Sociologie des bouchons Franciliens
« J'étais sur la route toute la sainte journée, j'ai pas vu le doute en toi s'immiscer » (1).
Non, à force de mettre 1 heure 30 pour parcourir 30 kilomètres, je n'avais pas prêté attention à mon mollet gauche hypertrophié par les 180 coups d'embrayage nécessaires à mon arrivée jusqu'au bureau (pour contribuer 12 heures durant à l'éclosion du PIB), ni à l'installation durable d'une tendinite du coude droit sur le levier de vitesse. Pas vu venir mon rejet viscéral de « France-Info », quand c'est la troisième fois que vous subissez la ritournelle de la météo et du CAC 40 qui s'effondre, et que vous n'avez toujours pas passé le tunnel de St Cloud. Première, seconde... on voit bien qu'on passera jamais en terminale, à ce rythme. Que, selon la belle expression helvétique, « on n'est pas rendu ». Montez, je vous raconte...
1/ la faune et la flore du macadam :
La flore, je l'évacuerais rapidement : hormis l'A 13 vers Marne-la-Coquette, où ça sent un peu la forêt, c'est morne plaine de béton, le ciment sur les plaines. Certes, vers Vaucresson, un petit matin d'hiver ou le soir après 22H00 (quand ça recommence à rouler), on peut exceptionnellement croiser un goupil effaré qui se demande s'il va pouvoir traverser sans finir en steak hallal dans une boucherie du 9.3. Ou à la rigueur un écureuil prêt à risquer ses noisettes pour rejoindre une copine de l'autre coté de l'échangeur. Mais c'est rare. Le dernier rouquin rencontré, c'était Cohn-Bendit affalé à l'arrière d'une berline (même pas électrique, ni bio, ni rien). Même les pigeons (toujours prompts dans Paris à nous lâcher du guano sur le blazer tout neuf), ont compris que la banlieue, c'est hostile. Le pigeon, ca ne voyage pas tant que cela.
Le reste de la flore, ce sont des tags œdipiens où les mecs parlent de niquer leur mère, ou bien de cabalistiques SdFFxxZ qui semblent l'emporter sur les Terminator666, du côté des transformateurs EDF et des murs de protection du RER. Le tout en couleur, quand même.
Quelques rares poètes, descendants de Miss Tic, ont écrit « Fumez les passages à tabac » , « de deux choses lune » ou un sobre « plutôt la vie ».
Mais rien d'autre.
La faune, c'est plus varié. On les appelle les usagers. Ils sont de fait très usagés, voire épuisés.
La cohabitation auto/ 2 roues/ camions a ses codes. En voiture, se serrer à gauche contre le rail à l'approche des motards. Ceux-là (les vrais, en méchante Kawasaki et combinaison de cuir) vous remercient presque toujours d'un coup de botte ou d'un geste du gant.
Pas comme les « costards-cravate », appellation dédaigneuse lancée par les motards pour désigner les ex-automobilistes passés au scooter pour gagner une demi-heure de sommeil. Ceux-là se foutent de tout, ne remercient jamais, s'insultent entre eux. Evoluant par paquets de 12 entre les files, ils tombent également par 12 : à force de se coller à 30 cm, si l'un d'eux tombe, c'est tout le peloton qui y va de son voyage, comme dans le Tour de France. Et qui vous bloque l'autoroute pour 1 heure de plus.
Je hais les scooters.
Et puis, il y a les voitures. Vu qu'on n'avance que de 5 mètres toutes les minutes, les gens s'organisent : les femmes se maquillent dans le rétro (et ne voient donc pas le motard venir), les hommes lisent le journal, téléphonent , fument ou finissent leur croissant-beurre.
Voilà pourquoi, malgré une vitesse moyenne avoisinant les 15 km/h, beaucoup trouvent encore le moyen de se rentrer dedans. Parce que 15 km/h, ce n'est plus de la conduite, c'est de la sieste générale.
Du coup, dès qu'un quidam ne démarre pas assez vite, 2 ou 3 voitures de l'autre file déboitent et s'incrustent dans le trou, pour gagner 3 places. Et ceux derrière l'endormi n'avancent pas d'un mètre.
Le phénomène, multiplié par 80 redémarrages sur un trajet, peut vous faire varier le temps de parcours d'un bon quart d'heure. La différence entre étre à l'heure ou en retard. Donc, mieux vaut choisir celui qu'on suit. Pas trop vieux, encore vif, ne téléphonant pas et ne finissant pas son croissant en roulant. Sinon, changez de file.
Les jours noirs :
Tout forçat des bouchons sait bien qu'il y a deux jours légèrement moins mauvais que les autres : le lundi et le vendredi. RTT obligent, c'est fou le nombre de fainiasses qui s'offrent des week-end de trois jours. Et le mercredi, il y a aussi un léger répit avec les mères de famille qui nous libèrent un peu de bitume. Résultat : mardis et jeudis sont noirs comme l'était septembre du même nom dans les annales terroristes des années 70.
