Souvenirs d’un commissariat à N’Djamena, scénario d’une « colère de Dieu » à Abéché
Les premiers jours, l’affaire Arche de Zoé / Children Rescue, c’étaient quelques premières images à la télé, quelques lignes dans les journaux. De quoi imaginer, un scénario, peut-être complètement faux, mais qui me paraissait aussi crédible qu’un autre. De quoi me rappeler un bref passage dans un commissariat au Tchad (comme plaignant !).
Un scénario, du tsunami à la panique
Un tsunami raye une ville de la plaine, des Français devant leur télé, dont un pompier, le refusent. « Souvent l’engagement commence par un refus » (Bayrou). Ils s’engagent. Pour la veuve et l’orphelin. Il est plus facile d’aider l’orphelin.
Car face au malheur des orphelins dans ces pays dévastés, il y a le malheur des couples sans enfants dans notre pays au ventre plein. Ce double malheur est absurde.
Alors les pompiers décident de casser la muraille entre ces deux misères, de soigner l’une par l’autre.
Le tsunami a duré un instant, la guerre civile au Darfour dure des années. Il ne manque pas d’orphelins. Ni en France de couples prêts à adopter un enfant même noir, même déjà un peu âgé, même né musulman, même sans papiers. De couples prêts à braver le désordre du monde.
Les pompiers s’envolent, là où ils peuvent. Côté tchadien, côté camps de réfugiés. Mais les camps sont administrés, il y a des règles, onusiennes, claniques, ils n’y sont pas si bienvenus. Et les orphelins ont tous, presque tous, une famille. Car face à la récurrence des conflits, des sécheresses, des accidents, la famille est vaste au Sahel. L’oncle, le parent, l’habitant du même village, doivent assistance, si maigre soit-elle, doivent asile à l’orphelin.
Les pompiers sont en mission. En pays étrange, steppique, militarisé, silencieux, comme hostile. L’ordre onusien des camps. Le désert des Tartares en face. Le pouvoir incontrôlable des Goranes, Toubous, Zaghawas en turban et kalachnikov assis droits sur le plateau des Toyotas - bref, de l’armée. L’ordre impuissant et souriant, insubmersible, de l’administration civile. Le monde intérieur, caché tout au fond du puits des yeux des paysans et éleveurs. Incommunicable. Ils ne parlent pas français, d’ailleurs. Arabe ? Dialectal, nous dit-on. Et nous ne parlons pas arabe. L’ordre familier de l’armée française « prépositionnée » là-bas. Oasis.
On a pris un nom et un logo qui font crédibles, « Children Rescue » (parce qu’ici, non seulement on ne parle guère français, mais on ne connaît ni Arche ni Zoé), mais ça n’a pas suffi. Pas d’orphelins darfouriens accessibles dans les camps.
On les cherchera dans les villages.
Ce sont les mêmes ethnies parfois. Ils peuvent bien avoir été hébergés chez des parents très lointains, dans ces villages de l’Est du Tchad. Allons à leur recherche. Avec notre interprète. Notre chauffeur fera l’interprète. Il parle l’arabe des gens d’ici. Il nous dit que les chefs sont prêts à certifier que ce garçon, que cette fillette, ce sont des orphelins du Darfour.
Trop heureux, le chef, de se débarrasser de cette bouche à nourrir ? Et alors, qui sommes-nous pour le juger ? Il se dit que cet enfant aura une vie meilleure au pays des Blancs ? M. et Mme Martin, qui sont sur notre fichier, se disent exactement la même chose.
Cet enfant, de cette ethnie darfouro-tchadienne, on me demanderait de quel côté de la frontière est-il né ? Mais ça n’a pas de sens.
Les enfants tchadiens sont misérables. Eux ne bénéficient même pas de l’ordre onusien. La disette et la guerre civile, les accidents de la vie, frappent les villages aussi. Pourquoi un enfant tchadien aurait-il moins le droit à notre aide qu’un enfant du Darfour ?
