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Soumission...

Quel avenir laisse à l’espèce présumée humaine l’hégémonie d’un mode de pensée technologique et économique sur la vie, les reins et le coeur de chacun ?

 

Le système immunitaire de notre corps social aurait-il été désactivé par l’exponentielle excroissance d’un organisme étranger se développant dans ses tissus en parasite ? Cet alien prospère en corps étranger qui siphonne toutes les ressources vitales de son hôte. Dans un livre publié pour la première fois aux Etats-Unis en 1992, le pédagogue et critique des médias Neil Postman (1931-2003) observait cette mutation à l’oeuvre dans les tissus nécrosés d’une postmodernité dérégulée, désindustralisée et désenchantée : le «  développement incontrôlé de la technique détruit les sources vitales de notre humanité  » et crée une « culture dépourvue de fondement moral » au seul bénéfice d’un nouveau clergé d’ « experts » qui contrôle tous les rouages de ce nouvel « ordre des choses » et en dicte les rituels.

 

Une « technocratie totalitaire » ?

 

Est-il possible encore de penser l’avenir d’un monde commun hors de la pensée économique et technique dominantes ? Ou faudrait-il rendre les armes et les âmes au monopole de la technique ? Le livre de Postman est paru voilà une génération, bien avant la croissance exponentielle d’Internet et des « réseaux sociaux », l’addiction hébétée des digital natives à leurs écrans, les bonnes fortunes non moins exponentielles des dealers du « numérique » - et la virtualisation du monde...

Le célèbre théoricien et critique américain des médias analysait la fascination de ses contemporains pour une technologie déjà invasive devenue cette « grande force qui façonne nos imaginaires comme nos expériences du monde et des autres  » jusqu’à la dissolution de tous les fondamentaux.

En son temps, Postman faisait ce constat clinique : l’espèce présumée humaine est entrée dans l’ère de la Technopoly qui se substitue aux stades culturels antérieurs. D’abord, il y eut les « civilisations de l’outil » apparues avec homo habilis. Puis les « technocraties » apparues avec l’invention de la machine à vapeur par James Watt (1765) et la parution de La Richesse des nations (1776) d’Adam Smith – l’Homo oeconomicus prend le pas sur la « nature humaine » dans la civilisation thermo-industrielle...

Préfacier de la première édition en français de l’ouvrage, l’historien François Jarrigue rappelle que la Technopoly est d’abord une « technocratie totalitaire qui, loin de rompre avec les logiques de l’ancien monde industriel, les exacerbe et les pousse à son terme ».

Dans la phase de technocratie qui s’épanouit dans l’Amérique du XIXe siècle, la technique « s’émancipe de la morale  ». Car « la technocratie n’a qu’une seule préoccupation : inventer des machines »...

Après tout, « que ces machines transforment la vie des gens est considéré comme une évidence et le fait que ces mêmes gens soient parfois traités comme des machines est considéré comme la condition nécessaire et malheureuse du développement technique ».

Fort logiquement, « le développement technique échappe à la maîtrise du politique et du culturel » et précipite l’humanité dans l’ère de la Technopoly, celle de la « soumission de toute forme de culture à la souveraineté des machines et de la technique ».

Postman définit la Technopoly comme une société qui « ne dispose plus d’aucun moyen de défense contre l’excès d’information  ». Car en Technopoly, « le lien entre l’information et les aspirations humaines a été rompu ». Une telle société est impuissante à réguler ce déchaînement d’informations déconnectées de tout sens ou finalité qui ne s’adressent à personne en particulier dans une hypervolatilité qui ne bénéficie qu’aux joueurs du « coup d’avance »... Il en résulte une excroissance bureaucratique pour coordonner les innombrables bureaucraties additionnelles et surnuméraires qui soumettent toutes les sphères de la société au lieu d’être à son service. Le clergé de la Technopoly ne parle pas de valeurs comme la « droiture », la « bonté » ou la « clémence ». Mais il assène les mots d’ordre d’ « efficacité », de « compétitivité », de « rentabilité » ou de « performance » - les nouveaux mantras d’une religion nouvelle : « La bureaucratie, l’expertise et les outils techniques sont devenus les principaux moyens grâce auxquels la Technopoly prétend contrôler l’information et apporter de l’ordre et de la cohérence  ».

Dans sa dystopie, Le Meilleur des mondes (1932), Aldous Huxley (1894-1963) considère l’émergence de l’empire d’Henry Ford (1863-1947) comme « le moment décisif du passage d’une technocratie à une Technopoly ». Huxley mesurait le temps en référence au constructeur automobile : « Avant Ford » (BF pour Before Ford) et « Après Ford » (AF pour After Ford). Mais chaque historien proposera ses propres références – et Postman distille ses repères comme autant de signes révélateurs de l’apparition de la Technopoly, avec l’application des principes du « management scientifique » de Frederick W. Taylor (1856-1915) dès 1910 non seulement à l’entreprise mais aussi à l’armée, à la justice, à l’éducation, l’Eglise et la famille...