Or, c'est précisément (dans le privé comme dans les grandes administrations) les deux jours que choisissent les boss pour faire tomber leur réunion hebdomadaire, leurs grand-messes nationales . Donc, vous mettez le réveil à 6.00 pour « passer l'A 13 avant 7.00 » (selon l'expression consacrée), et espérer siroter le café devant un « Power Point » violet à 9.00 pile dans le 8 eme arrondissement. Mais tout le monde a eu la même idée. L'A 13 est « blindée ». Il faut donc avancer sans cesse le réveil, en prenant sur le temps dédié au sommeil et à la reproduction de l'espèce. Malédiction.
Le plus rageant, c'est qu'au bout de 2 heures de débats intenses et tendus, le boss, se rengorgeant dans sa graisse et faisant pivoter son fauteuil siglé Stark, s'exclame (comme dans les dessins de Voutch) :« personne ne sortira d'ici avant qu'on ne sache qui a provoqué cette réunion et pourquoi » !
Le vocabulaire spécifique :
Au téléphone ou dans les radios spécialisées, c'est partout le même vocabulaire de guerre :
« L'A 6 est blindée depuis Corbeil-Essonne », l'A1 « c'est plein depuis Rungis », l'A13 « arrêtée depuis Versailles-Montreuil ». Quelque fois, il y a des miracles : « un auditeur nous signale que ça passe sur la N118 », tout en nuançant aussitôt : « à partir de Bièvres et en direction de la province ». Ben oui, mais qu'est-ce qu'on irait foutre en province ?
Vers Paris, c'est toujours blindé. Enfin, soyons plus précis : c'est toujours blindé dans le sens où l'on va. Epicétou.
Il existe du reste des radios spécifiques, pour colporter rapidement aux auditeurs l'ampleur du désastre ( France Bleue 107,1 pour ne pas la nommer). Beaucoup l'allument dès la douche et le rasage, pour savoir si cela vaut vraiment le coup d'y aller, ou s'il vaut mieux se recoucher tout de suite. On entend les voix angoissées de nos coreligionnaires du matin, au milieu des sirènes de police, qui annoncent : « carambolage file de droite : le bouchon remonte jusqu'à Bois d'Arcy ». « Scooter contre camion voie centrale. « Bagarre générale à coups de boule -casquées- entre scootéristes sous le tunnel Nanterre/La Défense »(authentique). Le premier aurait fait tomber « les suivants qui suivaient », comme disait Brel. Une femme en larmes annonce qu'elle fait demi-tour sur l'A 86 et rentre chez elle parce qu'elle n'en peut plus : elle a fait 6 kilomètres en deux heures.
2/ L'alternative des transports en commun (les mal-nommés)
Oui, car pour vous transporter d'amour envers vos semblables, tu repasseras, Hacène Céhef.
D'abord, faut prendre sa voiture, rouler 5 kilomètres et chercher une place au parking de la gare. Revenir à pied sur 800 mètres ( car à partir de 7 heures 15, le parking est « blindé »). Puis faire la queue, dans le petit matin blême, au distributeur de billets ou pour le rechargement du « pass Navigo » (le sésame du baltringue). Sauf qu'un matin, le truc ne fonctionne pas. Et adieu, Transilien de 7.43.
Sauf qu'un autre jour, quand tu introduis ta Carte Bleue dans la fente, il y a deux encapuchonnés qui te sussurent un suave « aboule la Visa, bouffon ». Admettons que dans un retourné/ fouetté visage suivi d'un mawashi-géri (réminiscence improbable d'une jeunesse karatékesque) vous échappez aux lascars, faut encore enjamber dans les couloirs « l'autre qu'est complétement cuit » (comme disait Brel), trois flaques de vomi, et les traces de raisiné de la bagarre de cette nuit. Ignorer le SDF dont personne n'écoute ce que ses pauvres mains racontent, parce que derrière, ça pousse fort. Puis jouer des coudes pour monter dans le wagon et se faire transpercer les orteils par une décolorée en talons-aiguille.
Et rester debout sur 30 bornes, avec l'autre qui reflue du goulot, celle qui s'est carrément cassée le flacon d' « Infinity » d'Yves Rocher sur le crâne, et qui, en guise d'infini, vous donne envie de rendre le café/ croissant avalé un peu plus tôt dans le petit matin blême de la cuisine éclairée des néons blafards.
Et puis y'a l'autre, avec son costume bon marché, sa sacoche d'ordinateur pendante et ses pompes en plastic, qui a oublié de se laver depuis deux jours et qui embaume le wagon.
