Suppression de l’ENA : en sourire ou non ?
Suppression de l’ENA : en sourire ou non ?
L’ENA avait été créée en 1945 pour que l’Etat puisse disposer de hauts fonctionnaires compétents et ayant l’idée de servir. Avec un système de recrutement qui se voulait impartial et libéré de tout népotisme ou tout corporatisme (comme avec des concours de recrutement pas ministère).
Mais, comme toute institution soumise aux particularités et perversités humaines, l’institution connut une évolution dans son rôle (1). Et le « label ENA » prit une sorte de valeur à la fois de consécration sociale et marchande.
Si l’on prend la trajectoire de beaucoup d’ « énarques », l’ENA a fini par servir à procurer des carrières qui n’ont rien à voir avec le service désintéressé de l’Etat : obtention de postes super rémunérés dans le privé ; carrière dans des postes électifs prestigieux et bien rémunérés ; avec circulation pour beaucoup d’un emploi à l’autre, y compris de l’administration impartiale aux entourages des politiques, toujours pour l’amélioration de la situation personnelle et avec les avantages afférents.
Quant au recrutement, loin de permettre à la haute fonction publique d’être constituée à l’image de la société, il a plus que reproduit la stratification sociale.
Enfin, si l’on s’attache aux connaissances et à la culture qu’affichent certaines personnes qui se réclament de l’ENA, à leurs propos, à leur bons sens ou à leurs facultés d’adaptation, on a le sentiment que l’ENA intègre ou / et fabrique pas mal de crétins (2).
On comprend que le chef de l’Etat, qui « a fait » l’ENA, et dont le CV illustre, sous un certain rapport, quelques unes des dérives de l’institution originelle, trouve dans la suppression de l’ENA un motif de donner satisfaction à ceux qui critiquent l’institution ou ce qui en a été fait.
Et une opportunité de faire une sorte d’acte de repentance pouvant, qui sait ? être salué par les électeurs.
Certes, on pourrait rire de la réforme en disant que si l’on voulait que l’accès à l’ENA ne soit plus réservé à l’élite socio culturelle, ou si l’on voulait qu’on ne « fasse » plus l’ENA pour se préparer à des opportunités salariales, il y avait à l’évidence des mesures autres et plus simples à prendre (3).
Mais au delà des paroles aimables qu’entendront avec espoir et enthousiasme ceux « qui ne sont rien », et qui pourront demain, plus qu’aujourd’hui, devenir des « énarques », la réforme annoncée mérite réflexion.
On voit, à son contenu complexe et à la réorganisation lourde du système de recrutement et de formation de divers agents publics qu’elle implique, que la réforme annoncée n’a pas été décidée ni conçue comme « on » interdit en ce moment aux grandes surfaces de vendre tel habit sur le rayon de gauche, et comme « on » autorise l’achat de tel autre vêtement sur le rayon de droite.
Elle s’inscrit nécessairement dans les conceptions du président de la République donc de ceux qui ont contribué à « fabriquer » ce dernier. Parce qu’il leur donnait, également nécessairement, des assurances d’ouvrer dans leur sens, et de « marcher » vers la société idéale fondée sur la loi du marché.
Avec la réduction du nombre des fonctionnaires correspondant au rétrécissement de la sphère d’intervention publique au profit du commerce privé. Et avec l’abandon par l’Etat de ses prérogatives, y compris régaliennes. Avec aussi, l’affectation des agents encore rémunérés par l’impôt aux tâches particulières qu’il leur reste à accomplir dans ce contexte.
Il convient alors d’organiser le démantèlement de tout corps dont la raison d‘être et l’éthique seraient (comme dans d’autres temps) de veiller à l’intérêt général et non à la mise en application mécanique et docile de la loi du marché.
D’autre part, il faut continuer à faire fondre la fonction publique, si possible insensiblement, par exemple service par service. Chaque service recrutant selon ses besoins (pour les tâches résiduelles), et avec son budget. Ce qui peut favoriser à l’occasion la généralisation des contrats de droit privé précaires (4).
Le coup d’accordéon (suppression de l’ENA et renaissance dans un institut plus vaste) s’inscrit-elle dans cette logique ?
