Société générale : histoire à dormir debout ?
« Au plus c’est gros, au mieux cela passe. »
Les exploits de la « Société générale » ont suscité un océan de commentaires. Les uns tâchent d’expliquer la manip sans trop savoir quoi en penser, d’autres crient à l’assassin, d’autres encore accablent un bouc émissaire. Tout cela semble bien confus. On se dit qu’on ne connaîtra jamais le mot de la fin, comme d’habitude. On se demande s’il est des journalistes en position de pouvoir ou de savoir informer clairement le public. Et philosophe, on attend que cela se passe, que d’autres choses du même genre viennent bien vite alimenter nos « informateurs », en espérant mieux.
1. La partie de poker
Et puis quand même, entre deux choses plus constructives, nous voilà jetant un œil sur l’affaire. Diantre, 5 milliards d’euros flambés, tombés dans les poches de personne, ce n’est pas rien et ce n’est pas ordinaire ! Et cela en douce, subrepticement, sans que personne n’y ait vu du feu ni même de la fumée. Et puis, perdre 5 milliards d’euros dans une opération de gestion de capitaux, de surcroît de la part de professionnels bardés d’ordinateurs et de filets de sécurité, il a fallu que la mise soit bigrement élevée. Allons, pour un très mauvais coup du sort, disons 10 % de perte, ce qui est énorme. D’habitude, ces gens en sont à des fractions de pour cent de bénéfice ou de perte. A ce taux indulgent de 10 %, la mise est de 50 milliards d’euros. Il semble que la réalité de cette estimation soit confirmée.
50 milliards d’euros mis sur la table de jeu, ni vu ni connu, il fallait que le bouc émissaire soit un champion prestidigitateur. Ah oui, puisqu’on nous dit qu’il avait autour de lui et au-dessus de lui une flopée de gens rémunérés à des niveaux que l’on a du mal à mesurer. Mais 50 milliards d’euros, cela se trouve dans les caisses d’un banquier ? C’est le prix de 500 000 maisons Borloo, celles rares au prix cassé de 100 000 euros. C’est plus de 6 millions de voitures « Logan », l’une des moins chères. Allons voir les comptes.
2. Les comptes de la Générale
a) Le « capital financier » géré par la Générale
Les comptes annuels de la « Société générale » au 31 décembre 2006 sont publiés sur son site internet. Normalement, c’est au bilan que l’on trouve le nombre d’euros qu’elle gère. Perquisition faite dans les 332 pages du rapport annuel des administrateurs, on écarquille les yeux, on se demande si le « Md » de l’unité de comptage de la Société générale signifie bien milliard d’euros. On tourne et retourne les pages, oui, pas de doute. On se dit que ces comptes sont peut-être à peu près justes, puisqu’il y a l’une des trois ou quatre firmes au premier rang mondial des auditeurs attestant en tant que commissaire aux comptes de leur sincérité. Lunettes ajustées, le chiffre est trouvé. Le total du bilan se monte à 956,8 milliards d’euros. Il était de 501,4 milliards au 31 décembre 2002. Sacrée croissance ! Un taux de croissance annuel moyen de près de 18 % ! Un peu étourdi par ces chiffres, on essaie d’en prendre la mesure.
C’est quoi, environ 1 000 milliards d’euros gérés par la Société générale ? Au fait, en 2006, le fameux PIB de la France était à 1 792 milliards d’euros. Et ce PIB, on nous dit qu’il mesure le produit du travail des Français pendant l’année 2006. Mais là, ce n’est pas parole de commissaire aux comptes. On ne s’y laisse donc pas prendre, on repère et rectifie les erreurs, pour ramener le chiffre à environ 1 000 milliards d’euros. Personne n’a prouvé que ce serait la rectification qui serait une erreur. Ainsi donc, la Société générale gère autant d’euros que les Français en ont produit pendant une année. Avant d’enquêter pour savoir d’où sont venues ces chaînes montagneuses d’euros, revenons à la malheureuse partie de poker de notre bouc émissaire.
