Se saisir de la force étatique pour garantir le capital face au travail
Le 22 février 1905, Charles Benoist présentait à la Chambre des députés le Rapport fait au nom de la Commission du travail chargée d’examiner les projets de loi portant codification des lois ouvrières…
Pour lui, c’est un moment essentiel ; il y croit encore. Il croit encore que la république peut être réformée de l’intérieur, que la loi peut encore échapper à l’étreinte, selon lui fatale, du suffrage universel. Ce ne serait pas toujours le cas. Ainsi, dans le troisième tome de ses Souvenirs, publié en 1934, devait-il écrire :
« Quand, ayant déjà franchi les portes de la vieillesse, j’ai pris le chemin de la Monarchie, je n’y suis pas allé en néophyte enthousiaste, en converti illuminé, mais en républicain désespéré. » (page 41)
Avant d’aborder les conditions plus ou moins rocambolesques dans lesquelles le vote lui-même devait s’effectuer quelques semaines après la présentation du Rapport, regardons de quoi celui-ci était fait :
« Dans l’œuvre mystérieuse qui s’élabore, si nous pouvons jouer un rôle, notre tâche à nous doit être de changer peu à peu en des éléments organisés la matière inorganisée du monde, d’apaiser et de capter les souffles, de rasseoir et de raffermir la masse, de discipliner et de diriger les forces naturelles, de canaliser et de régulariser par là l’action du Nombre tout puissant. » (Plon-Nourrit, 1911, page 6)
C’est donc tout bonnement la Culture qui affronte la Nature. Ce sont les élites qui s’apprêtent à dompter la force sauvage du suffrage universel. La tâche est tout aussi calculée qu’héroïque :
« En termes précis, elle doit être d’organiser politiquement et économiquement la démocratie ; et, en termes plus précis encore, pour l’organiser économiquement, d’organiser le travail, tandis que, pour l’organiser politiquement, nous organisons le suffrage universel. » (page 6)
Organiser, c’est-à-dire : encadrer, amadouer, domestiquer, etc.
Or, "nous" partons d’un point situé très bas, puisque Charles Benoist "nous" rappelle ce mois de février 1848 plutôt stupéfiant, à l’occasion duquel l’électorat était passé de 240.000 participants à 8.000.000. Or, pour autant que nous nous assimilerions à la première catégorie, nous serions en droit de ne pas en revenir :
« Censitaires à 200 francs, ils étaient comme le lit d’argent sur lequel reposait la monarchie de Juillet ; et l’allégorie était simple et criante : ce régime fondé sur l’argent, en un jour renversé et remplacé par tout ce qui, dans la nation, n’avait pas d’argent, par tout ce qui n’était point l’Argent. » (page 11 ; la majuscule est bien de C.B.)
Le Rapport est donc envahi par les préoccupations de Charles Benoist lui-même qui, sans doute, ne se sentait pas trop isolé au sein de la Commission du travail… Ils y vont donc de bon cœur, les tenants de l’Argent :
« Dans toute société et en tout temps, partout et toujours, on sait qu’il y a deux partis, et qu’au bout du compte, il n’y a que deux grands partis. Il y a ceux qui possèdent et qui veulent garder ; ceux qui ne possèdent pas et qui veulent - sans doute serait-il excessif de dire : qui veulent prendre - disons donc ceux qui n’ont pas et qui veulent avoir. » (page 13)
Voilà, c’est écrit… et dans un Rapport qui est censé procéder à la mise en œuvre d’un code du travail. Avoir. Ne pas avoir. Être parmi les propriétaires des moyens de production ou parmi les prolétaires obligés de vendre leur force de travail. Code de la propriété (c’est-à-dire le Code civil), d’un côté. Code du travail, de l’autre. Nous sommes ici attelé(e)s à la fabrication du second… Ne s’agirait-il, pour autant, que d’aligner des mots pour mettre en œuvre des "idées", voire des "principes" ? Est-ce vraiment là le champ de la politique ? Charles Benoist, rédacteur du Rapport, ne paraît pas s’y tromper :
« Mais l’analyse des idées, c’est de l’histoire ou de la philosophie : la politique ne s’occupe que de la synthèse des forces. Même pour les idées-forces - nous l’avons déjà dit, mais on ne saurait trop le redire - l’idée ne relève de la politique que du moment où elle est devenue une force ; et, si deux idées-forces tombent en contradiction en entrant en conflit, ce n’est ni la plus intéressante, ni même la plus juste, que la politique doit suivre : c’est la plus forte. » (page 106)
Force contre force… S’il faut convenir que le suffrage universel menace d’être le moyen, pour le travail, de se rendre de plus en plus maître de la loi et, par là, de l’État, il devient urgent d’élaborer une parade dans l’"organisation" de ce même suffrage universel, tout en dénichant une autre parade face à la concentration physique des travailleurs dans le contexte en développement permanent de la grande entreprise. C’est ici la place toute trouvée pour un code du travail…
À condition toutefois que l’État vienne lui-même apporter la réponse adéquate à tout franchissement des limites fournies à la fois par le code civil et par le code du travail. Par conséquent, la force du droit de propriété est d’abord dans le contrôle que la bourgeoisie exercera sur l’État en tant qu’il sera, si elle le tient, la concentration de sa propre force.
Le Rapport se donne les gants d’en prendre la formule chez Louis Blanc écrivant dans "L’Organisation du travail", livre paru dès 1839 :
« Il ne suffit pas de découvrir des procédés scientifiques, propres à inaugurer le principe d’association et à organiser le travail suivant les règles de la raison, de la justice, de l’humanité ; il faut se mettre en état de réaliser le principe qu’on adopte et de féconder les procédés fournis par l’étude. Or, le pouvoir… s’appuie sur les Chambres, sur des tribunaux, sur des soldats, c’est-à-dire sur la triple puissance des lois, des arrêts et des baïonnettes. Ne pas le prendre comme instrument, c’est le rencontrer comme obstacle. » (note page 14 ; les points de suspension sont de C.B.)
Voilà bien la lutte des classes. Et telle que la bourgeoisie la ressent à partir d’elle-même, au beau milieu de la mise en œuvre d’un code du travail.
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