La baie de Naples et de Pompéi
La baie de Naples est un de ces sites qui par sa beauté naturelle résiste à la standardisation mondialisée. Du haut du volcan qui la domine, le Vésuve, avec son air faussement bonasse de chapeau mou dont les plis évasés descendent en pentes douces vers la mer, on la voit tenir entre le sabot de Miseno au nord et les murs escarpés de la presqu’île de Sorrento au sud, comme entre deux mâchoires, le semis d’îles qui la ferment : les radeaux plats de Procida, la coiffe conique d’Ischia et Capri aux têtes de crocodile et d’hippopotame arrimées dos à dos au ras des flots quand, sur le soir, on dirait que la mer se reflète dans le ciel mauve.
Comment s’étonner que les hommes aient aimé vivre dans ce paysage grandiose où, en plus, la terre est si fertile, fût-ce à leurs risques et périls ? Un volcan qu’on croit éteint, ne l’est jamais. L’éruption cataclysmique du Vésuve en 79 a, en effet, dévasté les petites villes romaines établies à ses pieds et, du coup, surpris et figé pour les siècles futurs comme nulle par ailleurs, dans la banalité de sa vie quotidienne une civilisation disparue. Ainsi la baie de Naples est-elle aussi devenue, depuis qu’elles ont été redécouvertes au 18ème siècle, celle de Pompéi et d’Herculanum, ces cités ensevelies, l’une sous les cendres et l’autre dans les torrents de boue pyroclastique durcie en tuf.
Un hôtel village à flanc de falaise
Sur un site aussi privilégié par la Nature et meurtri par l’Histoire, serait-ce approprié de séjourner dans un hôtel impersonnel et aseptisé de station d’autoroute, où, du comptoir de l’accueil tenue par une hôtesse aux sourire et sabir anglo-saxons stéréotypés, on monte directement par ascenseur aux étages dans les chambres ?
On se faisait cette réflexion quand, en mai dernier, à la recherche d’un toit pour la nuit, on est tombé sur l’hôtel improbable dont on rêvait sans y croire. Bras montagneux tendu vers Capri, la presqu’île de Sorrento domine la mer du haut de ses falaises vertigineuses, que ce soit au sud, le long de la côte amalfitaine, de Vestri, sur le golfe de Salerno, jusqu’à Positano et au-delà, d’où l’on découvre au loin les pains rocheux des Faraglioni dressés dans l’azur en bordure des à-pics de Capri, ou que ce soit au nord, donnant sur la baie de Naples et le Vésuve, de Vico Equense à Sorrento. Villes et villages ont peu de place pour s’étendre : ils doivent la gagner ; ils étagent en terrasses successives leurs maisons blanches autour du dôme d’une église en céramique vernissée.
Or, à l’entrée de Vico Equense, c’est un de ces petits villages agrippés à la falaise d’une crique qu’on a cru d’abord apercevoir. Mais non, c’était un hôtel qui s’y nichait, étiré sur une centaine de mètres entre pins parasols et oliviers. Des rampes blanches à balustres bordaient des terrasses superposées à carreaux rouges ou clairs, bondés de pots en terre cuite plantés de cactus candélabres, yuccas et palmiers nains, parmi des transats de toile bleue où se prélasser devant un mouillage et sa plage en contrebas, séparés par une digue d’un îlot taillé en dé au pied de la falaise d’en face, tandis que, de l’autre côté de la baie, se devinait sous un foulard de brume la ville de Naples étirée sur la courbe ascendante du Vésuve. Les maisonnettes donnant sur les terrasses étaient tout simplement des chambres dont portes et fenêtres ouvraient grand sur la baie.
Un décor extrême-oriental
On n’a pas continué plus loin. On avait ce qu’on cherchait et on n’était pas au bout de ses surprises. S’attend-on à entrer aux bords de la baie de Naples dans un décor extrême-oriental ? On n’avait pas prêté attention au nom de l’Hôtel pourtant inscrit en grand à l’entrée comme au-dessus des terrasses : Hôtel Oriente.
Ses propriétaires, amoureux de l’Extrême-Orient, ont rapporté de cinquante ans de voyages des œuvres de toutes sortes qui peuplent les salles, salons, corridors et alcoves près du bar : meubles laqués, tableaux dorés, bibelots nacrés étincelants, maquette de goélette, paons, éléphants, fauteuils noirs lustrés aux bras et dossiers ajourés d’où ressortent des gueules ouvertes de dragons, grand bouddha de cuivre jaune luisant, au doux sourire énigmatique, vierge orante dressant ses mains jointes comme une flamme effilée dans le fil du bois ambré d’où le ciseau l’a extraite. Au bas d’un escalier, tout de même, la vitrine d’une « presepe » réunit sont petit monde de santons napolitains autour de l’enfant Jésus, Marie, Joseph, le bœuf et l’âne, mais s’y mêlent aussi leurs collègues de Provence, la marchande d’aïoli, le tambourinaire et le remouleur.