 

La machination

 

La technique hégémonique n’a cure des recommandations d’Hippocrate, soucieux avant tout de ne « pas nuire »... Désormais, la pratique médicale et les patients se retrouvent «  totalement dépendants des données générées par les machines » : l’information provenant d’un patient a « moins de valeur que celle produite par une machine » tout comme le jugement du médecin, aussi expérimenté fût-il, a « moins de valeur que les calculs d’un appareil »... Puisque la technique « en elle-même tend à fonctionner indépendamment du système qu’elle sert », elle devient « autonome, à la manière du robot qui n’obéit plus à son maître » - ou à celle d’un marteau sans maître écrasant le vivant sans état d’âme...

Quelle place reste-t-il à l’humain dans toute cette machinerie ? Quel espace lui concède encore cette machination ? «  Dans une culture où la machine, avec ses opérations impersonnelles et répétables à l’infini, est une métaphore du contrôle, considérée comme l’instrument du progrès, la subjectivité devient foncièrement inacceptable »...

Après avoir dissous toute forme d’autorité morale, « le récit de la Technopoly prend la forme d’un dogme qui prône un progrès sans limites, des droits sans responsabilités et des technologies sans conséquence  ».

C’est bien connu : on ne s’oppose pas à la « marche du progrès » - quand bien même elle s’emballerait à tombeau ouvert vers l’abîme... Mais il n’y a plus ni pilotes, ni responsables ni coupables du crash final... Bien évidemment, Neil Postman proposait sans illusions un « retour aux fondamentaux, dans un sens très éloigné de celui des technocrates – et allant à l’encontre de l’esprit de la Technopoly » - jusqu'à nouvel ordre, rêver était encore permis...

 Une génération après, le paysage technologique s’est complexifié jusqu’à la congestion, tant des organismes assignés devant écrans que du corps social. Dans un monde sans boussole, une technolâtrie dominatrice et sans conscience détruit le socle vital d’une espèce décérébrée dont elle assèche les sources vitales. La limite semble bel et bien atteinte - celle au-delà de laquelle le ticket pour « la réalité » n’est plus valable... Mais justement la Technopoly et l’espace numérique ne connaissent pas de limites à leur expansion...

L’herbe les fleurs et la possibilité d'une "vie intelligente" repousseront-elles après le reflux du tsunami numérique ?

Neil Postman, Technopoly – Comment la technologie détruit la culture, éditions l’échappée, collection « pour en finir avec », 224 p., 18 €


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13 réactions à cet article    


  • Francis, agnotologue JL 3 octobre 2019 09:29

    Postman définit la Technopoly comme une société qui « ne dispose plus d’aucun moyen de défense contre l’excès d’information  »

     

     Alain Damasio ( La zone du dehors, Les Furtifs) : « La gouvernementalité algorithmique (qui) n’est pas tout à fait un pouvoir politique mais plutôt un système immunitaire développé par le capitalisme pour lutter contre tout ce pourrait le mettre en crise. Les êtres humains ne sont capables de se rebeller que s’ils demeurent des sujets à part entière. Or la technologie vient les saisir à un niveau infra-subjectif, au stade pulsionnel, et leur donne ce qu’ils veulent tout de suite. »

     
     Antoinette Rouvray
    (La Gouvernementalité numérique) : « Face à la technologie il ne faudrait pas employer le mot de « résistance ». On peut devenir résistant face à un oppresseur, à une dictature, à un parti totalitaire. Mais à l’époque de la Gouvernementalité numérique, cela n’a pas vraiment de sens, j’aime mieux parler de « récalcitrance ». Qu’est-il en train d’arriver ? Nous sommes en train de renoncer à gouverner le monde, (et) d’être tentés d’abandonner cette tâche aux machines. Récalcitrer, ce serait avoir envie de nous gouverner à nouveau, nous-mêmes et le monde. »
     
    Entretien à lire dans Philosophie Magazine d’octobre 2019 : « Passer entre les mailles »

     

     

    « Ne pas laisser le capital régner, voilà ce qu’est être de gauche. » Frédéric Lordon


    • lephénix lephénix 3 octobre 2019 11:29

      @JL
      Merci JL j’avais lu le dernier philosophie magazine... effectivement, au commencement on est récalcitrant, on fait dans la récalcitrance croissante proportionnellement à l’invasion des gadgets que l’on prétend nous imposer (bientox smartphone obligatoire pour avoir accès à vos comptes, compteurs « intelligents » etc) et on finit dans la Résistance au kz numérique avant d’être « dématérialisé » et virtualisé...


    • soi même 3 octobre 2019 20:27

      @JL et aux autres, vous avez toujours la liberté de dire non.


    • Séraphin Lampion Séraphin Lampion 3 octobre 2019 10:18

      La seule force capable de résister à la « technologie totalitaire », c’est létat.

      C’est la raison pour laquelle les larbins mis en place par les multinationales (GAFAS, pétrole, agro-alimentaire, industrie chimique et réseaux financiers) font tout ce qu’ils peuvent pour affaiblir ce qu’il en reste dans les pays où il en reste quelque chose.


