Si la république n’existe plus, il faut l’inventer !
La vie gouvernementale, en ce moment, elle sent plus fort que l’andouillette, aurait dit Edouard Herriot selon lequel la politique, ça doit puer mais pas trop. Après la démission de deux secrétaires d’Etat suite à une confusion du plaisir privé et de l’intérêt public, l’affaire Woerth continue d’empoisonner l’opinion publique qui maintenant, pense dans sa majorité que les gouvernants ne sont pas des gens très honnêtes. Faut-il crier au délitement de l’Etat ? A vrai dire, depuis que notre cinquième république est née, les affaires, mêlant les ministres et autres élus du peuple, se sont succédées. Alors en 2010, si l’affaire Bettencourt suscite un tel tollé, amenant quelques politiciens à traiter de ragoteur et même fasciste un média, alors que Woerth tente de déminer la situation au JT de la une, au lieu de répondre directement aux parlementaires socialistes lors des séances de questions au terme desquelles il se barrent après les invectives de François Baroin, eh bien, c’est que le mal semble cette fois plus profond. Par ces temps de crise, les Français sont excédés de voir ces petits arrangements entre gens fortunés alors qu’eux-mêmes vont subir quelques coupes budgétaires. Toutes ces affaires créent de l’agitation dans les médias, au risque de former un écran de fumée masquant les vraies questions de notre siècle. A quoi bon deux ou trois démissions ? A quoi bon un remaniement ? La vraie question porte sur les 100 milliards d’euros manquant dans les caisses de l’Etat et offerts semble-t-il, à une minorités de gens fortunés par le biais d’arrangements exonérations fiscales. Si Eric Woerth a commis un délit, il appartient à la justice de l’établir. Si ce même Woerth a transigé avec les règles de l’éthique républicaine, il appartient à une commission parlementaire de l’établir. Le cas Bettencourt ne fait que révéler la cupidité de certaines personnes.
La république ne se résume pas à quelques gens fortunés et quelques politiciens douteux. D’ailleurs, la question fondamentale est la suivante ? La république, au sens philosophique, existe-t-elle ? Car la république au sens légal reste en l’état. Il y a une constitution, un gouvernement, un Etat, des élections, des services publics. Mais la république au sens philosophique, quelle est-elle ? Sans doute un ressort spirituel qui anime les citoyens et qui les rend conscients d’avoir un destin commun, de partager des soucis ensemble, d’avoir à régler quelques affaires publiques, notamment partager l’usage de l’espace, les ressources. La république contemporaine repose non seulement sur la vertu mais aussi sur le souci de l’autre, le respect des différences, l’aspiration à l’égalité, la défense des libertés, la réalisation de la solidarité. L’espace public, en tant qu’il est un lieu de partage et d’échange, est à la foi matériel et sentimental. On s’en tiendra à ces quelques généralités pour développer des interrogations sur l’état actuel de la république.
En 1966, Foucault publiait les mots et les choses. En 2010, aurait-il eu l’idée d’écrire un autre livre intitulé les mots et la chose publique, rééditant son geste archéologique dans le champ de la politique. Dans son ouvrage, Foucault nous livra une enquête sur l’homme comme objet et sujet d’un savoir. Si l’on suit sa thèse, qui ne fait pas l’unanimité, loin s’en faut, l’homme n’est entré dans le champ des sciences sociales qu’à la faveur de circonstances historiques. Et de plus, cette prise en compte de l’homme comme objet de science est récent. Tout au plus, deux siècles selon le verdict de Foucault qui conclut son livre par ce qui semble être une fable prophétique. L’homme n’est pas le plus vieux problème de l’humanité mais une invention récente remontant au tournant du 18ème siècle, dans un lieu précis, l’Europe, et sous l’effet d’un changement dans les dispositions fondamentales de la grille épistémique. Si ces dispositions venaient à disparaître, on peut bien parier que l’homme s’effacerait, tel un visage de sable tracé à la limite de la mer. Et qui sait, une pensée nouvelle ?
Allons dans le même ordre d’idées et mettons sous le projecteur archéologique la république telle qu’elle fut présente au cours des âges, avec des principes, ressorts et contours à géométrie variable. La république contemporaine est une invention récente, crée à la faveur de dispositions particulières à la fin du 18ème siècle. De plus, la république est une réalisation qui, pour définitive qu’elle soit actuellement, a subi il n’y a pas si longtemps des contrecoups sévères. En Italie, en Espagne, en Allemagne. Nous étions dans les années 1930. La république fut fragile. Son moment fort correspond à une période où chez nous, la vie intellectuelle fut florissante, quelque part entre 1963 et 1984, période de surcroît marquée par des transformations sociales sans précédent, par un mélange des genres, des corps, un partage des cultures, un authentique brassage social dans le sillage de mai 68. La période entourant 1900 fut aussi un temps fort pour la république en France. Drôle de coïncidence, la vie artistique et intellectuelle y était florissante. Au fait, qu’est-ce qui n’est pas une république ? Deux exemples viennent à l’esprit. La période de l’Occupation, dirigée par Pétain, ce n’était pas la république, celle-ci ayant été décapitée par l’invasion nazie. L’Ancien Régime, ce n’était pas non plus une république. Le Second Empire non plus, mais il s’en approchait. Mais une chose est toujours restée, depuis nombre de siècles, c’est l’Etat français. En 1670, en 1780, en 1848, en 1852, en 1900, en 1941, en 1968, en 2010, l’Etat n’a jamais fait défaut, sauf peut-être vers 1792, moment hallucinant de la Terreur, le seul où on peut se demander s’il y avait encore un Etat en France. Après, on pourra toujours soigner les détails, évoquer les flottements lors de la Commune, ou un certain mois de juin 1940.
