Sommet historique à Singapour. Une partie de poker USA-Corée du Nord presque insoluble commence avec, en arrière-plan, la Chine
Peut-on dire que ce sommet est un succès ? Il faut rappeler les nombreuses tergiversations, les menaces d’annulation, et donc les craintes que ce sommet inédit entre les Etats-Unis et la Corée du Nord ne se tient pas. Pourtant, contre toute attente, il s'est déroulé ce mardi 12 juin à Singapour. Comme prévu, il a débuté à 9h, heure locale, après une poignée de main historique entre Kim Jong-un et Donald Trump. Pour la première fois de l’histoire, un président américain en exercice rencontre un leader nord-coréen, et ont signé un document commun. La rencontre est certainement un succès puisque les deux dirigeants aspirent à la paix. Pourtant si on regarde bien les raisons qui ont poussé le président américain, et de surcroît de la première puissance du monde, les États-Unis d’Amérique, à rencontrer le président nord-coréen, c’est surtout l’arsenal qu’il détient et met aujourd’hui, avec les essais nucléaires et balistiques opérés au deuxième semestre 2017, en danger tout le territoire américain.
A l’occasion du message du Nouvel An, le 1er janvier 2008, Kim Jong-un a annoncé que le bouton nucléaire se trouve sur son bureau. « Notre force nucléaire nationale est en mesure de faire face à toute forme de menace nucléaire des Etats-Unis et constitue une dissuasion efficace contre leurs aventures inconsidérées.
Les États-Unis ne peuvent provoquer une guerre contre moi et notre Etat. Tout le territoire métropolitain des États-Unis est à la portée de notre frappe nucléaire, et le bouton de lancement des armes nucléaires se trouve sur mon bureau. C’est la réalité, et non une menace, il faut s’en rendre bien compte.
Nous avons exaucé le vœu des grands Président et Général qui ont voué toute leur vie à préparer le potentiel de défense nationale le plus efficace possible pour une sauvegarde sûre de la souveraineté nationale, et nous sommes munis d’un puissant moyen de maintien de la paix, désir tant caressé par le peuple entier en acceptant des privations pendant de longues années... » (1)
- Des doutes déjà sur le sommet historique de Singapour
Déjà la France a des doutes sur ce sommet historique. « Pas question de sauter de joie et de donner un chèque en blanc à Donald Trump. La diplomatie française prend toutes les précautions possibles pour commenter le sommet historique qui vient de se tenir à Singapour entre le président américain et son homologue nord-coréen Kim Jong-un. » (2)
Pour la ministre des Affaires européennes Nathalie Loiseau, même critique. « Invitée de LCP, la ministre en est presque venue à critiquer la décision de Donald Trump de signer un document devant les caméras à l'issue de la rencontre qui a duré plus de quatre heures. Si le texte que les deux dirigeants ont signé reste sur de grands principes, la France évoque « un pas significatif en soi » surtout au regard du niveau de tension que l'on observait il y a quelques semaines. Seulement la prudence reste de mise. « Ce qu'on attend tous c'est le début d'une négociation sur la dénucléarisation de la péninsule. Je doute que tout ait été atteint en quelques heures », ajoute Nathalie Loiseau. » (2)
Il est évident que ce sommet pose beaucoup de questions. Qu’a-t-il été décidé sinon que les deux parties américaine et nord-coréenne appellent à une dénucléarisation totale de la péninsule coréenne. La question cependant est comment ? Aucune indication mis à part le premier pas américain, l’annonce de l’engagement américain de « mettre fin aux exercices militaires conjoints avec la Corée du Sud », en réponse à l’annonce de Kim Jong-un qui « s’est engagé à détruire un site de tests de missiles. » Un début positif mais ne signifie nullement que l’évolution de la crise nord-coréenne va se régler tant les enjeux sont considérables et dépassent de loin l’arsenal nord-coréen. En réalité, tout se joue entre les États-Unis, la Russie et surtout la Chine. Et on comprend pourquoi de nombreuses questions sont en suspens. Donald Trump, malgré, ses déclarations, une dénucléarisation « complète, vérifiable et irréversible, ne veut pas précipiter les choses.
Comme le résume l’AFP. « Interrogé sur cet enjeu crucial après des décennies de tensions autour des ambitions atomiques de Pyongyang, le président américain a assuré que le processus de dénucléarisation pourrait désormais commencer « très rapidement ». Mais la formulation de la déclaration commune reste assez vague, y compris en termes de calendrier, et s'en remet à des négociations ultérieures pour sa mise en œuvre. Celles-ci commenceront dès la semaine prochaine sous la houlette du chef de la diplomatie américaine Mike Pompeo, acteur-clé de la relance du dialogue.