b) La mise du pari
Ces 50 milliards de mise dans ce pari, c’est 5 % du total des euros gérés par la Société générale. Autrement dit, en vingt parties du même genre, tous les euros gérés par la Société générale seraient partis en fumée. Vingt parties de ce genre, et c’est la totalité des euros produits par tous les Français pendant les 365 jours de l’année qui s’évaporent ! Et voilà, personne n’a vu pareille mise sortir des caisses et être placée sur le tapis. Non, non, le chef suprême, le président-directeur général Daniel Bouton n’a rien vu ! Et il aurait bien fait son travail, ce serait même lui le mieux placé pour sortir la Générale de cette ornière. Tous, au conseil d’administration, ont bloqué le fonctionnement de son siège éjectable. Sans doute qu’ils se tiennent tous les uns les autres par la barbiche.
Il faudra aller voir tout à l’heure le CV au vu duquel cet homme a été engagé à la Générale, et il faudrait aussi pouvoir voir celui de ses recruteurs. Et puis, il faudra encore jeter un œil sur ces gens qui peuplent ce conseil d’administration complice. Mais, auparavant, continuons de tenter de prendre les dimensions de cette affaire.
c). Les financeurs du parieur
Essayons de trouver qui a fourni à la Société générale ces mille milliards d’euros gérés par elle. Là encore, il faut se replonger dans les 332 pages du rapport annuel des administrateurs.
On se dit qu’il faut être extrêmement riche pour pouvoir se permettre pareil divertissement. Le bilan est censé le mesurer, au poste dit « Capitaux propres ». Ceux de la Générale se montent à 29 milliards. Seulement ? Vous dites ? Mais oui, c’est seulement un peu plus de 3 % du total des euros gérés. Mais alors, le parieur de la Générale a misé à la fois toute la fortune de sa société et, en plus, presque autant de la fortune des autres ? Et grâce, dit-on, au sauvetage d’urgence entrepris par le président qui ne veillait pas au grain, mais qui s’est quand même réveillé avant que tout perdre, il n’en a perdu seulement que pas loin de 20 %, un euro sur cinq. Allons, pas de panique, cela ne fait jamais que le bénéfice produit en une seule année de travail des 115 000 employés de cette banque. Comment ? 5 milliards de bénéfice en une année sur 29 milliards mis dans ce moulin à euros ? Mais oui, le président et le conseil d’administration sont d’une rare compétence. Voyez donc, ces trois ou quatre dernières années, ces gens ont fait gagner chaque année à leurs actionnaires pas loin du tiers de leurs économies placées dans cette machine à faire des bénéfices, leur capital a doublé en moins de quatre années ! Les actionnaires de la Générale ont bien valorisé leurs pépites : ces 29 milliards d’euros sont dits par eux valoir 60 milliards d’euros (capitalisation boursière au 31 décembre 2006).
Ah, ce métier de banquier ! L’un d’eux avait affiché partout « votre argent m’intéresse » ou quelque chose comme cela. Oui, maintenant c’est clair, c’est enrichissant de s’intéresser à l’argent des autres. Allons voir qui sont ces autres, le bilan le dit aussi.
La Générale, c’est dit-on une banque de dépôt. Un organisme à qui on confie la garde de ses euros pour éviter de se les faire voler chez soi. Des centaines, des milliers de pages de lois et autres commandements du même genre ont été faits par l’Etat pour « réguler » leurs activités, pour protéger nos porte-monnaie « virtuels ». Car plus possible de nos jours de se passer de banquier. Alors, on s’attend à ce que les 97 % des 1 000 milliards d’euros gérés par la Générale soient ceux de tous ces gens y ayant mis à l’abri leur argent. Erreur ! Le bilan nous en annonce seulement 267 milliards, un peu plus du quart du total. D’où vient alors le reste ? Ce même bilan nous confirme que leur seule source possible, c’est du crédit obtenu des autres, en bref, des dettes.