En 2010, la république française existe encore et plus que jamais à travers un Etat et des institutions mais peut-on en dire autant de la république au sens philosophique ? L’ambiance régnante ne rappelle-t-elle pas celle connue sous l’Occupation, voire pendant l’Ancien Régime ? La république une et indivisible est-elle compatible avec la séparation progressive entre les élites et le peuple ? Avec les défiances communautaristes ? Avec les exclusions économiques, les ghettos de pauvres et les ghettos de riches ? La république une et indivisible est utilisée par une caste, celle de la haute bourgeoisie, qui non seulement se précipite pour agrémenter ses avantages fiscaux et payer moins d’impôts, mais n’hésite pas à utiliser l’argent public quand il s’agit de soigner son cadre de vie, par exemple en enfouissant, pour un modeste coût de un milliard d’euros, l’avenue Charles de Gaulle, alias nationale 13, artère fréquentée et traversant Neuilly. Le livre des époux Pinçons sur les ghettos du ghota a mis le projecteur sur des pratiques visant à entretenir les relations, les réseaux, les espaces, bref, créer un apartheid de riches. Mieux encore, ces gens, qui se reproduisent en eux, finissent par épouser des comportements typés leur permettant de se reconnaître et de se distinguer de la populace ordinaire, laissant alors accroire qu’ils disposent d’un patrimoine génétique leur conférant un statut au dessus des hommes de vulgaire origine. On pourrait accréditer cette thèse en convoquant la sélection darwinienne mais il y a bien longtemps que cette sélection est inopérante dans l’évolution humaine qui est plus culturelle que naturelle. On ne naît pas bourgeois, on le devient, aurait dit Simone de Beauvoir. Mais les bourgeois savent transiger avec les règles universelles ; usant de passe-droits fiscaux et politiques pour leurs affaires, et de passe-droits épistémologique pour se donner un statut symbolique de haute tenue. Parfois, j’ai l’impression que ces gens de la haute contemplent les citoyens ordinaires comme s’ils étaient des animaux, ou du moins des sous-hommes. J’ai l’impression de ne pas exister. Et la classe politique semble être passée également de l’autre bord. Le bon vieux général considérait les Français comme des veaux, mais dans son propos, on sentait poindre une once de désolation. En 2010, les élites considèrent aussi les Français comme des veaux mais cette fois, c’est avec délectation, car ils savent bien que cela arrange leurs affaires, faisant de la société un instrument corvéable et docile mais à force de nous prendre pour des veaux, on va finir par devenir chèvres !
La république fut inventée par le peuple et les intellectuels. Elle repose sur un sentiment diffus de solidarité, d’équité, de progrès. Dans les temps reculés, la république était sous l’infusion des élites pensantes et gouvernantes. Les élites intellectuelles, journalistes, essayistes, fréquentent maintenant la grande bourgeoisie qui copine avec les énarques fabriqués par l’Etat et les élus du peuple qui ne sont pas très représentatifs du peuple. Combien d’employés, d’ouvriers, de techniciens, siègent au Parlement ? Pour être complet, il me faudrait évoquer la Franc-maçonnerie, cette institution qui à une époque, propulsa la Troisième République vers l’accomplissement d’idéaux humanistes. Mais ne fréquentant pas ce milieu, je m’en tiendrai à une question. La FM joue-t-elle encore dans le sens républicain ou alors est-elle devenue un lieu où se pratiquent les amitiés électives contractées pour se rendre des services dans une société où la valeur dominante est l’argent ?
Depuis des années, les affaires ont affaibli la république, et pour reprendre un bon mot de Joseph Stiglitz, la défaite de la république c’est aussi le triomphe de la cupidité. Les médias aussi ont affaibli la république tout en se mettant eux-mêmes en difficulté. Que dire de la déliquescence du quai d’Orsay, de la gestion calamiteuse de la diplomatie et du rayonnement français par un Bernard Kouchner qui a reçu en héritage un ministère déjà en voie de délitement et qui actuellement, est qualifié de sinistré par Jean-Christophe Rufin, ex-ambassadeur au Sénégal ? La diplomatie confisquée par l’Elysée, sans compter d’autres affaires, est-ce républicain ? Histoire de noircir le tableau on évoquera bien sûr le lieu où se transmet chez la jeunesse le sentiment républicain et ses valeurs. L’école ! Assure-t-elle encore sa mission ? Oui, sans doute, disons qu’au lycée Henri IV à Paris, l’héritage républicain se transmet avec plus de « rendement » que dans un lycée situé dans une zone à forte densité de barres d’HLM. Cela dit, l’humeur des professeurs vire parfois à la désespérance quant à la réussite de leur mission.
Au final, nul ne peut dire où ira la république. Mais une chose est sûre, c’est le délitement de la république telle qu’on l’a connue il y a quarante ans. Le délitement social et culturel, s’il est massif, produira sans doute une évolution vers un type de société. La restauration de l’ancienne société n’est pas à l’ordre du jour. Le monde va trop vite. Une seule alternative : soit inventer une nouvelle république, soit accepter de vivre dans une société où le sentiment républicain n’existe plus et où la plupart des problèmes sont relégués aux corps médicaux, psychiatriques, administratifs, policiers, judiciaires. Le socle de résistance républicaine, c’est l’amitié, la rencontre, la conversation et surtout, les pratiques associatives. D’ailleurs, les associations, elles sont pratiquement devenues une bouée de sauvetage pour la république.
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