      • Séraphin Lampion Séraphin Lampion 3 octobre 2019 10:44

        @eau-pression

        je ne dis pas le contraire
        la sape de l’état en France n’a pas commencé avec Micron
        certaines puissances privées se servent de l’appareil d’état fort pour imposer leur pouvoir, ce sont les oligarchies
        d’autres, comme les « libertariens » qui ont semble-t-il le vent en poupe dans les camp des pays de l’OTAN, veulent réduire le rôle de l’état à ses pouvoirs régaliens : armée, police, impôts
        ils on déjà réussi à privatiser la monnaie (dollar et euro)
        les prochaines étapes seront peut-être le remplacement de la police par des milices privées, comme en Amérique du sud, et de l’armée par des mercenaires, comme en Afghanistan et en Syrie ?


      • Séraphin Lampion Séraphin Lampion 3 octobre 2019 10:47

        @eau-pression

        l’état ne fonctionne pas qu’avec des fonctionnaires : il est toujours au service d’une classe sociale (qui peut s’allier momentanément avec une autre pour accéder aux manettes), même si des hauts fonstionnaires peuvent être arriviste, complaisants et/ou corrompus, ils ne font qu’exécuter avec plus ou moins de zèle la partition qui leur est imposée !


      • bouffon(s) du roi bouffon(s) du roi 3 octobre 2019 11:18

        @Séraphin Lampion

        ça se discute car l’État est le planificateur de la technicité, garant capitalistique et il est inévitable qu’il devienne totalitaire (agissant sur la totalité) par son développement. Lorsque le pouvoir se mut en entité supranational (UE par exemple) c’est toujours le même principe, les mêmes artifices pour artificialiser le monde. C’est le mythe technique par excellence : « La bourgeoisie n’a pas seulement fait la révolution pour prendre le pouvoir mais pour instituer le triomphe de la Raison par l’État. » (Ellul).


      • Séraphin Lampion Séraphin Lampion 3 octobre 2019 11:43

        @bouffon(s) du roi

        Dès que le rapport de forces lui devient plus favorable, la bourgeoisie remet en cause les acquis non étatiques, comme la sécurité sociale dans laquelle à l’origine était gérée par des représentants des salariés une part socialisée du salaire. Aujourd’hui, les puissants cherchent à remodeler le rôle de l’état mis en place après la seconde guerre mondiale : les fonctions économiques et sociales doivent être soumises aux « lois du marché » pour diminuer autant que possible la masse salariale. Tout ce qui est rentable doit être privatisé. Sur ce qui n’est pas rentable, on fait le maximum d’économies. Toutes les règles qui mettent du sable dans les rouages du capitalisme (le code du travail) doivent être assouplies. par contre, il n’y a aucun déclin dans la fonction répressive de l’état castagneur.

        La « démocratie » libérale s’arrête aux portes des entreprises, ce qui est une contradiction fondamentale. Des imposteurs détournent les espoirs des salariés en utilisant leurs votes pour renforcer l’idéologie dominante par la fabrique du consentement, et l’état devient une institution hors de contrôle de la population.

        Renverser ce type d’état bourgeois ne peut se traduire que par un nouvel état destiné à s’bolir lui-même mais nécessaire tant que le «  totalitarisme privé » seront plus forts que le « totalitarisme public ». Ce n’est ni en faisant des prières ni en écoutant des discours que les opprimés obligeront les puissances d’argent à lâcher les rênes.


      • bouffon(s) du roi bouffon(s) du roi 3 octobre 2019 11:56

        @Séraphin Lampion

        Sur le constat, je suis tout à fait d’accord. En théorie, il est plus facile de trouver la bonne marche à suivre, mais en pratique ... ^^


      • Séraphin Lampion Séraphin Lampion 3 octobre 2019 12:16

        @bouffon(s) du roi

        La théorie, c’est quand on sait tout et que rien ne fonctionne. La pratique, c’est quand tout fonctionne et que personne ne sait pourquoi. Quand on réunit théorie et pratique, rien ne fonctionne, et personne ne sait pourquoi.


      • Séraphin Lampion Séraphin Lampion 3 octobre 2019 13:30

        @eau-pression

        il n’existe pas de « tenants de la technique sans projet ».
        Le projet c’est le plus souvent
        soit la réalisation et/ou l’amélioration d’un profit,
        soit la manipulation et le conditionnement de victimes consentantes : lien


      • Séraphin Lampion Séraphin Lampion 3 octobre 2019 19:20

        @eau-pression

        les chiens de garde peuvent aussi être convaincus de défendre le « bien » et s’attaquer au « mal » sans se demander qui met de la pâtée dans leur gamelle.


      • Attilax Attilax 3 octobre 2019 19:33

        Il faudrait « forker » la société. Utiliser et détourner la technologie pour recréer des Communs et retrouver notre humanité. C’est pour ça qu’existe le Libre, logiciel, monnaie, et plus si affinités. Le problème, c’est que la majorité n’en veut pas et préfère rester sous contrôle pour avoir « ce qu’elle veut tout de suite ». Pas grave. Faut continuer à construire autour de la pyramide, on n’arrivera pas à la démonter de toute façon...

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