Tous les enfants tchadiens. Les familles d’accueil sont prêtes. Elles feront le maximum pour les adopter. Ils seront riches ces enfants, infiniment riches par rapport à toute cette poussière, cette misère, cette patience infinie et ces dangers sans nombre qui sont le fil de nos quelques semaines ici au Tchad.
Certains, nous objecte-t-on, auraient des parents. Eh bien ?! Que les parents viennent les chercher, les nourrir, les éduquer, nous ne demandons pas mieux. S’ils ne le font pas, c’est qu’ils ne peuvent pas. C’est qu’eux aussi rêvent, pour leur enfant, du pays des Blancs.
Ce matin, mon chauffeur a carrément fait monter dans le 4x4 des enfants en leur donnant des bonbons. Je dois vous dire que je trouve ça carrément limite. Mais l’avion arrive après-demain. Nous ne pouvons plus finasser. On va régulariser. Si les parents veulent l’enfant, bien sûr qu’on le leur rendra, tu parles.
Nous voilà au commissariat. Nous avons la radio. L’UNICEF nous enfonce, nous traite de tous les noms. Ces bureaucrates. Ils disent qu’un enfant a le droit d’être éduqué par ses parents, mais tu les as vus, les parents ? Ils vont sortir leurs rapports d’évaluation, leurs politiques éducatives, ils vont prouver par A+B que ces histoires de parrainage et d’adoption créent des drames, que c’est beaucoup d’argent pour quelques enfants alors que des millions ont besoin de secours, ils vont dire au public de leur donner de l’argent à eux ... Mais grand bien leur fasse, s’ils savent faire ! Nous, on est pompiers volants. On fait ce qu’on sait faire. Donner des enfants à des familles au grand coeur mais sans enfants. Donner des parents à des orphelins. Ou pas. Mais on avance. Sauf que là, on nous coupe les jambes. Et tout le monde y ajoute son coup de poignard dans le dos, même l’État français, même l’ambassadeur, dont hier les soldats nous aidaient.
Ce matin, le Président tchadien est venu au commissariat se faire sa tranche de pub à la télé.
À la télé française devant les enfants en pleurs. Évidemment, avec ce débarquement de militaires, aux aguets, le doigt sur la détente !
À la télé tchadienne en nous accusant de toutes les saloperies de la terre : de trafiquer ces enfants pour des pédophiles, ou pour les tuer, pour les débiter en organes. On dégueulerait si on en avait encore le coeur. On dégueulerait au conditionnel, lui il nous accuse au conditionnel, tu parles. Il veut qu’on soit lynchés ou quoi. Il retient même prisonniers les Espagnols de l’avion, qui n’y sont pour rien, les pauvres. Pourvu qu’on sorte en vie de ce putain de piège.
Souvenir : un dimanche à N’Djamena
Si j’étais romancier, j’essaierais à la Durrell le point de vue des parents, des militaires, des assistantes sociales tchadiennes qui gardent les enfants, de l’ambassadeur, du président Déby, des légionnaires français, de l’étoile du Berger. (On a vu Stardust hier soir).
Mais je ne suis pas romancier. Mémorialiste peut-être un jour.
J’ai passé 10 jours en tout et pour tout au Tchad (aucun à Abéché, aucun au Darfour). En 2001, c’est déjà un peu vieux. 10 jours dont 9 de mission, et un dimanche. Je peux parler du dimanche sans trahir la confidentialité professionnelle. Le Tchad est majoritairement musulman, mais le dimanche est férié.
On m’a prévenu, certains quartiers proches de l’hôtel ne sont pas sûrs. Je n’irai donc pas loin. J’ai un ensemble « saharienne » comme en portent les fonctionnaires d’ici, ça réduira un peu l’aspect touriste cible. Ce jeune homme qui m’aborde au coin de la grande rue, devant l’épicerie, je l’ai vu tout à l’heure discuter avec une touriste de l’hôtel...
Une demi-heure plus tard, dans une petite rue en terre déserte, ma saharienne est déchirée, j’ai pris un gnon, mes papiers sont épars dans la poussière avec mon portefeuille, les trois voleurs s’enfuient avec mes billets.
Vais-je courir à leurs trousses ? ce serait abandonner mes papiers.