Evidemment, il est un peu trop tôt pour l’affirmer.
Mais le fait que dans ce qui est annoncé, toutes les écoles (5) de premier plan qui forment les agents publics soient insérées dans un même plan d’ensemble, dans le contexte évoqué ci-dessus, y fait quelque peu penser.
A suivre …
Marcel-M. MONIN
m. de conf. hon. des universités
(1) Ces évolutions et transformations ne sont pas propres à l’ENA. On se rappelle les observations de Laurent Schwartz sur Polytechnique dans le rapport du bilan rédigé à la demande du président Mitterrand.
(2) Contrairement à une idée ancrée, un concours est fait pour « laisser sur le carreau » des candidats au delà du nombre de postes à pourvoir. Le jury a le sentiment qu’il prend les meilleurs (parfois sans trop s’interroger sur les critères) ; les lauréats ont le sentiment que s’ils sont reçus, c’est parce qu’ils étaient les meilleurs. Idée répandue dans la population qui accorde une attention particulière à ce qui est dit par quelqu’un qui occupe un statut particulier lui donnant un ascendant, comme une fonction administrative ou élective, surtout si cette dernière est « importante ». (Un imbécile émet une contre vérité, c’est une idiotie, le même dit la même chose après être devenu un professeur de droit, c’est de la « doctrine »).
Les personnes qui sont retenues par les jurys et autres commissions de recrutement, ne sont pas forcément les plus « intelligentes », ni les plus savantes. Selon le concours, les personnes retenues peuvent aussi être celles qui faisaient partie d’un réseau qui avait une antenne au sein du jury ; elles peuvent parfois être celles qui ont réussi à séduire les membres du jury, parce qu’elles avaient une bonne tête ou n’avaient pas le genre de ceux « qui ne sont pas du même monde » de tel préfet de police. C’est pour ces simples raisons de fait, qu’au sein d’un même corps recruté par concours, on peut rencontrer deux types d’individus.
(3) On ne sait jamais si une idée de réforme est bonne tant qu’elle n’a pas été expérimentée. Mais l’obligation de rester dans le service public, l’interdiction de pantoufler dans le privé assorties de certaines inéligibilités seraient peut-être de nature à éviter les dérives faisant le plus scandale. Et les critiques adressées à l’Ecole sont pour partie largement mal ciblées. Elles devraient d’abord être adressées à l’élite gouvernante - sans doute parce que ses membres y avaient intérêt - qui n’a ni fait voter, ni pris par décret des mesures concernant en réalité le statut de ces fonctionnaires particuliers.
Quant aux épreuves de recrutement, on peut en imaginer d’autres qui ne favoriseraient pas la reproduction des inégalités sociales (sans recourir aux quotas- en évitant en cela de sombrer dans le communautarisme tellement à la mode sous toutes ses formes -). Et qui chercheraient à déceler plus l’intelligence et les qualités attendues d’un serviteur de la République, que l’aptitude à rédiger et à penser selon certaines règles de forme ou en conformité avec l’idéologie à la mode.
(3) Exemples parmi d’autres :
- les hôpitaux comme l’épidémie de coronavirus l’a dévoilé ;
- les universités. Elles ont reçu la « propriété » et la gestion de leurs locaux qu’elles gèrent avec de l’argent qu’elles doivent se débrouiller à trouver … auprès de ceux qui s’y inscrivent … les étudiants en passe de devenir clients comme dans les institutions privées. Elles ont désormais la gestion de leur masse salariale : payer des vacataires pour une mission d’enseignement coûte moins cher (en attendant ici comme ailleurs de faire appel à des auto entrepreneurs) que payer les mêmes intervenants en tant que fonctionnaires.
- etc…
(4) ENA, INET ( Institut national des Etudes territoriales) , ENM ( Ecole nationale de la magistrature) , EHESP ( Ecole des hautes études en santé publique) , EN3S ( Ecole nationale supérieure de sécurité sociale), ENSP ( Ecole nationale de la police) , ENAP ( Ecole nationale d’administration pénitentiaire), EOGN ( Ecole des officiers de la gendarmerie nationale) , ENS (Ecole normale supérieure) , certaines écoles d’application de Polytechnique.
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