Des couleuvres avalées par M. Joxe
Il diffère ainsi de M. J.-P. Chevènement qui n’a pas hésité à le faire à trois reprises : une première fois, en mars 1983, ministre de la Recherche, il quitte le gouvernement pour protester contre la réorientation libérale de la politique économique ; une deuxième fois, en janvier 1991, ministre de la défense, il est en désaccord avec l’entrée en guerre contre l’Irak ; et, une troisième fois, ministre de l’intérieur, il ne peut accepter, en août 2000, que soit accordé aux nationalistes corses le droit d’adapter la loi française à leurs particularités locales.
Dans une interview à Médiapart, reprise par le site « Vaucluse-Socialiste.com », le 7 février 2010, M. Joxe cite plusieurs cas de conflit ouvert qu’il a vécus sans démissionner.
- La réhabilitation des officiers putschistes de la guerre d’Algérie
L’un est, en 1982, la réintégration dans l’armée des officiers putschistes de la guerre d’Algérie. Alors président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, il s’est opposé au président Mitterrand qui y tenait. La loi a finalement été adoptée sans vote par le recours à l’article 49-3 qui oblige l’opposition à déposer une motion de censure contre le gouvernement si elle tient à faire barrage au texte proposé. M. Joxe a donc été roulé par le président Mitterrand.
- La nomination de M. Prouteau au rang de préfet
Le deuxième cas est la nomination au rang de préfet du chef de la cellule antiterroriste de l’Élysée, le gendarme Christian Prouteau. Alors ministre de l’intérieur, M. Joxe n’appréciait pas le mélange des genres auquel s’exposait M. Prouteau : c’était la porte ouverte à toutes les aventures. Les faits lui ont donné raison : M. Prouteau s’est illustré dans « l’affaire des Irlandais de Vincennes » où des armes et de l’explosif ont été apportés au domicile des prévenus pour les confondre plus sûrement, en trompant l’officier de police judiciaire, le commandant Jean-Michel Beau, chargé, avec un autre officier, de contrôler la régularité de la perquisition et de l’arrestation de gens qui lui ont été présentés comme de dangereux terroristes.
M. Prouteau et son second le capitaine Barril ont rendu responsable des irrégularités de procédure le commandant Beau pendant 24 ans, jusqu’à ce que la vérité éclate au cours de l’affaire qui a suivi, « les écoutes téléphoniques de l’Élysée » dans laquelle M. Prouteau a été aussi impliqué : celui-ci a fini par avouer devant la Cour d’appel de Paris, le 5 décembre 2006 qu’il était au courant du montage depuis l’origine. Relaxé en 1991 dans la première affaire où il n’était poursuivi que pour subornation de témoin, il a été définitivement condamné le 30 septembre 2008 dans "l’affaire des écoutes téléphoniques de l’Élysée" avec six autres prévenus.
M. Joxe aurait refusé, un temps, de nommer préfet M. Prouteau qu’il qualifie de « militaire déviant » tout en l’excusant car « on (l’) a laissé dévier (et ce n’est) pas entièrement de sa faute » admet-il. Mais l’Élysée aurait livré une vraie guérilla contre lui en bloquant ou retardant ses décisions ministérielles tant qu’il s’opposait à la nomination de M. Prouteau exigée du président. Il aurait fini par lâcher.
- La nomination des présidents de l’audiovisuel public par le président de la République
Le troisième cas est le désaccord survenu en mars 2009 entre M. Joxe et la majorité du Conseil constitutionnel qui, selon lui, est une juridiction d’abord politique avant d’être juridique. On le suit volontiers. Le différend a éclaté à l’occasion de la contre-réforme de l’audiovisuel public qui a redonner au président de la République le pouvoir de nommer le président des chaînes. Pour lui, c’est une sévère régression. On partage son point de vue.
Le soulagement de la conscience d’un homme à convictions au pouvoir
M. Joxe explique que sa démission n’aurait servi à rien sauf à l’auréoler de la vaine couronne du martyr. Mais les exemples qu’il donne, montrent qu’en restant en poste et en ne manifestant pas son désaccord avec éclat, il a cautionné finalement malgré lui des décisions qu’il désapprouvait. Que vaut sa proposition de rendre publiques les « opinions différentes » qui peuvent se manifester dans les débats du Conseil constitutionnel, à l’exemple des usages de la cour suprême étatsunienne, allemande ou espagnole ? Qu’est-ce que cela changerait ? La décision majoritaire du Conseil est seule légale.
Tout au plus M. Joxe ne cherche-t-il pas à soulager la conscience de l’homme politique quand il est confronté à « un cas de conscience », en trouvant un moyen terme entre le silence qui l’accable et la démission dont il a peur qu’elle compromette sa carrière ? M. Joxe ne veut-il pas apparaître comme un homme de convictions sans en prendre les moyens à la façon de M. Chevènement, tout en continuant à jouir des avantages du pouvoir.
L’exercice du pouvoir met sans nul doute les convictions à rude épreuve. Les mesures dont on a rêvé, dans l’opposition, se heurtent souvent à des obstacles une fois que l’on est au pouvoir. Pis, on est parfois amené à devoir accepter des compromis que dans l’opposition on aurait rejetés. À partir de quand, un homme de convictions doit-il dire non ? M. Joxe a prétendu rester en poste chaque fois « pour continuer, dit-il, à batailler, argumenter » A-t-il changé grand-chose ? Il ne donne pas d’exemple.
En démissionnant, M. Chevènement, c’est vrai, n’a pas davantage bloqué le tournant libéral de 1983, ni arrêté la 1ère guerre du Golfe. Du moins le désaccord rendu public a-t-il contribué à nourrir le débat. En ne démissionnant pas comme il le regrette aujourd’hui à propos de la réhabilitation des officiers putschistes d’Algérie, M. Joxe n’a-t-il pas permis à l’adversaire de s’honorer de son silence ? Après tout, peut-on en conclure, l’enjeu n’était pas si grave puisqu’il ne valait pas une démission : qui ne dit mot consent ! On ne peut, dit un autre proverbe, avoir le beurre et l’argent du beurre.
Rares sont les politiques qui, comme Pierre Mendès-France, sont capables de préférer leurs convictions à leur carrière quand, en désaccord avec la politique économique suivie, il démissionne en avril 1945 du gouvernement du Général de Gaulle. L’opinion que peut manifester un gouvernant est en fait seulement binaire comme l’a formulé Léon Gambetta, lors de la crise de 1877 qui opposait la Chambre des députés au président de la République, Mac-Mahon, obstiné dans son refus de choisir un président du conseil en accord avec sa majorité : ou se soumettre ou se démettre. Paul Villach