Je tends le bras vers eux et je hurle « VOUS N’AVEZ PAS LE DROIT ! »
Je rassemble mes papiers et je me mets à courir dans la direction opposée. Vitesse course de fond.
Je sais bien ce que je « devrais faire », ce que ferait tout Autre dans ma situation. Rentrer à l’hôtel et téléphoner à quelqu’un de l’Ambassade. Qui s’étonnerait de mon imprudence. Confirmerait que la ville n’est pas sûre. Me demanderait deux fois si j’ai bien mon passeport, et trois fois si je ne suis pas blessé. Prendrait un air soulagé. Me dirait de me reposer, et de me remettre d’ici demain lundi.
Oui mais non. Je sais bien qu’on n’est pas en France et que la police ne pourchasse pas les voleurs - ou pas comme chez nous. Je sais bien qu’aller voir la police, ça ne peut apporter à mes compatriotes sur place que des ennuis, et à moi, faut voir. Je sais bien que si jamais on chopait un voleur, le respect de ce que j’appellerais « ses droits » est loin d’être assuré. Je sais tout ça, mais ILS N’ONT PAS LE DROIT.
J’étais passé il y a quelques jours devant un commissariat, j’essaye de le trouver, mais je ne connais pas bien le quartier. Sur le bord de la route, une personne m’interpelle, me demande si ça va bien.
C’est vrai, j’ai tout du fou. En sang, habits déchirés, qui court sous le cagnard, avec je ne sais quel air, pas normal en tout cas. Je réponds que ça va, mais que je cherche un commissariat. Il m’indique, la gendarmerie en fait.
Gendarmerie. Heure de la sieste. Portes fermées. Quelqu’un. J’essaie de m’expliquer. Je parle encore trop vite, haché. Mais je retrouve, ma course finie, un peu de contenance. Un peu. Hommes en uniforme, avec leurs armes, sains de corps et d’esprit, chez eux, rodés, avec la loi pour eux, chez eux. Hirondelle de passage, rose mais poussiéreuse, look destroy, hagarde, paumée.
Un gendarme peut prendre ma déposition. Mais, bien que capable de reconnaître un Noir d’un autre, je ne peux faire des agresseurs un portrait précis. Si je sais combien ils m’ont volé, je sais aussi que des billets ne sont pas signés, qu’ils n’ont rien volé de reconnaissable.
Je voudrais bien un récipissé que je puisse produire devant une assurance. Je dois bien en avoir une pour le voyage, qui peut-être pourrait rembourser ce qui a été volé. Ça ne se passe pas comme ça. On va chercher le chef (je ne me souviens plus du grade). Jeune, clair de peau.
Le chef donne quelques ordres. On part en voiture. Le chef, un chauffeur, deux gendarmes à l’arrière et moi en sandwich. De l’hôtel, je peux refaire le trajet jusqu’au lieu du vol. On prend ensuite la direction qu’avaient prise les voleurs en fuite.
En fait, au bout de la rue, à quelques mètres il y avait pas mal de monde, et un carrefour, que la voiture prend sur la droite. Après quelques ornières on arrive au centre d’un quartier. Des concessions (maisons avec leur mur d’enceinte), un bar-dancing. Et les voleurs, deux d’entre eux au moins, dont leur chef. Je le dis. Assez vite la voiture s’arrête, assez vite les gendarmes sortent, le voleur en chef cependant fait les quelques pas, assurés, fermes sans panique, qui lui font entrer dans une concession sur la petite rue à droite, de là s’envole. Les gendarmes arrêtent le comparse.
Ils me font entrer dans le bar-dancing, est-ce que je reconnais un autre voleur ? Non. Sur l’une des personnes attablées, j’ai un doute, mais je ne suis pas certain. L’ambiance ne me donne pas très envie de risquer de faire arrêter un innocent.
On repart dans la voiture, le voleur et moi en sandwich entre les gendarmes sur la banquette arrière. Et un moment après, la voiture revient au même endroit. Les gendarmes descendent et entrent dans une concession juste à gauche. Un jeune homme boit de l’eau, qu’il vient de puiser avec une calebasse dans un canari. Est-il l’un des voleurs ? Je réponds que non, je ne le reconnais pas. On l’embarque.
