporées dans des protocoles standardisés. Chacun des professionnels censés remplacer le médecin dispose d'une liste de questions à poser, d'actes à accomplir en suivant le "protocole". [...] Cette rationalité technique est le caractère coercitif de la société aliénée. " ( 2 ) [...]
Quand se rappelera-t-on que « Le malade est une personne » ? (titre d'un livre coécrit par Antoine Spire et la philosophe Mano Siri- Editions Odile Jacob) . Il est bien loin le temps où la plupart des médecins faisaient des études littéraires, leurs "humanités", avant leur formation en médecine. Aujourd'hui la formation scientifique et technique, la spécialisation occupe l'ensemble du cursus universitaire et l'objectivation du corps l'emporte sur la reconnaissance de l'être qui l'habite.
(2) Roland Gori - La fabrique des imposteurs - Les Liens qui Libèrent - Pages 134-135
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