Le texte reprend de précédents engagements du régime nord-coréen, jamais mis en œuvre, sans préciser que la dénucléarisation doit être « vérifiable et irréversible », comme le réclamaient les États-Unis avant le sommet de Singapour. « Kim Jong Un a réaffirmé son engagement ferme et inébranlable en faveur d'une dénucléarisation complète de la péninsule coréenne », est-il écrit.
Selon Vipin Narang, professeur au Massachusetts Institute of Technology, « la Corée du Nord n'a rien promis de plus qu'au cours des 25 dernières années ». « A ce stade, il n'y a aucune raison de penser que ce sommet débouche sur quelque chose de plus concret que cela sur le front du désarmement », a-t-il dit à l'AFP. Analystes et historiens rappellent à l'unisson que le régime de Pyongyang est passé maître dans l'art des promesses non tenues. En 1994 puis en 2005, des accords avaient été conclus mais aucun d'entre eux n'a jamais été réellement appliqué.
Donald Trump s'est dit prêt à se rendre, « le moment venu », à Pyongyang, et à inviter l'héritier de la dynastie des Kim à la Maison Blanche. « C'est une énorme victoire pour Kim Jong Un, qui a fait un véritable coup avec son face-à-face avec le président », relève Michael Kovrig, de l'International Crisis Group (ICG) à Washington, soulignant que son père comme son grand-père « en avaient rêvé ». (3)
Donc les doutes sont là, et la plupart des spécialistes sont unanimes à dire qu’il n’y a aucune raison que cet optimisme qui se dégage de ce sommet historique puisse aboutir à quelque chose de concret. Et on ne peut qu’être d’accord avec eux.
Ceci étant, revenons à l’annonce de Donald Trump de mettre fin aux exercices militaires, en réponse à un nouveau geste du leader nord-coréen, la « destruction prochaine d'un site de tests de missiles ». Des observateurs occidentaux ont reproché au président américain d’avoir fait une « concession de taille ». Il est évident que Trump et son staff de conseillers sont en train de jouer une partie de poker, avec la Corée du Nord et ses alliés qui se tiennent en arrière-plan. Qu’il arrête les exercices conjoints avec la Corée du Sud n’est qu’une volonté de Trump d’arrêter tout processus qui gênerait de mener à la paix. Et, dans un certain sens, il a raison. Un processus qui doit mener à la destruction de l’arsenal nucléaire de la Corée du Nord. Quant aux forces américaines, ils restent toujours sur place, stationnées en Corée du Sud. Rien ne les empêche, du jour au lendemain, si la situation évolue mal, de reprendre leurs manœuvres militaires conjointes.
Donc le problème des États-Unis est de voir venir ce qui doit venir dans la poursuite des négociations entre la partie américaine et la partie nord-coréenne. La fin des exercices militaires conjoints avec la Corée du Sud, qui sont décrits comme « très provocateurs » à l'égard du Nord, ne sera plus un argument. Certes les Nord-coréens ont obtenu satisfaction. Mais cela ne signifie pas qu’ils ont été satisfaits pour l’objectif que le leader nord-coréen a signé avec le président américain. Encore faudrait-il comprendre ce que l’on entend par une dénucléarisation complète de la péninsule coréenne tout en garantissant la sécurité de la Corée du Nord.
En préambule du « Texte de l’accord commun », il est écrit : « Le président Trump et le président Kim Jong Un ont eu un échange d'opinions complet, approfondi et sincère sur les questions relatives à l'établissement de nouvelles relations entre les Etats-Unis et la RPDC (République populaire démocratique de Corée) et l'édification d'un régime de paix solide et durable sur la péninsule coréenne. Le président Trump s'est engagé à fournir des garanties de sécurité à la RPDC et le président Kim Jong Un a réaffirmé son engagement ferme et inébranlable envers la dénucléarisation complète de la péninsule coréenne. » (4)
Précisément, tout l’enjeu est égal. Qu’entend-on par garanties de sécurité à la RPDC ? Comment les États-Unis pourront assurer des « garanties de sécurité » à la Corée du Nord, alors qu’ils sont eux-mêmes visés comme une menace pour l’existence de la Corée du Nord. Que c’est cet arsenal nucléaire dont dispose aujourd’hui la Corée du Nord qui non seulement apparaît comme une assurance-vie mais a amené le président des États-Unis à s’asseoir à la même table avec le président nord-coréen. On voit bien là qu’il faudrait des garanties « sûres », « vérifiables », « complètes », « irréversibles » pour que la Corée du Nord se défasse de son arsenal nucléaire. En clair, ce que Donald Trump a demandé à la Corée du Nord pour dénucléariser, la Corée du Nord le lui « renvoie ».
