Servitude moderne - soumission volontaire
J’ai découvert récemment une vidéo de J-F Brient intitulée « la servitude moderne » et dont vous découvrir la première partie ici.
Au-delà des excès du commentaire et de son ton dramatico-lyrique assez pénible au final, il me semble que ce film vaut la peine qu’on y réfléchisse puisqu’il renvoie à une notion qui me tient à coeur , celle de la soumission volontaire qui fait de nous - plus que ne le ferait n’importe quelle chaîne - des « esclaves modernes » dociles et serviles.
Comment expliquer en effet notre incroyable passivité devant les abus des puissances qui nous gouvernent ? Comment justifier - alors que nous sommes précisément aujourd’hui directement victimes de ces abus - notre incapacité à achever cette révolution qui n’est pas terminée ?
Notre attentisme actuel interpelle et questionne sur les phénomènes psychosociologiques qui nous conduisent à autant d’inertie.
"La plupart des événements de l’Histoire, même parmi ceux qui furent les plus décisifs pour une nation et un peuple, n’affectent guère la vie privée, individuelle et familiale des hommes, au-delà du petit cercle des politiques qui sont concernés » explique Sebastian Haffner dans Histoire d’un Allemand-Souvenirs 1914-1933. (Actes Sud, 2002).
C’est cette indifférence qui pour lui, explique en partie la montée du nazisme.
"D’un côté une modernité où les individus désinvestissent la sphère publique et se replient dans " le mécanisme de la vie courante ", pieds et mains liés à leur profession et leur emploi du temps, de l’autre une poignée d’hommes enragés et décidés, armés par l’idéologie et la terreur »
Cette indifférence se conjugue avec la déresponsabilistation du citoyen décrite dans le document de Philippe Augier "Le citoyen souverain éducation pour la démocratie" (Unesco 1994) :
Il est clair que la démocratie ne doit être ni une simple technique politique, ni une société productrice de jouissances, ni celle où les citoyens se contentent de choisir ceux qui décideront en leur nom. On ne peut pas résoudre le problème de la coexistence harmonieuse et équilibrée entre tous par le simple processus de l’élection. L’électeur est considéré comme souverain, mais souverain de quoi ?
En lui donnant la possibilité d’élire un maire, un député, un chef d’Etat, on ne lui demande pas ce qu’il veut, mais qui il veut. On lui permet de se débarrasser sur quelques-uns de ses devoirs et de ses responsabilités envers le groupe. En mettant un bulletin dans l’urne, il acquiert une forme de bonne conscience : il a le sentiment d’avoir fait son devoir de citoyen, et d’être conséquemment gouverné comme il le souhaite.
Il n’y a donc plus aucune nécessité pour lui d’infléchir la vie collective par des actions supplémentaires. Il peut s’endormir. d’ailleurs, dans beaucoup de cas il désire être gouverné et non gouverner. L’éducation à la démocratie passe aussi par la compréhension de cette nuance fondamentale. "
Une autre raison à ce phénomène d’acceptation concerne les formes de contraintes sociales qui ont fait l’objet d’une importante réflexion philosophique et sociologique.
L’acceptation s’appuie largement sur des rapports de force et de contraintes que subissent les individus. C’est le cas de tous les régimes totalitaires.
- L’exemple Birman est l’illustration de ces rapports de domination politique fondés sur le triptyque pouvoir / autorité / coercition.
- Les fausses démocraties africaines - permettant l’avènement de dictateurs qui s’emparent des richesses du pays et condamnent les populations à la misère la plus cruelle - illustrent le phénomène de la contrainte économique (propriété / capital).
- Les contraintes culturelles et notamment religieuses conduisent, elles aussi, à la soumission des peuples. Ce sont ces contraintes qu’utilisent les Talibans en Afghanistan ou les Mollahs en Iran.
L’acceptation s’appuie également sur des rapports de soumission qui ne passent plus nécessairement par une contrainte extérieure évidente, mais par une logique de " socialisation à l’auto-sujétion ".
" Il se passe bien quelque chose de particulier du côté de la subjectivité individuelle, notamment de notre rapport à une autorité qui s’affiche de moins en moins comme telle, mais dont nous devançons les désirs inexprimés. " Ecorev
" D’une manière générale, l’affaiblissement du lien social, par l’émancipation individuelle et par le productivisme, se marque par l’idée d’un déclin de l’institution coercitive -comme espace d’imposition du réel. Nous serions davantage acteurs de notre propre soumission, au point de participer pleinement et volontaire à l’élaboration de nouvelles pratiques sociales qui aboutissent à un enfermement de notre autonomie dans un espace de plus en plus contrôlé. "
Les expériences de Milgram - qui décryptent le principe de l’obéissance se justifiant par l’acceptation de la puissance légitime du savoir scientifique- démontrent avec quelle facilité l’individu accepte de réaliser des actes qui devraient heurter sa conscience. La soumission trouverait ainsi son origine dans le principe d’autorité profondément inscrit dans notre subconscient.