L'autre, avec ses 110 kgs de graisse pure Mc Do, qui vous bouscule aimablement sans rien dire. Le catarrheux qui vous envoie ses miasmes, pile-poil la veille du jour où vous avez une conférence importante où vous glosez deux heures en public, et où il vaut mieux ne pas être enrhumé.
Les rota-virus de la gastro -entérite pleins les poignées de porte et de maintien.
Ouais, c'est chouette les transports en commun.
Et puis, arrivé dans le métro, on est accueilli par un petit 40°c ambiant qui transforme aussitôt en serpillière votre belle chemise Smalto. Du reste, on y retrouve les mêmes comportements qu'en voiture.
Gare à celui qui se trompe de portillon (Navigo ou pas Navigo ?) : la foule hostile l'enjambe allégrement, c'est pire qu'au péage de Fleury-en-Biere.
Dans les couloirs et les escalators, il y a intérêt à serrer à droite. Gare au petit retraité breton « monté à Paris » pour voir son fiston, aux boiteux, aux touristes japonais égarés. Tiens ta droite et la rampe, ou t'es mort. La gauche, c'est pour nous, parce que nous, on bosse. On n'a pas que ça à faire. Nous, les men in black cravatés fonçant vers la fameuse réunion de 9h00.
Exactement comme, sur l'autoroute, on fait des appels de phares au petit papy bloqué à 120 km/h sur la file de gauche et qui ne double personne, mais qui croit avoir acheté l'autoroute pour lui tout seul.
Bref, c'est pareil que sur la route. Sauf qu'en plus ça pue, on est debout, on ne peut pas fumer et qu'on n'est jamais à l'abri d'une « grève d'une certaine catégorie de personnels ».
Ou encore d'un « incident de voyageur qui nous oblige à interrompre le trafic » (comprenez un malheureux ayant choisi la rame de 8.01 pour en finir, et qui est en cours de découpage / désincarcération sous la motrice par des Pompiers blasés et pressés d'allumer une clope).
3/ Back to my car
Donc, j'ai fait comme des millions de franciliens : j'ai repris la voiture. Parce que là, au moins, ça ne sent pas des pieds ou des aisselles, que je peux fumer si je veux, mettre la musique que je veux, comme Bashung chantant « toujours sur la ligne blanche » (ou Yvette Horner, pour les cas désespérés). Parce qu' il n'y a pas de catarrheux, de gastro, de préavis de grève. Que quand il fait chaud, j'ai la clim. Quand il fait froid, j'ai le chauffage. Que lorsqu'il pleut, je suis au sec et n'ai pas à attendre Godot sous la pluie, raide comme un cierge de Pâques.
Voilà pourquoi, quel que soit le prix de l'essence, la difficulté à se garer, il y aura toujours des autoroutes pleines dans la morne plaine Francilienne. Parce qu'il n'y a pas le choix.
Du moins tant que 32% du PIB national sera crée en Ile -de France (51% des services), tant qu'on pourra louer une villa de 160 m2 avec pelouse à 30 kilomètres de Paris pour le prix d'une boite à chaussure de 40 m2 dans le beau Paris.
Vous croyez que cela va changer ? Moi, non.
Le bouchon Francilien est l'épiphénomène le plus visible d'un constat plus général : en région parisienne, il y a tout bonnement trop de monde aux mêmes endroits aux mêmes moments. Quoi que vous fassiez ou décidiez, entre 10 et 20 000 semblables ont eu la même idée. Envie de voir un film intelligent d'art et d'essai ? 300 personnes attendent sur le trottoir devant cet unique cinéma de Paris ayant décider de projeter le bijou.
Envie de déjeuner en terrasse d'un italien réputé ? C'est full, complet. On prend les réservations pour la semaine prochaine ( et encore, à l'intérieur, face au four à pizza).
Envie de feinter en allant travailler à 10.00, pour éviter les bouchons ? Même pas en rêve...800 conducteur ont fait le même calcul que vous : c'est bouché quand même.
Alors quoi, prendre un taxi pour éviter le métro ? Vous n'y pensez pas. Les dimanches soir dans certaines gares parisiennes, vous pouvez attendre 1H15 un taxi avant de poser vos valises. Soit le temps qu' a mis votre TGV pour arriver à Paris...
En fait, Paris apprend à détester « les gens », à relire Sartre et son « l'enfer, c'est les autres ». Oui, ces personnes qu'on ne connait pas, mais qui sont toujours devant vous ou à côté de vous quoi que vous ayez décidé de faire. Ces rivaux d'un jour, sur la route, au resto, dans le métro, inconnus et éphémères, interchangeables et sans cesse remplacés.
Ces gens qui font que « c'est blindé jusqu'à la porte d'Auteuil »...
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Gérald de Palmas, « sur la route »
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Crédit photo : Florence Durand, SIPA
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