2. Une partie de poker USA-Corée du Nord presque insoluble commence,
avec en arrière-plan, la Chine
Résumons ces événements. On peut dire que le président Donald Trump a pris une décision sage de rencontrer son homologue nord-coréen, avec cette pensée de protéger le peuple américain d’une guerre nucléaire. Il faut le dire, la position du président américain est extrêmement délicate et difficile. Par conséquent, il doit agir avec prudence pour éviter d’exacerber le conflit sur la crise nucléaire de la Corée du Nord. Le risque d’une guerre aussi inutile qu’insensée a réellement existé à la fin de l’année 2017.
Il y a cette volonté commune de régler cette crise, et donc pousser la Corée du Nord à démanteler son arsenal nucléaire. Certes, c’est une possibilité, mais à quel prix ? Nous ne pouvons ne pas penser aux ambitions de domination des grandes puissances. Et c’est une réalité. D’autant plus que la géographie vient compliquer la situation. En effet, la péninsule coréenne est un carrefour de rencontre de quatre grandes puissances du monde. La Chine, la Russie, le Japon et les États-Unis.
Et les réserves des spécialistes énoncées supra confirment bien qu’il existe un doute total sur les véritables intentions de la Corée du Nord qui, ne l’oublions pas, est une alliée de premier plan pour la Chine en Asie, de plus elle est son protégé. Il faut rappeler que ce sont les forces de l’armée rouge de la République populaire de Chine qui ont sauvé la Corée du Nord de l’occupation américaine. Même, à l’époque avec l’armement soviétique, si la Chine n’avait pas intervenu dans la guerre (1950-1953), les États-Unis auraient certainement occupé toute la péninsule coréenne. Et cet événement plane encore aujourd’hui, ce qui signifie qu’il y a un contentieux qui n’est pas résolu. Et celui-ci n’est pas seul.
La proposition russe et chinoise d’un double gel « l'arrêt des opérations militaires américano-sud-coréennes dans la région contre un gel du programme nucléaire de Pyongyang » a été « refusée » par les Américains ? Aujourd’hui, on peut dire qu’elle est « acceptée », même si c’est en contrepartie de la promesse du leader nord-coréen de détruire un site d’essai balistique. Et combien y a-t-il, en Corée du Nord, de site pour des tests de missiles balistiques ?
Cela étant, l’ex-Premier ministre français Dominique de Villepin a fait une proposition dans ce sens. D’évidence, la proposition russe et chinoise à laquelle adhère Dominique de Villepin « paraît » une promesse de sortie de crise. Mais il ne faut pas être grand clerc pour comprendre qu’en fait la Russie et la Chine cherchent un « recul » des États-Unis de leur présence dans la péninsule coréenne. Et tout l’enjeu est là. De recul en recul, les deux grandes puissances, en particulier la Chine, espèrent un retrait total des États-Unis de la Corée du Sud.
Et c’est la raison pour laquelle, en arrière-plan, se tient la Chine dans ces négociations. Comme l’écrit Benjamin Habib : « Si jamais l’administration Trump continuait à bomber le torse, tout en ne faisant rien, elle laisserait les alliés régionaux des États-Unis dans une situation risquée, et donnerait à la Chine un « boulevard » dans la reconfiguration politique régionale en Asie du Nord-Est. Les alliances américaines avec les États situés dans cette région, en particulier la Corée du Sud, s’en trouveraient contestées, indépendamment de ce que Donald Trump pourrait faire par la suite. » (5)
Le problème de la Corée du Nord pour les États-Unis est certes « nucléaire » mais aussi, par leur position en tant que première puissance du monde et leur statut de « parapluie nucléaire » pour ses allés, il est aussi « géopolitique, géostratégique et géoéconomique. » Par conséquent, les États-Unis ne pourront pas quitter la péninsule coréenne. Et les forces américaines resteront stationnées en Corée du Sud. Le problème est presque « insoluble » pour les États-Unis comme pour la Corée du Nord. Si les Américains quittent la Corée du Sud sous la pression nord-coréenne et chinoise, c’est la perte de leur crédibilité vis-à-vis de leurs alliés, ce qui signera leur « suicide » en Asie. Et certainement après avoir quitté la Corée du Sud, ils quitteront Okinawa (Japon), où ils ont des bases militaires stratégiques. La Chine aura alors toute liberté de remplir ce vide, donc de récupérer Taïwan et de s’imposer comme la première puissance en Asie. Elle pourra alors gravir le dernier échelon et passer au rang de première puissance économique du monde. Dans ce cas de figure géopolitique et géostratégique mondial, quel contrepoids aura-t-elle en Asie ?