" Du fait de l’intériorisation sociale millénaire du principe d’autorité, le danger existe qu’il renaisse de ses cendres "
" L’exemple le plus tragique de cette intériorisation est certainement constitué des dérives totalitaires de type fasciste qu’ont connu vers la même époque divers pays d’Europe occidentale, ainsi que la Russie. Elles trouvent leur source dans la psychologie des masses humaines subissant depuis de millénaires l’oppression du système autoritaire patriarcal, qui poussent les hommes dans certaines périodes de crise à préférer l’oppression et l’esclavage à un climat (même chimérique) de désordre et d’insécurité. Ici et Maintenant
Analysant le principe d’autorité comme facteur de servitude volontaire, le journal anarchiste Alternative Libertaire illustre son propos en décrivant le processus d’émergence du fascisme.
"L’émergence du fascisme s’explique par divers facteurs socio-économiques (le spectre de la révolution russe de 1917 dans le cas de Mussolini, la crise mondiale du capitalisme de 1929 pour Hitler, etc) mais tout ceci n’explique pas l’apparition du fascisme et encore moins sa possibilité même.
Par contre, on peut affirmer que si le fascisme a pu naître, croître, et vaincre (et simplement exister), c’est parce qu’il exprime la structure autoritaire irrationnelle de l’homme nivelé dans la foule. Un fait psychologique remarquable est que le fascisme n’est pas, comme on a tendance à le croire, un mouvement purement réactionnaire, mais il se présente comme un amalgame d’émotions révolutionnaires et de concepts sociaux réactionnaires, ce qui explique son succès au sein des masses, y compris la classe ouvrière.
Tout pouvoir, même installé par la force et maintenu par la contrainte, ne peut dominer une société durablement sans la collaboration, active ou résignée, d’une partie notable de la population. C’est dans l’esprit de l’opprimé que tout pouvoir trouve d’abord sa force, plus que dans celle des armes. Rien ne paraît plus surprenant [...] que de voir la facilité avec laquelle le grand nombre est gouverné par le petit, et l’humble soumission avec laquelle les hommes sacrifient leurs sentiments et leurs penchants à ceux de leurs chefs.
Au dix-huitième siècle, David Hume nous posait déjà la question de savoir quelle était la cause de cette situation paradoxale, et répondait : " Ce n’est pas la force ; les sujets sont toujours les plus forts. Ce ne peut donc être que l’opinion. C’est sur l’opinion que tout gouvernement est fondé, le plus despotique et le plus militaire aussi bien que le plus populaire et le plus libre"
Mais à tous ces phénomènes explicatifs il faut aussi rajouter des aspects plus individuels relatifs à la personnalité de certains individus.
Dans son " Études sur la personnalité autoritaire " , Theodore W. Adorno, Membre de l’Ecole de Francfort qui se penche notamment sur les phénomènes de culture des masses, dresse les portraits psychologiques des individus séduits par le totalitarisme.
" Parmi les personnalités dont la vision du monde est " de nature à indiquer qu’ils auraient été prêts à accepter le fascisme au cas où il serait devenu un mouvement social puissant ou respectable ", on trouve un certain nombre d’individus présentant, on s’en douterait, des syndromes autoritaires, mais aussi trop " conventionnels ", ou, à l’inverse, excentriques.
Le plus " dangereux ", selon l’étude, est le " manipulateur ". Ce dernier, antikantien par excellence, " traite toute chose et tout le monde comme un objet à utiliser ". Adorno souligne que " ce modèle se trouve chez de nombreux hommes d’affaires ". Généralisation un peu étrange...
On comprend que ce texte n’ait pas toujours été accueilli avec faveur. D’autant que l’auteur va beaucoup plus loin. Il analyse certains " constituants formels " qui lui semblent typiques de ces personnalités autoritaires. Citons, à titre d’exemple, le refus de toute forme d’utopie, " l’indifférence envers le sort des pauvres, tout comme l’admiration pour les gens riches qui ont du succès. Le Figaro.
Dans " Sur la psychologie de masse du fascisme ", Jean-Marie Brohm reprend l’ensemble de ces différents phénomènes psychosociologiques qui ont permis l’acceptation du nazisme en Allemagne et conclue "Il semble que rien ne soit plus malaisé à l’homme de la rue que de ne pas s’identifier à quelque mouvement important."
Cette dernière étude devrait renvoyer chacun de nous à sa propre responsabilité mais aussi renvoyer également les partis politiques à leur propre finalité :
La mission des structures politiques doit-elle se limiter à proposer des alternatives sociétales en s’appuyant uniquement sur les processus électoraux et les instances parlementaires ou doit-elle intégrer un aspect plus large qui serait d’alerter l’opinion sur ses propres déviances inconscientes, de valoriser de vrais processus de pédagogie citoyenne et de promouvoir de réelles et nouvelles formes de contre-pouvoir ?
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