Le Baroque comme antichambre du paradis
Tout le long des salons et restaurants, de larges baies grandes ouvertes sur la crique et la mer inondent de lumière cet univers insolite aux murs blancs ou bleus ciel, couverts, ici, de frises florales, là, de fresques à l’aquarelle qui offrent des images de la baie en miroir.
Le mot « Baroque » vient spontanément à l’esprit pour dire l’enchantement dont on est emporté sitôt entré tandis que, dans le parfum sucré des citronniers et des pittosporums, on suit nonchalamment la rampe de carreaux rouges bordée de balustres blancs qui par larges degrés descend doucement jusqu’au salon d’accueil. Et derrière le comptoir, pas de sabir anglo-saxon ! Mais l’accent chantant napolitain pour moduler la phrase française d’Anna-Lisa, une des gracieuses hôtesses d’accueil, ou celui de Ciro, d’Angelo, de Mimo dont le large sourire et la prévenance suffisent à dire comme on est le bienvenu.
Et dans le restaurant d’où l’on voit au pied de la falaise brune le dé de l’îlot Margarita éclaboussé d’écume, on s’abandonne sans façon au raffinement de l’art de vivre italien : table couverte de nappes damassées, serveurs attentifs en pantalon et gilet noir sur chemise blanche, menu à quatre temps : antipasti, pasta, secundo piatto et dolce.
Peut-on hésiter à entrer quand s’ouvrent à soi les portes de l’antichambre du paradis ? N’est-ce pas d’ailleurs ce que les églises romaines à l’origine se proposaient par l’art baroque d’offrir à leurs fidèles ?
L’hôtellerie élevée à la dignité d’un art
L’hôtellerie est ici élevée à la dignité d’un art. « Trois étoiles » ne suffisent plus à classer la méticuleuse satisfaction des besoins du touriste quand elle se fait initiation aux charmes d’une culture personnelle dont les propriétaires ont imprégné leur service : on ne saurait mieux dire, ils ont donné à leur hôtel une âme.
Ce décor extrême-oriental, dira-t-on, n’a rien de napolitain. Il ne dépare pas pour autant la baie de Naples. A-t-on oublié que la civilisation romaine s’est particulièrement distinguée par son goût à faire sien tout ce qu’elle aimait chez les autres et qui déjà, à l’époque, venait souvent d’Orient ? On n’est pas dépaysé à l’Hôtel Oriente quand on revient d’une visite du temple d’Isis à Pompéi ou encore de la villa de Loreius Tiburtinus et de celle des Amorini Dorati dont les maîtres en étaient des fidèles.
Sans doute le caractère familial de l’Hôtel Oriente explique-t-il cette réussite. Ses fondateurs, un couple d’artistes, ont osé faire d’un service marchand utilitaire une œuvre d’art permanente sans cesse renouvelée, appelant en retour les clients à tenir un rôle à la hauteur du décor et de la qualité du service offerts. Qui serait assez fruste pour s’y refuser et se priver du plaisir dont cette complicité est la promesse ?
Un gain de temps par la situation de l’hôtel
Au surplus, à l’entrée de Vico Equense, l’Hôtel Oriente est admirablement situé pour faire une économie de temps. Car ce n’est pas en kilomètres dans la région de Naples qu’il faut compter les distances, mais en temps. Résider à Sorrento, dix kilomètres seulement plus loin, c’est prendre le risque, sur la seule route littorale encombrée, de perdre une bonne heure, sinon davantage, pour rejoindre Pompéi et l’autoroute qui relie Naples à Salerno, prolongée au nord de la baie par la tangenziale, le périphérique napolitain. De l’Hôtel Oriente, on en est à un quart-d’heure vingt minutes. Dans une journée de visites, ce n’est pas rien de s’épargner deux heures et plus de transport.
Loin de l’agitation de Naples, mais proche des sites archéologiques à découvrir et de l’autoroute qui y mènent, l’Hôtel Oriente est un havre de paix quand on revient le soir ébloui mais fourbu. Par la grande baie ouverte du restaurant d’où l’on aperçoit, en dégustant des spaghetti vongole, l’îlot Margarita dans sa couronne d’écume et, au-delà, la côte nord de la baie qui bientôt dans la brume s’illumine, une brise légère monte de la mer qu’on respire à longs traits. Le corps, encore brûlant de l’ardeur du jour, s’apaise enfin à son souffle et aux larges rasades d’un vino rosso à « Sapori antichi » ou d’un vino bianco frizzante fresco. « Carpe diem ! ». Sait-on jamais de quoi demain sera fait ? Paul Villach