La seule réponse viendra de la Corée du Sud et du Japon. Ils vont inévitablement se réarmer, remplacer le « parapluie nucléaire américain » par « leurs propre arsenaux nucléaires » pour contrecarrer les velléités de domination coréo-chinoise.
3. Conclusion
A la lumière de ce qui précède, il est clair que les négociations à venir entre Américains et Nord-coréens seront à la hauteur des enjeux. Ils ne seront certainement pas du gâteau. Le sommet historique terminé, les choses sérieuses vont commencer. Il est certain que la situation qui prévaut aujourd’hui va se décanter et fera apparaître les véritables intentions de la Corée du Nord. Il est impossible que les négociations vont perdurer d’autant plus que les sanctions ne seront pas levées, et les États-Unis attendront des résultats tangibles de cette rencontre, censée régler la question nucléaire nord-coréenne, et aboutir à une dénucléarisation complète de la péninsule coréenne. Ce qui permettra de lever progressivement les sanctions.
Les États-Unis d’ores et déjà avertissent qu’ils n’obtiendront pas des résultats du jour au lendemain. Que les pourparlers seront longs et complexes. C’est déjà une annonce réaliste. L’important, à défaut de dénucléarisation, est que les deux parties arrivent à un minimum. Celui d’un accord tacite sans provocation d’une partie ou de l’autre. Surtout en cas d’échec, c’est celui qui est le plus probable. La Corée du Nord ne pourra se défaire de son arsenal nucléaire sans une garantie « sûre » de l’Amérique qui ne pourrait le lui apporter sauf à retirer ses forces de la Corée du Sud. Ce qui est impensable, car une telle éventualité serait le début de la fin de sa présence en Asie, et le début de la nucléarisation de toute l’Asie.
Par conséquent, la seule possibilité de cohabitation est que, si aucun résultat ne sortira des négociations, la Corée du Nord cesse ses provocations, i.e. ses essais nucléaires et ses tests de missiles balistiques, pour qu’une situation de dégel s’opère entre les États-Unis et la Corée du Nord. Et la baisse de sanctions internationales suit ce dégel. Ce qui progressivement permettra à la Corée du Nord d’être acceptée comme une puissance nucléaire déclarée mais responsable et respectueuse des autres puissances. Ce qui va dans l’intérêt pour tous. Tel est à peu près cette partie de poker qui va commencer qui ne peut être résolue que si chaque partie fait de son mieux pour arriver à la paix. D’autant plus que dans une guerre nucléaire, il ne pourrait y avoir de vainqueur. Que de la désolation et la ruine qu’il ne faut même pas penser ce qu’il en sera.
Medjdoub Hamed
Chercheur spécialisé en Economie mondiale
Relations internationales et Prospective.
www.sens-du-monde.com
Notes :
1. « Message du Nouvel An », par Kim Jong Un. Le 01 janvier 2018
http://naenara.com.kp/fr/news/?22+3432
2. « La France doute du résultat du sommet Trump-Kim », par Le HuffPost. Le 12 juin 2018 2018
https://fr.news.yahoo.com/france-doute-r%C3%A9sultat-sommet-trump-082900778.html
3. « Trump-Kim, un sommet historique et de nombreuses questions en suspens », par AFP. Le 12 juin 2018
https://fr.news.yahoo.com/trump-kim-place-%C3%A0-poign%C3%A9e-main-235159674.html
4. « Le texte de l'accord commun », par L’Echo.fr. Le 12 juin 2018
https://www.lecho.be/economie-politique/international/usa/voici-le-texte-signe-par-kim-et-trump/10021086.html
5. « Face à la Corée du Nord, Donald Trump ne peut pas gagner », par Benjamin Habib. Le septembre 2017
http://www.slate.fr/story/150834/trump-coree-du-nord-perdants
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