Sous le règne de l’impérialisme, la « répartition » basique s’opère toujours à coups de fusils, ici ou là...
Car, si Thomas Piketty ne veut surtout pas entendre parler de l'URSS, il ne méconnaît pas certains des moments les plus aigus des luttes de classes. C'est d'ailleurs ce sur quoi ouvre le 1er chapitre de son livre, chapitre dont il nous aura auparavant signalé qu'il…
« […] présente les concepts de revenu national, de capital et de rapport capital/revenu, puis décrit les grandes lignes d'évolution de la répartition mondiale du revenu et de la production ».(Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, etc., page 66.)
Même si cette scène ne nous est pas vraiment présentée comme un moment remarquable de ce qui ne peut être, selon Thomas Piketty, qu'un problème de "répartition", elle ne manque pas de nous dire aussitôt tout ce qu'il faut penser du prétendu rapport capital / revenu : c'est une lutte à mort, tout simplement.
Voici comment, en mode capitaliste de production et d'échange, se fait, aujourd'hui encore, la part de celles et de ceux (et de leurs enfants) qui n'ont que le minimum vital et qui doivent parfois se battre à mort pour en faire respecter la mesure :
« Le 16 août 2012, la police sud-africaine intervient dans le conflit opposant les ouvriers de la mine de platine de Marikana, près de Johannesburg, aux propriétaires de l'exploitation, les actionnaires de la compagnie Lonmin, basée à Londres. Les forces de l'ordre tirent à balles réelles sur les grévistes. Bilan : trente-quatre morts parmi les mineurs. Comme souvent en pareil cas, le conflit social s'était focalisé sur la question salariale. Les mineurs demandaient que leur salaire passe de 500 euros par mois à 1 000 euros. Après le drame, la compagnie proposera finalement une augmentation de 75 euros par mois. » (Idem, page 71.)
Comme on le voit, le fameux partage, la fameuse répartition, se font ici à coups de fusils. Un peu comme un partage entre enfants qui se ferait à coups de bâtons, ou à coups de lance-pierres... juste parce qu'ils trouveraient que leur goûter ne va pas suffire à les maintenir en vie.
Apparemment que certains protagonistes ne risquent pas, eux, de recevoir du plomb, pas même dans les fesses, pour cette bonne raison qu'ils sont en Grande-Bretagne ou ailleurs dans le monde, et que, pour en rattraper même un seul, il faudrait courir très vite. Il est, par ailleurs, fort probable que, pour la plupart d'entre eux, ils n'ont jamais mis les pieds en Afrique du Sud. Et pourtant, ils sont propriétaires d'une part de la richesse de son sous-sol, et ils emploient les pauvres types que nous voyons mourir là, sur le lieu même de leur travail.
Comme on le constate aussi à l'occasion, ces mêmes propriétaires n'ont pas besoin, eux, de tenir le fusil : la police de l'État bourgeois et la légalité républicaine sont très exactement là pour ça.
Mais que c'est donc beau, la répartition ! (Car les survivants ont tout de même obtenu une augmentation de 75 euros par mois...)
Au surplus, il faut rendre grâce à Thomas Piketty de nous avoir bien indiqué, dès l'annonce anticipée du contenu de ce chapitre, que le capital s'assied sur le revenu ("rapport capital / revenu"). Ajoutons maintenant que cela peut conduire à enfoncer les salariés jusque sous terre... Et que la prétendue répartition - coups de fusil y compris - est, d'abord et avant tout, un phénomène mondial ("répartition mondiale").
Néanmoins - et c'est la preuve qu'il a été bien formé par l'Université française -, même après avoir évoqué ce sang qui coule de façon très contemporaine, Thomas Piketty n'en démord toujours pas : il n'a vu là aucune trace d'exploitation de l'être humain par l'être humain.
Cependant que cela prouve, à l'évidence, qu'il n'a rien compris à ce à quoi David Ricardo s'est pourtant donné la peine de l'initier : c'est bien le minimum vital (physique, psychologique et intellectuel) qui, en mode capitaliste de production, fonde la valeur économique qui garantira toute comptabilité possible à l'ensemble de la planète rangée, plus ou moins volontairement, sous cette orbe-là.
D'où se déduira que tout spécialiste de l'économie qui ignore, ou veut ignorer cela, laisse à penser qu'il est un tout petit peu fumiste, de son état. À moins qu'il ne soit justement rémunéré pour se jouer à ce point de la discipline qu'il est censé représenter : Thomas Piketty le comprend très bien quand il parle de ses collègues...
En tout cas, les coups de fusils d'Afrique du Sud ne l'extraient en aucun cas de son rêve de démocratie méritocratique, c'est-à-dire de répartition bonne enfant ou, au pire, à la va-comme-je-te-pousse :
« Cet épisode récent vient nous rappeler, si besoin est, que la question du partage de la production entre salaires et profits, entre revenus du travail et revenus du capital, a toujours constitué la première dimension du conflit distributif. » (Idem, page 72.)
"Distributif" ?... Pas du tout : c'est qu'il s'agit d'assurer la permanence de la séparation entre les travailleurs et les moyens de production qui leur sont nécessaires pour produire ne serait-ce d'abord que la valeur économique nécessaire à leur survie et celle de leurs enfants. Pour aller au-delà, et tant que le mode capitaliste de production régentera leur vie, il leur faudra affronter les fusils. Un point, c'est tout. Et parfois, il y aura des morts chez eux rien que pour 75 euros de plus par mois.
Mais, bien sûr, Thomas Piketty veut absolument nous démontrer qu'il n'a rien compris non plus aux enjeux d'exploitation d'époques plus lointaines :
« Dans les sociétés traditionnelles, déjà, l'opposition entre le propriétaire foncier et le paysan, entre celui qui possède la terre et celui qui apporte son travail, celui qui perçoit la rente foncière et celui qui la verse, était au fondement de l'inégalité sociale et de toutes les révoltes." (Idem, page 72.)
Sans nous arrêter aux à-peu-près qui transparaissent dans la formulation du "versement" de la rente, insistons sur ce point essentiel que la propriété n'est pas un facteur d'inégalité. Il n'y a d'inégalité qu'à partir d'une mesure partagée et portant sur une valeur homogène des deux côtés de son application. L'inégalité se joue toujours sur un terrain commun. Quand l'un est propriétaire des moyens de production tandis que l'autre ne l'est pas, il n'y a plus de terrain commun : c'est ce qui fait tout le charme de l'exploitation des uns par les autres. Est-ce si difficile à comprendre ?
Michel J. Cuny
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