Retour à la gendarmerie. Bureau du chef. Le chef derrière son bureau. Un banc est apporté. Nous nous asseyons. De mémoire : les deux personnes arrêtés, entre deux gendarmes, et moi tout au bout du banc à droite.
Les poches du premier jeune homme arrêté contenaient des billets. Un gros billet plié soigneusement en beaucoup, jusqu’à plus petit qu’un timbre-poste. Un ou deux gros billets juste pliés en deux. M’appartenant, selon toute vraisemblance, il n’avait pas encore pris le temps de les plier à sa façon. Je revois donc passer un peu de mon argent (ce n’était qu’un comparse, il n’y en a pas lourd). Je le revois brièvement et, à la façon dont on me le montre et on le range, je sens que je ne le reverrai plus.
Je confirme que je reconnais comme membre de la bande qui m’a agressé et volé l’un des deux hommes, non l’autre.
Je redemande, pour le récipissé. On me dit de revenir plus tard.
Le lendemain, ou le surlendemain, de retour à la gendarmerie pour poursuivre ma Quête du Récipissé (quête donquichottesque, j’ai eu le temps de vérifier qu’assurance nada).
Je trouve l’un des gendarmes, celui qui me parlait le plus volontiers, le plus lettré en français sans doute, devant sa machine à écrire (mécanique, bien sûr). Face à lui, un jeune homme qu’il interroge.
Là mes souvenirs sont flous. Je crois que c’est le jeune homme qui m’interpelle, me demande si je le reconnais. Il a été arrêté dans cette affaire alors qu’il n’a rien fait, il est gardé au commissariat depuis, peut-être dit-il qu’il n’a rien mangé, peut-être dit-il qu’il a été battu. Il me demande d’intervenir pour le tirer de là.
Mes souvenirs de l’incident se sont un peu brouillés, sans doute est-ce l’innocent, mais je n’en suis pas sûr, et que puis-je faire ? Je n’ai aucune influence dans ce pays. Je lui réponds que, le jour de l’incident, j’ai dit ce que je savais. Que j’ai reconnu la personne qui m’a agressé, et que j’ai clairement déclaré ne pas reconnaître l’autre personne arrêtée. Que je ne peux pas dire plus ou mieux maintenant. Le gendarme abonde en mon sens : ma déposition était claire le premier jour, j’ai dit ce que je pouvais dire. Le gendarme me fait le récipissé que je demande : je lui dicte pratiquement le texte.
Je reprends la route pour poursuivre ma mission.
Je n’entendrai plus parler de cette affaire.
Voilà. Chers compatriotes de « L’Arche de Zoé / Children Rescue », vous avez fait une méga-connerie, peut-être très très illégale et même très très malfaisante. Vous avec peut-être accumulé une mégatonne de responsabilités. Avec ce qui semble être votre inconscience, votre incompétence, votre sottise. Vous avez attristé, peiné tous les « humanitaires » et toutes les assistantes sociales au chevet du Tchad, avec votre projet de pieds-nickelés, avec vos cinquante ans de retard sur la marche du temps.
Chers compatriotes, vous avez eu le courage de mettre le cap vers l’autre bout du monde. Vers les antipodes de notre état de droit, de notre démocratie, de notre capital, de nos généreux couples sans enfants prêts à adopter de petits musulmans arabophones Noirs dénutris. Vous avez cinglé sur l’océan d’Absurdie, toutes voiles dehors, et vous y avez amené une chose merveilleuse, précieuse, un trésor si précieux que le Président tchadien lui-même, que l’Ambassadeur de France, ont traversé tout le pays, quelque chose comme 1000 km de steppe, pour venir à Abéché.
Vous y avez amené, bien malgré vous peut-être, les caméras.
Une des villes du Tchad, une des villes les plus pauvres du monde, a grâce à vous son quart d’heure de présence sur nos écrans français. Un tout petit morceau de démocratie mondiale vient d’être gagné.
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