Souffrance au travail : du supportable à l’insupportable
Depuis toujours le travail réel, celui que l'on vit, qui a du sens, dont on peut être fier, joue un rôle constructif sur la santé des humains par ses fonctions de production, d'insertion sociale et de réalisation de soi. Mais aujourd'hui il faut le réaliser en un temps record ; il faut aussi bien être autonome que travailler en équipe, être performant et rapide, multitâches et spécialisé. Il faut aussi s'adapter instantanément aux changements tout en assurant la continuité, accepter de vivre dans un environnement peu sûr et bien évidement être au top sous peine d'éviction.
En clair, faire son travail ne suffit plus, il faut désormais constamment se dépasser !
Ce à quoi nous rétorquons tout de go, se dépasser sans cesse, devoir s'instaurer en parangon de la performance, sans limite ni échec, avoir constamment des défis à relever. Mais à l'inverse ; ne plus être en situation de faire correctement son travail, se heurter en permanence à des contradictions, des dysfonctionnements, ne plus tenir le coup ou a contrario se sentir lâche de faire autant pression sur ses propres collaborateurs, c'est au bout d'un moment, pour toute personne normalement constituée, franchement insupportable. Surtout pour finir par s'entendre dire tôt ou tard : « Je vois bien que tu as eu du mal à atteindre tes objectifs, tu n'en as même pas dépassé un seul ! » ou bien « Ne me dis pas que tu es débordé, on l'est tous ; tout le monde se défonce et toi tu nous plombes ! ».
En vérité on a là une forme pernicieuse de harcèlement structurel. Les salariés peuvent être compétents, performants, obéissants, les résultats peuvent être croissants, la récession peut être à peine engagée ou déjà terminée, cependant les licenciements continuent. En particulier chez les cadres moyens afin de permettre une montée continuelle du bénéfice par action et garantir ainsi la rentabilité des capitaux propres attendus par les marchés financiers.
Il nous suffit de faire un pas de plus pour mesurer que ce qui a aussi changé, c'est la nature des injonctions qui nous sont maintenant adressées telles des évidences, des vérités absolues : Comment ne pas adhérer à cette nouvelle méthode qui se généralise aussi rapidement ? Comment refuser cette nouvelle technique au risque de se laisser distancer ? Comment ne pas rejoindre le poste pour lequel on vient d'être désigné à l'occasion d'une réorganisation d'envergure ... ? Manifestement il y a dans ces quelques interrogations deux contraintes qui s'opposent pour constituer une injonction paradoxale, l'obligation de chacune contenant l'interdiction de l'autre (double contrainte), ce qui rend la situation a priori insoluble. C'est d'ailleurs dans ce type de situation que l'on trouve l'une des causes de la schizophrénie d'après Gregory Bateson, 1904 ‒ 1980, anthropologue, psychologue et épistémologue à l'origine de ce que l'on appelle aujourd'hui l'Ecole de Palo Alto. Si des assertions comme « soyez spontané ! » ou « sois un grand mon petit » sont des injonctions paradoxales maintenant bien connues, « avoir à satisfaire un maximum de clients en y passant moins de temps » en est l'illustration la plus actuelle.
Quand au stress dont on a tant parlé, mais pas toujours avec le sérieux nécessaire, nous pouvons noter que son niveau est d'autant plus élevé que la personne qui le subit se trouve dans le piège d'une
situation dont elle ne peut se sortir. Autrement dit, le stress est d'autant plus élevé que le salarié n'a individuellement aucune prise concrète sur le changement, sur l'incertitude, sur le conflit ou sur l'inconfort qu'il vit comme stressants. Il existe en effet, bel et bien, un point d'irréversibilité de certaines situations qu'individuellement l'employé ne peut que subir. Non pas parce qu'il est inhibé, ni même parce qu'il n'a pas appris à faire face ou à répondre, mais parce la situation est telle qu'il n'a plus aucune possibilité matérielle de s'en dégager.
Dans la période de sensibilités froissées et d'inquiétudes en éveil que nous traversons, la chose n'est pas rare. D'autant que la plupart des entreprises sous des aspects quelquefois bon enfant du style, « On est tous égaux et en réseau », sont loin de se priver d'exercer un certain autoritarisme chaque fois que cela les arrange.
Mais ce n'est malheureusement pas tout. Un autre facteur d'exacerbation du stress joue lui aussi fortement : la non-reconnaissance du stress lui-même.
C'est dans un article du journal Le Monde intitulé « Quatre salariés sur dix sont stressés » (lemonde.fr du 11 juin 2009) que l'on apprend que 57 % des cadres supérieurs se disent stressés mais que, face au stress, 48 % d'entres-eux font « comme si de rien n'était », car le stress n'est toujours pas vraiment intégré comme un phénomène anormal. Et cela même si depuis quelque temps, à force d'en entendre parler dans les médias, on commence à mieux comprendre que le stress révèle davantage les difficultés d'une situation de travail donnée que la personnalité d'un salarié.
D'ailleurs en des termes plus génériques suivant une étude de l'Agence européenne pour la santé et la sécurité au travail [...] parmi les représentants de l'encadrement, 42 % estiment plus difficile d'aborder [lors d'un entretien] les risques psychosociaux que les autres questions relatives à la santé et la sécurité. Il faut dire que cadre ou simple collaborateur, pour l'instant encore, il n'est pas évident d'avouer à son patron, ni même aux collègues, que l'on est stressé. Ce serait d'une certaine façon reconnaître sa propre insuffisance voire son incompétence et donc, dans le climat actuel, se mettre en danger. Même si parler de ce que l'on ressent n'est objectivement pas en soi un aveu de faiblesse. Même si, à l'exact contre pied, en parler c'est avant tout faire preuve d'un bon niveau de clairvoyance et surtout de professionnalisme par la capacité que l'on démontre de la sorte à auto-détecter un passage à vide. Et même si l'on constate que petit à petit les mentalités évoluent.
Aussi, pour nous aider à affronter ce dilemme qui, au final, pourrait consister à « avouer l'inavouable », l'article du Monde nous conseille, non pas de dire que l'on est stressé mais plutôt de parler de ce qui ne va pas dans la situation de travail incriminée. Parler de ce que l'on pourrait améliorer. C'est-à-dire finalement, parler des causes du stress, plutôt que de ressasser ses effets. Cette option qui remet d'entrée de jeu les choses à leur place, en soulignant que le stress n'est pas révélateur de fragilités individuelles mais qu'il est la manifestation de dysfonctionnements plus généraux dans l'entreprise, nous semble pertinente. Sauf si les causes du stress en question sont inscrites dans la « religion » de l'entreprise qui s'adonnerait, par exemple, au culte du changement. Dans cette hypothèse, le débat est forcément clos avant même d'ouvrir puisque le salarié, pour ne pas dire la victime, se retrouve bel et bien face à l'irréversibilité d'une situation qu'individuellement il ne peut que subir. Une situation qui constitue alors, et à elle seule, une véritable fabrique à stress, ajoutant du stress au stress dans des proportions quasi exponentielles.
C'est manifestement ce type de situation qu'a créé le programme It's time to move, qui pendant longtemps obligeait les cadres de France Télécom à changer de métier et/ou de zone géographique tous les trois ans. Le véritable objectif de ces changements à grande vitesse (inavoué en son temps, et pour cause) étant à l'évidence la recherche de « désocialisation humaine » afin d'éviter que les managers ne se lient trop à leur équipe, et s'opposent par la suite aux réductions d'effectifs ou aux fermetures de sites.
Par Alain Astouric ‒ Extraits de http://astouric.icioula.org/
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