Ces dettes de la Générale, c’est l’argent de qui précisément ? Un peu des autres banques (129,8 milliards, environ 13 % de 1 000 milliards d’euros). Le reste, de personne ! Seulement des papiers : « Titres », « Instruments de dettes », « Passifs financiers », « Dérivés », souvent assaisonnés à la « juste valeur ». Quelle transparence ! Il nous faut capituler.
d.) Les « investissements » de la Générale
Allons voir de l’autre côté du bilan, celui dit « Actif », ce que la Générale a fait de ces 1 000 milliards d’euros tellement enrichissants. Seulement 5,2 milliards d’euros dans ses caisses ou placés dans celle de la « Banque centrale » (BCE). C’est vrai, si le président peut dormir, c’est parce qu’il ne laisse pas son argent dormir. Mitterrand s’y connaissait, expliquant aux Français que l’argent enrichit ceux qui dorment.
Et les clients de la Générale ? Ils sont choyés, ils sont aidés, la Générale leur prête les euros dont ils estiment avoir besoin ? Oui, bien sûr, elle n’existe que pour cela, son métier consiste à s’assurer que les euros ainsi prêtés par elle seront utilisés à bon escient, qu’ils seront investis dans une activité produisant les biens et services désirés par les gens les payant suffisamment pour que l’argent prêté puisse à la fois recevoir son dû en intérêt et être rendu plus tard ; ou qu’ils seront utilisés pour payer d’avance une dépense à la mesure des moyens de l’emprunteur, celle de se loger par exemple. Alors, c’est combien ? 263,5 milliards d’euros. Seulement ? Un peu plus du quart des 1 000 milliards d’euros gérés ! Juste autant, à peu près, que ce que ses clients ont mis à l’abri chez elle.
Et le reste ? Un peu prêté aux autres banques (68,2 milliards d’euros), moins que ce les autres banques lui ont prêté (129,8 milliards). Et puis, encore des papiers arrosés de « juste valeur » dont 78,7 milliards « disponibles à la vente » (titres, Instruments, dérivés).
3. Les « manageurs » de la Générale.
Le grand maître de la Générale, c’est Daniel Bouton, 57 ans. Où a-t-il appris le métier de banquier ? A Sciences Po, porte d’entrée pour les plus brillants à l’insubmersible ENA. Ce fut pour notre président-directeur général de banque la promotion « Rabelais », bien connu pour son art de vivre.
Apprentissage sur le tas au ministère des Finances, à l’inspection des finances. Il progresse ensuite dans la hiérarchie jusqu’au poste de directeur du budget jusqu’en 1991, soit 17 années d’apprentissage. Merveilleuse rampe de lancement pour un plantureux « pantouflage ».
Il est parachuté au sommet de la Générale en 1991, où il a eu bien le temps de se former à l’ombre de l’ancien président, avant de lui succéder il y a une dizaine d’années. A temps partiel, puisqu’il est encore administrateur de Total SA et aussi de Véolia.
Dur labeur ! Celui d’un « capitaliste » ? Que non, le pauvre, il ne possède que deux actions et demi pour chaque tranche de 100 000 actions composant le capital (0,026 %). Cela lui fait quand même une quinzaine de millions d’euros d’« en cas ». Plus intéressante est sa rente, près de 3,6 millions d’euros, soit 300 000 euros par mois, près de 235 Smic. Sans compter ce qui lui tombe de chez Total et de Véolia.
Derrière le président, il y a tous les administrateurs. Les capitalistes en embuscade peut-être. Nenni. Allez voir les pages 58 à 61 du rapport annuel si vous désirez étancher votre soif d’information. A part le délégué d’une société US de portefeuille, tous moins pourvus en actions que leur président.
Quant aux actionnaires, 78 % d’entre eux sont classés sous « public », 7 % sous salariés et anciens salariés, les autres sont porteurs d’actions de moins de 3 % du capital. Notre quête du ou des capitalistes est restée vaine. Et il est douteux que les administrateurs tiennent leur fonction d’une décision du « public » prise en connaissance de cause.
4. Conclusion : elle est laissée aux bons soins de chacun.
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